Une analyse engagée d'une période de transitions, du triple point de vue politique, culturel et intellectuel.
Publié à l'occasion de l'exposition « 1984-1999. La Décennie » présentée au Centre Pompidou-Metz du 24 mai 2014 au 2 mars 2015, l'ouvrage Une histoire (critique) des années 1990. De la fin de tout au début de quelque chose , sous la direction de François Cusset, n'est nullement un catalogue d'exposition mais s'apparente bien davantage à une anthologie subjective et multidimensionnelle d'une époque à la fois très proche et faisant pourtant déjà partie de l'histoire contemporaine, analysée à la fois sur le plan des idées, des phénomènes culturels et des représentations collectives.
Historien des idées, reconnu dans le monde intellectuel pour son maître-livre French Theory. Foucault, Derrida, Deleuze & Cie et les mutations de la vie intellectuelle aux Etats-Unis , François Cusset était la personne toute trouvée pour rassembler un collectif de chercheurs et d'écrivains autour d'un projet simple mais pourtant inédit : comprendre « l'esprit du temps » – le fameux Zeitgeist cher aux hégéliens – de cette décennie étrange et mal aimée, coincée entre « les années fric » et l'an 2000. François Cusset avait d'ailleurs déjà été l'auteur d'une somme intitulée La décennie. Le grand cauchemar des années 1980 , analysant notamment les différentes « révolutions conservatrices » propres à cette période charnière. De la même manière, comme le veut la préface du nouvel ouvrage, consacré à la décennie suivante, cette démarche « propose un récit historique transversal, pluridisciplinaire et résolument engagé, d'une période qui, à ce jour, n'a fait l'objet d'aucune monographie historique, ni en langue française, ni en langue anglaise. Intercalés au fil de douze chapitres-carrefours, chacun porteur d'un point de vue fort et singulier, différents éléments contribuent à donner à ce livre l'aspect d'une histoire d'ensemble, équilibrée sinon exhaustive, informative autant que critique » . A vrai dire, c'est essentiellement autour de trois axes majeurs – politique, culturel et intellectuel – que s'est donc bâti ce projet collectif rassemblant des auteurs aussi différents que l'économiste Frédéric Lordon et l'écrivain et spécialiste du rock Michka Assayas, ou encore le critique de cinéma Emmanuel Burdeau et le sociologue Ramzig Keucheyan .
La décennie de toutes les transitions
Dans une contribution décisive et efficace, dédiée à la dimension politique des nineties, Ramzig Keucheyan propose ainsi une perspective éclairante, en dégageant un fil conducteur : la transition permanente. En effet, c'est à partir de la chute du Mur de Berlin et du début des années 90 que la « transitologie » trouve toute sa place dans la littérature critique et savante car, comme l'explique le sociologue, la transition est « l'un des maîtres-concepts – des keywords, pour parler comme Raymond Williams – du moment [,] à tel point que la science politique […] se donne pour objet tout ce qui ressemble de près ou de loin à une transition politique : en Chine, en Amérique latine, mais aussi dans l'ex-bloc soviétique, qui subit alors les « thérapies de choc » administrées par le FMI depuis Washington » . Mais ces mutations ne sont pas neutres selon Keucheyan car cette « fin de tout et ce début de quelque chose », pour reprendre le beau sous-titre de l'ouvrage collectif, est l'illustration de la propagation au monde entier de la victoire idéologique du néolibéralisme, de la globalisation financière et de cette « mondialisation heureuse » volontiers vantée par les maîtres-penseurs médiatiques omniprésents. En cartographiant sa pensée à travers tous les continents, critiquant en creux la prophétie du « choc des civilisations » de Samuel Huntington , ce chapitre consacré à la perspective politique de la décennie 90 décrit une atmosphère particulière, propre au phénomène décrit sous le terme générique « fin de siècle », cette « inquiétante étrangeté » décrite par l'historien des idées Martin Jay – reprenant une formule de Freud –, à propos de la culture des années 90. Loin d'être totale et homogène et de constituer une improbable « fin de l'Histoire » selon l'expression de Francis Fukuyama , les succès du néolibéralisme se heurtent cependant durant cette période à de nouvelles formes de résistance, empruntant des répertoires d'action inédits, qui se traduisent à la fois par le combat du sous-commandant Marcos au Mexique et qui culminent à la fin de la décennie par les manifestations « antimondialistes » (on ne parlait pas encore d'« altermondialisme ») du sommet de l'OMC à Seattle en 1999.
