Deux sorties récentes sur les effets du néolibéralisme et de la mondialisation au diagnostic partagé mais aux interprétations divergentes.

Le capitalisme néolibéral et ses effets délétères semblent une source inépuisable d'inspiration. En témoignent deux nouveautés, qui n’émanent d'ailleurs pas d'économistes,   mais d'une sociologue, Saskia Sassen, et d'un géographe, David Harvey. La première est spécialiste de la mondialisation et enseigne à l'Université de Columbia alors que le second, héritier du marxisme, a ses quartiers à la City University of New York où il a développé notamment l'idée du « droit à la ville » après avoir mis en lumière les liens unissant capitalisme et urbanisme – la ville profitant du surplus généré par le premier. Depuis quelques années, l’œuvre de David Harvey bénéficie du travail éditorial de la maison d'édition Les Prairies ordinaires qui a d'ores et déjà traduit plusieurs de ses ouvrages : Géographie de la domination, Le Nouvel Impérialisme et Paris, capitale de la modernité.

Écrits à presque dix d'écart l'un de l'autre, une Brève histoire du néolibéralisme (2005) d'Harvey et Expulsions (2014) de Saskia Sassen s'accordent sur un diagnostic commun : celui de la montée en puissance des inégalités depuis les années 1980. Ils proposent néanmoins des interprétations différentes, bien que par certains points complémentaires, des causes de cet état de fait. Leurs analyses se situent aux deux extrêmes de l'échelle sociale : la classe dominante pour Harvey et les exclus pour Sassen.

 

Le retour en force des inégalités

« Les historiens de l'avenir regarderont sans doute les années 1970-1980 comme un tournant révolutionnaire dans l'histoire économique et sociale du monde. »   écrit David Harvey dans les premières pages de sa Brève histoire du néolibéralisme, qui se focalise principalement sur la dimension inégalitaire de cette période où l'écart de salaire entre un PDG et un salarié moyen est passée de 1 à 30 en 1970 pour atteindre 1 à 500 en 2000.

Saskia Sassen concorde avec Harvey lorsqu'elle constate une nouvelle étape dans l'histoire du capitalisme enclenchée à partir des années 1980. De nouvelles formes d'accumulation primitive du capital auraient fait leur apparition, encore plus brutales que leurs ancêtres alors que l'économie réelle se rétrécit. Elles ne seraient pas seulement dues à des élites prédatrices mais à ce qu'elle nomme des « formations », c'est-à-dire des assemblages d'élites, de mécanismes, qui aidés par la finance, la technologie et les gouvernements, poussent à la concentration des richesses.

Privatisations, fin des barrières douanières, zones d'exploitation économique et développement de métropoles mondialisées concentrant les revenus et les capitaux, évasion fiscale et explosion des profits privés et des déficits gouvernements assumés par les citoyens : tels sont les maux de ces dernières décennies. Chiffres et tableaux à l'appui, Sassen montre en quoi ces processus invisibles à l’œuvre sont progressivement devenus omniprésents.

Les chômeurs finissent par quitter totalement l'économie ce qui permet d'expliquer par exemple le « début de reprise » en Grèce   : une partie de la population a purement et simplement disparu du radar de la comptabilité nationale ! Il n'en serait rien si cette exclusion n'était que statistique mais elle prend, dans les cas les plus extrêmes, la forme de l'expulsion de domicile ou de l'emprisonnement, devenu un phénomène de masse aux États-Unis alors que des entreprises privées gèrent, selon une logique économique, de plus en plus d'établissements pénitentiaires.

A ce bilan peu réjouissant, Sassen n'omet pas d'ajouter l'appropriation de terres dans le monde entier, et surtout dans des pays pauvres, par des intérêts privés qui profitent des plans de restructuration imposés par le FMI ou la Banque mondiale ; tout comme la dégradation environnementale généralisée : les humains ne sont pas seuls à être expulsés puisque dans certains cas, il peut s'agir de la faune et de la flore...

 

De l'inclusion à l'exclusion

Dans Expulsions, Sassen s'efforce de décrire finement les effets empiriques du processus d'expulsion afin de mettre en lumière les dynamiques à l'origine de celui-ci. Cette attention explique sa prédilection pour les cas extrêmes qui permettent de mieux saisir ce qui est à l’œuvre. La tâche est en effet ardue puisqu'une illusion de croissance économique – au sens comptable – recouvre ces phénomènes variés d'expulsion et que les logiques en présence, et leurs véhicules notamment financiers, dépassent l'entendement : la complexité engendre la brutalité.

Afin de mieux saisir ces forces en action, Sassen souhaite dépasser les concepts habituels comme l'opposition entre Nord et Sud ou bien entre capitalisme et communisme. De là provient la nécessité de revenir aux manifestations concrètes afin de les dé-théoriser et de redonner une dimension globale à ces événements à première vue indépendants ou qui prennent du moins des formes très différentes.

