Comment définir la place et le rôle des pouvoirs locaux face aux  nouveaux problèmes liés à la place de l'État, au défi écologique et à la mondialisation ?

Avant les élections municipales, Urbanisme et Esprit proposent une réflexion passionnante sur le gouvernement des villes et, plus généralement, sur le pouvoir local. Une première réflexion s’impose à la lecture de ces numéros particulièrement riches et touffus : le pouvoir local apparaît de plus en plus insaisissable.


Nouveaux contexte, nouveaux enjeux

Gouverner les villes : l’exercice est puissamment transformé par la mondialisation, les mutations des relations entre le local et le national et l’émergence de nouveaux enjeux, notamment environnementaux. La mondialisation s’exprime dans les villes par  l’accélération de deux processus : la métropolisation et la fragmentation. La métropolisation peut être définie comme la concentration des richesses humaines et matérielles dans les agglomérations les plus importantes   . Dans le même temps, Pierre Veltz montre que s’accroît la "distance entre les gagnants  (jeunes diplômés dans les secteurs en croissance, mobiles, habitant dans les grandes villes) et les perdants de la vague actuelle de mondialisation et de mutation technologique (ouvriers peu qualifiés des sites délocalisables, populations bloquées dans les trappes à de chômage et de pauvreté)"   . Les mutations des relations entre l’État et les collectivités locales bouleversent les règles du jeu. On assiste à la montée en puissance de l’intercommunalité, à l’"agencification de l’État", au  rétrécissement progressif de l’État local... Les enjeux des politiques urbaines sont bouleversés par ces transformations ainsi que par le nouvel impératif écologique qui impose de penser autrement les modes de production et de gestion de la ville. De cette vingtaine d’articles, retenons quelques pistes, quelques points de convergence et surtout les éléments de débat !


Méfions-nous du localisme !

Premier élément majeur à la lecture des contributions : le local ne peut pas tout ! Thierry Paquot rappelle ainsi "qu’une commune n’existe jamais seule, mais en interrelations avec d’autres municipalités de tailles variées, avec d’autres territoires pas nécessairement voisins, avec des institutions politiques aux responsabilités différentes, parfois concurrentes, souvent contradictoires, etc. Se focaliser sur un local fréquemment inventé et constitué en un "tout" cohérent – ce que la décentralisation conforte – revient à élaborer une fiction totalement décrochée du réel. C’est pourtant ce qu’encourage l’idéologie de la gouvernance, transformant la commune en un "acteur" devant faire la preuve de sa capacité à manager "l’entreprise-ville",  à associer le privé et le public, à tisser d’innombrables réseaux…"   . Cette mise en garde est relayée par Pierre Veltz. Pour le développement local, l’accent a été porté au cours des années 1980 sur les dynamismes des villes, des régions et des pays. Les politiques territoriales ont eu pour fonction de favoriser la création de ressources et de richesses nouvelles. Le développement territorial a été perçu comme un maillage réussi entre les acteurs, publics et privés, adossés à des institutions adéquates. Mais on voit aujourd’hui les limites de l’"optimisme localiste" face aux grands enjeux structurels : l’innovation, la mise en œuvre de la conversion écologique et énergétique, le développement des services à haute valeur ajoutée   . C’est bien dans une conjonction des échelles que ces enjeux pourront être traités.

Or, c’est souvent à une forte déconnexion des objectifs des différentes échelles que l’on assiste dans le domaine territorial. Vincent Renard montre ainsi "l’étanchéité" des raisonnements en termes d’aménagement du territoire et en termes financier   . La conception du logement comme produit financier qui prévaut avec les dispositifs fiscaux comme le "Robien" ou le "Borloo populaire" perturbe les politiques urbaines locales. Et Cristina Conrad, présidente de l’ordre des architectes en Ile-de-France jusqu’en octobre 2007, de tempêter dans les deux revues   , et à juste titre, contre les incohérences des politiques publiques qui affirment lutter contre l’étalement urbain tout en maintenant des mécanismes incitatifs à la construction a-spatiaux et donne aux maires le pouvoir de délivrer les permis de construire. Le local seul ne peut rien, le local contre ou sans l’État ou la région, c’est la catastrophe !


Faut-il se méfier d’un État pervers ou d’un État contradictoire ?