Sur le plan culturel, dans une commune volonté de dégager l'esprit de cette période de transitions que fut donc la décennie 90, Emmanuel Burdeau et Michka Assayas consacrent respectivement leurs chapitres aux mutations et à la consécration de « l'industrie » cinématographique et télévisuelle et à la « bande-son » de la période, à travers les bouleversements du paysage musical mondial. Ces deux points de vue originaux sur le triomphe économique et culturel des « industries créatives » témoignent chacun à leur manière d'un changement d'époque et d'une transition qui, comme sur le plan politique, ouvre une nouvelle ère, celle de la culture de masse planétaire et standardisée. Emmanuel Burdeau s'inspire de deux exemples à ce titre révélateurs : le film Palombella Rossa (1989) du cinéaste italien Nanni Moretti et la série des Soprano diffusée à partir de 1999 aux Etats-Unis. Entre ces deux objets culturels et ces deux bornes chronologiques, la période s'est traduite, selon l'auteur, par le passage d'une époque marquée par le débat sur la fin supposée du cinéma classique – incarné par la nostalgie, la poésie et la dimension politique et générationnelle du film de Moretti –, à l'émergence du phénomène des séries télévisées – nouvel exercice auquel s'essaieront de grands réalisateurs, tel David Lynch avec Twin Peaks –, dont la large audience va sérieusement concurrencer celle des salles obscures dès le début des années 2000. Sur le plan musical, Michka Assayas décrit avec justesse l'arrivée inattendue, et indépendante des forces économiques dominantes, de la musique grunge – cette « fête des asociaux » selon l'auteur, illustrée par la figure de Kurt Cobain, leader charismatique et crépusculaire du groupe Nirvana –, ainsi que celle du rap, analysé tant sur le plan artistique que social, mais aussi de la « world music » – label commode et passe-partout utilisé de manière stratégique par les grands groupes musicaux pour élargir les frontières culturelles des industries musicales – et du triomphant pop-rock indépendant voire alternatif (Radiohead outre-Manche, Noir Désir en France), assez rapidement récupéré cependant par les majors de l'industrie musicale – ce fut également le cas de la « French Touch » pour des groupes de musique électro tels que Air ou Daft Punk.
Une génération "fin de siècle"
Au niveau des représentations collectives et des bouleversements générationnels, la contribution de Xavier de la Porte sur l'explosion de l'Internet grand public est particulièrement réussie. Alors qu'au début de la décennie, la technologie Internet, issue d'innovations déjà anciennes des informaticiens, est encore concurrencée par les innovations des ingénieurs en télécommunications – le Minitel étant un exemple typique en France d'une technologie qui a longtemps cru rivaliser avec les « réseaux d'informations par paquets » –, la deuxième moitié des années 90 se caractérise par l'arrivée massive des fournisseurs d'accès à Internet dans une partie de plus en plus grande des foyers des pays industrialisés, par l'intermédiaire de connections qui aujourd'hui nous paraissent baroques. Toute une générations de programmeurs voire de « hackers » garde de cette période d'innovations permanentes le début d'un nouveau cycle technique et économique, culminant en 1999 avec l'épisode de Napster, concurrençant les grandes industries du disque, et avec l'éclatement de la « bulle Internet » en 2000.
L'ouvrage sous la direction de François Cusset explore également des domaines moins attendus de notre mémoire collective des années 90 : la transformation des identités sexuelles et les nouvelles batailles du « biopouvoir » – reprenant le concept-clé de Michel Foucault – à travers la multiplication des risques à la fois corporels et sociétaux symbolisés par la propagation mondialisée de l'épidémie du sida (considéré d'abord comme un mal « marginal » lors de son apparition dans les années 80) mais également le renouvellement des formes de contre-cultures, à l'image du succès des raves et de l'occupation des sols par des fêtes d'un genre inédit pendant toute la décennie.
Domaine également sous-représenté dans la littérature savante et critique, l'univers sportif trouve sous la plume du journaliste Jérôme Latta – l'un des fondateurs du média culte Les cahiers du football dans les années 2000 – un traitement lucide et une analyse intéressante. Sur le plan sportif, les années 90 marquent en effet également un tournant majeur, celui de la mondialisation et de la commercialisation à outrance des événements planétaires tels que les Jeux Olympiques ou la Coupe du monde de football, se traduisant par le culte de la performance et l'explosion du dopage (l'affaire Festina sur le Tour de France 1998 étant un moment révélateur d'une pratique diffusée de manière industrielle et systématique). L'arrêt Bosman de 1995 – du nom d'un obscur footballeur belge – de la Cour de Justice des Communautés européennes a eu en particulier pour conséquence d'ouvrir une ère inédite dans le football professionnel en ne limitant plus le nombre de joueurs étrangers dans les clubs, facilitant ainsi la transformation d'un sport collectif en spectacle d'individualités et en business juteux générant des stars mondialisées qui sont autant d'icônes publicitaires. La dimension culturelle de ce marché mondial tient d'ailleurs autant aux succès sportifs – la victoire à domicile de la France à la Coupe du monde de 1998 aboutissant à des mouvements populaires quasiment jamais vus depuis la Libération – qu'à la diffusion planétaire d'une « idéologie sportive » qui se joue des frontières et des continents.