Le localisme, dont il faudrait ainsi nuancer les vertus, n’est-il pas en train de mourir de lui-même par le retour, discret et inattendu de l’État sur la scène territoriale ? Telle est la thèse, vigoureuse, de Renaud Epstein développé dans Esprit   . Alors qu’au cours des années 1980-1990, on avait pu annoncer avec Patrick Le Galès "un retour des villes européenne"   grâce à la montée en puissance de l’Union européenne, la décentralisation et l’aide de l’État local (préfectures et services déconcentrés) à la formulation de projets locaux. Mais "la pérennité de cette dynamique articulant crise de l’État et autonomisation des villes apparaît en réalité très incertaine. Si la crise du premier a effectivement permis aux secondes de gagner des marges de manœuvre et des capacités d’action au fil des années 1980 et 1990, on peut faire l’hypothèse qu’il s’agissait d’une dynamique temporaire, correspondant moins à l’ouverture d’un cycle long qu’à une période de transition, de décomposition de l’État préalable à sa recomposition"   .

Comment l’État reprend-t-il la main ? Via la loi organique relative à la loi de finances, la fameuse LOLF, qui réduit fortement les marges de manœuvres des services déconcentrés de l’État pour adapter les mesures nationales aux contextes locaux. Via la multiplication des agences, qui captent une partie substantielle des budgets et court-circuitent les administrations traditionnelles. L’exemple de l’agence nationale de rénovation urbaine, qui soumet les villes souhaitant transformer leurs quartiers populaires à une doctrine urbanistique extrêmement cadrée, apparaît pour l’auteur comme un des exemples les plus manifestes de cet État qui agit à distance, en décentralisant la pénurie, pour mieux tenir, par l’argent qu’il promet, des collectivités locales corsetées par des charges financières nombreuses. Cet État montre "ainsi une certaine perversité démocratique en confiant des responsabilités politiques accrues aux acteurs locaux sans leur accorder dans le même temps les moyens de leur autonomie"   .

Si ces mouvements de transformation de l’État sont incontestables, l’État est-il tout entier mobilisé par cet objectif technocratique de "reprise en main" des territoires ? Certes, l’auteur dessine une tendance où le "nouveau tarde à naître" et ce nouveau ne s’exprime encore que timidement puisque que les exemples abondent, dans les deux revues, où l’État se révèle incapable de mettre en œuvre les objectifs qu’il assigne aux collectivités locales dans le domaine de la production du logement social, de l’urbanisme, de l’innovation etc. Les pouvoirs locaux vont-ils accepter ce retour de l’État dans tous les domaines ou pour l’exercice des seules politiques qui font l’objet d’un très large consensus dans leurs présupposés comme dans leurs finalités comme celle de la rénovation urbaine dont le lancement en 2003 a été approuvé par les députés – qui sont presque tous des élus locaux – à l’unanimité ? Multiplication des coups de force technocratiques sur des thèmes particulièrement mobilisateurs ou mouvement de fond ? On aimerait quelques analyses complémentaires pour étayer la thèse du premier versant de l’alternative développée de manière stimulante par Renaud Epstein pour être convaincu tout à fait.


Le défi environnemental va-t-il transformer les politiques urbaines ?

De nombreux articles s’intéressent aux transformations concrètes des villes sous l’effet des politiques locales, notamment l’entretien avec David Mangin dans Esprit. François Ascher propose un point de vue très original sur l’impact des défis environnementaux sur les politiques urbaines. Si le réchauffement climatique est bien une réalité, les acteurs économiques sont prêts à prendre le relais des pouvoirs publics pour relever le défi environnemental. Les évolutions spatiales contemporaines que l’auteur désigne sous le terme de "métapolisation", c’est-à-dire la formation de nouveaux types de villes mêlant des espaces urbains, néo-urbains et néo-ruraux distendus, discontinus, hétérogènes, polynucléaires vont se maintenir parce qu’entretenues par  les dynamiques économiques, la division du travail et la globalisation. "Or celles-ci ne sont pas entravées mais relancées par un capitalisme qui ne sera plus seulement cognitif mais aussi environnemental."   L’auteur analyse ainsi le passage progressif de la question environnementale depuis les milieux écologistes, vers la puissance publique puis les grands groupes capitalistes.

Dans le domaine de la ville, l’enjeu écologique entraînera des transformations dans le monde du bâtiment, à la recherche de mode constructif plus économe en énergie. L’impact de l’augmentation du coût de l’énergie sur les transports urbains aura des conséquences : la hausse du coût de la vie des suburbains fera mécaniquement monter les prix des localisations résidentielles plus économes  en énergie, donc renforcera les processus de gentrification des centres urbains. "La croissance des coûts de transports favorisera certainement l’intermodalité, notamment train-voiture, le développement du vélo et de toutes sortes de transports collectifs ou partagés dans les parties denses des villes, et la multiplication des micro-centralités dans les zones d’habitat périurbaines et rurbaines. On assistera ainsi à une espèce de "précipitation" de l’étalement urbain et à la formation de sortes de grumeaux dans le tissu périurbain peu dense."  

Ce que François Ascher semble présenter comme un effet presque "mécanique" de la montée en puissance de la question des gaz à effet de serre, qui remet au centre du développement urbain la question de la distance des déplacements, ne paraît-il pas un changement puissant des modes de production du tissu périurbain, puisque celui-ci, sauf en de rares lieux, est toujours soumis à une forme d’éparpillement très éloigné de la formation de "grumeaux" ? Toutefois, si cet article paraît un peu angélique – puisque les transformations annoncées vont avoir des effets sociaux, économiques et territoriaux douloureux pour une partie de la population – François Ascher montre l’intérêt de remettre en cause un certain nombre de visions "apocalyptiques" sur les effets du changement climatique qui brident l’action en invitant à la résignation plus qu’à l’imagination. 


La fin des évidences territoriales

Que retenir sur le gouvernement des villes ? Qu’il faut savoir "ne pas conclure", selon la juste expression de Thierry Paquot, parce que si des lignes de force se dessinent, il n’y plus de réelle évidence territoriale. Les articles sur le gouvernement des métropoles de Daniel Behar, Marc Wiel, Jonathan Sebbane et Christian Lefevre montrent que les solutions simples et apparemment généreuses comme une "communauté urbaine de la zone dense parisienne" peuvent présenter de nombreux effets pervers, en termes de gestion urbaines et de coupure avec une ville périurbaine en plein développement. Des formes inédites de gouvernement local sont à inventer : l’enjeu réside aujourd’hui plus dans l’invention permanente de scènes permettant de décider localement que dans un "grand soir institutionnel", aussi improbable que potentiellement déstabilisateur.


À lire également :

- La présentation de notre dossier, "Quels pouvoirs locaux ? Les municipales et les politiques urbaines en débat sur nonfiction.fr"

- Une critique croisée des livres de Anne Dhoquois, Deux maires courage (Autrement) et Hacène Belmessous, Maires de banlieue (éditions du Sextant), par William le Goff.
Qu'est-ce qui rassemble et qu'est-ce qui sépare des maires de familles politiques différentes mais confrontés à des problèmes identiques ?

- Une critique du livre de Philippe Estèbe, Gouverner la ville mobile (PUF, collection "la ville en débat"), par Xavier Desjardins.
Comment penser la gestion des pouvoirs locaux à l'heure d'une mobilité et d'une périurbanisation accrue ?

- Une critique du livre dirigé par Jean-Marc Offner, Le Grand Paris (la Documentation française), par Xavier Desjardins.
Un ouvrage remarquable sur le "Grand Paris", et qui permet d'éclairer un débat riche en mettant en relation travaux de chercheurs et propos d'acteurs politiques.

- Une critique du livre de Laurent Davezies, La République et ses territoires (Seuil), par Guillaume Truong.
Une réflexion sur le territoire qui cherche à réhabiliter l'échelle nationale et le rôle du modèle républicain dans le débat sur  la gouvernance territoriale.

- Une critique du livre de Thierry Oblet, Défendre la ville (PUF, collection "la ville en débat"), par Bertrand Vallet
Comment gérer l'insécurité urbaine sans compromettre les libertés et les possibilités d'échange et d'imprévu propres à la ville ?

- Une critique du livre de Sybille Vincendon, Petit traité des villes à l'usage de ceux qui les habitent (Hachette Littératures), par Benoît Thirion.
En cette période électorale, décrire les enjeux des politiques urbaines est un projet utile et ambitieux. Un essai juste dans ses grandes lignes, mais insuffisant.

- Une critique du livre de Marc Wiel, Planifier les villes autrement (L'Harmattan), par Xavier Desjardins.
Marc Wiel cherche à montrer l’intérêt d’une démarche souvent jugée ringarde et à en renouveler la pratique : la planification urbaine.

- Un entretien avec Jacques Donzelot, directeur de la collection publiée aux PUF, "la ville en débat"


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Crédit photo : David_Reverchon / flickr.com