Les années 90 ou la pensée de l'effondrement
Ce vaste panorama des années 1990 se termine par le paysage intellectuel et l'histoire des idées, domaine de spécialité de François Cusset. Selon le professeur de l'Université de Nanterre, la métaphore de l'effondrement est au cœur de cette décennie, à la fois du point de vue des événements et des idées : celui du mur de Berlin ouvre la période, celui des tours jumelles du World Trade Center la clôt, comme on le lit souvent. Au-delà du cliché, ce parallèle est utile et fécond car la fin du communisme et la montée du danger islamiste (et de l'obsession islamophobe) constituent les deux grands axes de production intellectuelle de la période, qui n'est à vrai dire pas propice aux nuances. Le bilan du siècle communiste devient en effet l'obsession de l'historiographie de la décennie, sous l'influence notable du controversé historien allemand Ernst Nolte , s'exprimant dans deux livres symptomatiques, Le passé d'une illusion de François Furet et Le Livre noir du communisme sous la direction de Stéphane Courtois, « essais » (plutôt que recherches) historiques « s'acharnant contre l'idée communiste [...] [,] à la recherche du ] best-seller biaisé réduisant les marxismes au seul Goulag et tous les gauchismes étudiants à un "nouveau progressive bourgeois" », , des pages qui selon François Cusset "exsudent le mépris du grand bourgeois et de l'agrégé brillant pour l'histoire par le bas, pour l'espoir inextinguible des mouvements sociaux, sinon pour la démocratie elle-même, qui laisse de déployer parfois ces énergies-là aux dépens des puissances forcément plus savantes de la Réaction » .
Sur le front de l'islamophobie, des auteurs français, consciemment ou inconsciemment proches idéologiquement de Samuel Huntington, interprétant à l'envi « l'affaire du foulard » de 1989 dans un établissement scolaire, et « qui ont forgé leur notoriété dans la fustigation du totalitarisme "communiste" [,] se reconvertissent dans la dénonciation du péril musulman. [...] Jean-François Revel déclame dès 1994 dans Le Point que "l'immigration ne peut aboutir qu'à un conflit sans fin si les fanatiques continuent à revendiquer l'intégration du peuple français à l'islam, et non des musulmans au peuple français". L'éditocrate Claude Imbert – qui reconnaîtra être « un peu islamophobe » – décrète dans les mêmes colonnes que "la reculade de l'école publique devant les tentations envahissantes de l'islam laisse s'installer, au cœur du principe républicain, un germe pourrissant". Le philosophe André Glucksmann propose [enfin] cette synthèse : "Le voile est une opération terroriste. En France, les lycéennes zélées savent que leur foulard est taché de sang" » .
On pourrait croire ainsi, en suivant le raisonnement de François Cusset, que les années 90 amplifient le processus d'amalgames en tous genres déjà en germe dans la pensée de la décennie précédente, qui avait vu les forces conservatrices triompher idéologiquement. Mais, au-delà de « la vitalité des spectres » et de la farce assommante des « intellectuels médiatiques », l'historien des idées montre aussi comment la pensée critique a également continué son travail souterrain, pour ouvrir, notamment pendant et après les grèves emblématiques de l'hiver 1995, de nouvelles perspectives intellectuelles et politiques, dont le succès public de Pierre Bourdieu et de ses héritiers témoigne largement. « C'est le retour de la critique sociale, sous une forme accessible , vulgarisée, populaire, conjurant les égoïsmes et les individualismes nouveaux pour tenter de pénétrer en profondeur le tissu social – y préparant le terrain pour le renouveau de l'éducation populaire en fin de décennie, notamment autour du réseau ATTAC, et de l'altermondialisme prosélyte du tournant du millénaire » . Le succès en 1999 d'un ouvrage tel que Le Nouvel Esprit du capitalisme de Luc Boltanski et Eve Chiapello est ainsi le signe, selon François Cusset, que les totems des années 1980 (la foi dans le management et la course à la réussite individuelle, notamment) commencent à être massivement remis en question par les intellectuels et par la société.
Pour autant, les années 90 seront aussi la période durant laquelle les tenants de la « mondialisation heureuse » (Alain Minc, Daniel Cohen et bien d'autres « essayistes médiatiques » à succès) vanteront les succès de la dérégulation, du marché européen et de la monnaie unique, devenus des horizons quasiment indépassables de la réalité économique et donc, disent-ils, de la pensée. C'est ce phénomène connu mais attaqué sous un angle nouveau qu'analyse Frédéric Lordon dans sa contribution, démontrant à quel point le débat public est resté étouffé par ces dogmes, jusqu'à l'explosion sous nos yeux de ces réalités économiques irréfutables lors de la crise financière puis économique de 2007-2008.
En définitive, cette Histoire (critique) des années 1990 est bien plus nuancée que ne l'était l'analyse faite au vitriol des années 1980 par le même François Cusset dans La décennie. C'est sans doute la vertu (et en même temps l'inconvénient) d'un ouvrage collectif : la multiplication des points de vue et des perspectives ne produit pas forcément la même unité argumentative mais permet également de comprendre cette époque charnière dans toutes ses dimensions. Ainsi, plutôt qu'une hasardeuse « fin de l'Histoire », la dernière décennie du XXe siècle constitue bel et bien le moment de l'entrecroisement politico-culturel d'une génération, celle qui n'est plus guère bercée d'illusions mais qui aspire malgré tout à pouvoir passer, peut-être, « de la fin de tout au début de quelque chose »