Au cœur de ces nouvelles logiques, Sassen décèle une financiarisation accrue de l'économie et la recherche d'hyper-profits qui conduisent à un net décrochage des valeurs avec lesquelles jongle la finance par rapport à ce que représente réellement l'économie en termes monétaires. Le capitalisme contemporain se caractériserait par sa volonté de destruction et d’expulsion par rapport à sa précédente incarnation, que Sassen considère keynésienne, et qui, bien qu'imparfaite, œuvrait pour l'inclusion et la montée en puissance d'une classe moyenne de consommateurs. Le système capitaliste contribue désormais à une concentration inégalée de richesses, fondée sur la finance, au profit d'un tout petit nombre alors qu'il avait permis, jusque dans les années 1970, une redistribution en faveur du plus grand nombre en établissant cette fois-ci sa prospérité sur l'industrie. De nouvelles formes d'enclosures feraient donc leur apparition.

Enfin, l'oppresseur actuel serait difficilement identifiable puisqu'il ne serait autre qu'un système complexe combinant individus, réseaux et technologies sans réel centre de gravité... Avec pour conséquence que « The more complex a system is, the harder it is to understand, the harder it is to pinpoint accountability, and the harder it is for anyone in the system to feel accountable. »  


Le rétablissement du pouvoir des classes dominantes.

La démarche de David Harvey est autre : il ne cherche pas à écrire une énième histoire des idées sur le néolibéralisme. Il s'intéresse au néolibéralisme réellement existant qui n'hésite pas à s'appuyer sur un État théoriquement honni pour installer un climat favorable à son épanouissement. Harvey s'interroge sur la construction du consentement au néolibéralisme et sur les intérêts qu'il sert. Autrement dit, et pour reprendre un vocabulaire un peu daté, Harvey étudie la transformation des idées de la classe dominante en idées dominantes d'une société – un certain sens commun – s'inspirant en cela de Gramsci. Cette hégémonie se met alors au service du rétablissement du pouvoir des élites économiques, ce qui entraîne une formidable entreprise de redistribution des richesses... vers le haut !

La séduction exercée par le néolibéralisme opère via la mise en avant de la notion de liberté, qui finit par dégénérer, pour Harvey reprenant les analyses de Karl Polanyi, en une simple défense de la libre entreprise. Le mouvement bénéficie ainsi de la vague de mai 68 et de ses revendications des libertés,   de la manipulation des valeurs morales des classes populaires qui finissent par voter contre leurs propres intérêts mais également d'un noyautage des cursus en économie des plus importantes universités anglo-saxonnes. A partir de plusieurs exemples éclairants (le Chili et ses « Chicago Boys » ou la ville de New York), Harvey revient sur les lieux qui furent les premiers laboratoires du néolibéralisme : « Comme il arrive souvent, une expérience brutale menée dans la périphérie est devenue un modèle pour l'élaboration des politiques du centre ».  

La régulation de l'économie qui symbolisait les Trente Glorieuses, fondées sur le plein emploi, l'intervention de l’État et une protection sociale forte, laisse place au « consensus de Washington », qui marque la fin du compromis entre travail et capital dans la répartition des richesses produites pour un rééquilibrage vers le capital. L’État devient alors le relais des intérêts de la classe dominante sous des gouvernements comme ceux de Thatcher ou Reagan, n'hésitant plus à jouer le rôle de briseur de grèves et se faisant les pompiers-pyromanes des administrations dont ils ont la charge. En effet, faute de consentement, pour imposer le projet néolibéral, l’État a recours à la coercition et doit fait preuve d'autoritarisme, ce qui expliquerait la montée du néoconservatisme, cousin autoritaire du néolibéralisme.

Bien que le néolibéralisme puisse être interprété comme un projet utopique de mise en place de conditions optimales pour le marché, David Harvey préfère le considérer comme un projet politique au service d'une classe, preuve en est son inefficacité globale à relancer durablement l'économie. Harvey lui reconnaît pour seul mérite la limitation de l'inflation : il a sinon avant tout consisté en une gigantesque « accumulation par dépossession ».   Cette réalité du projet explique la tension continue entre la cohérence de la théorie et sa mise en pratique au profit d'élites économiques   qui n'ont que peu de scrupules à faire des entorses à cette dernière lorsqu'elle va contre leurs intérêts. Finalement, « la théorie et la rhétorique néolibérales (en particulier le discours politique sur la liberté) ont avant tout fonctionné, au cours de leur histoire, comme le masque de pratiques ne visant que le maintien, la reconstitution et la restauration du pouvoir de classe d'une élite. »   Dans cette perspective, les grands penseurs néolibéraux apparaissent plus comme les idiots utiles que les intellectuels organiques de la classe dominante.

Paradoxalement, par leurs comportements, ces élites mettent en danger le système capitaliste lui-même, puisque pour reprendre une citation bien connue, ils seraient prêts à vendre la corde qui permettra de les pendre. Leurs opposants seraient plus à même de sauver le système en l'obligeant à se réformer. David Harvey en appelle en conclusion à une résistance de classe s'attaquant d'abord à la nature profondément anti-démocratique du projet néolibéral : c'est-à-dire de demander à l’État d'assumer ses devoirs de justice et d'égalité afin de permettre à tous de bénéficier de réelles libertés et non de celles prônées par le néolibéralisme.

Bien que ces deux démonstrations semblent converger, chaque réflexion repose sur des interprétations différentes : pour David Harvey, les causes de la montée des inégalités sont identifiables puisqu'elles proviennent de l'élite économique, qui n'hésite d'ailleurs pas à reconnaître sa responsabilité comme le fit avec humour le milliardaire américain Warren Buffet lorsqu'il déclara que la lutte des classes avait encore cours et que sa classe était en train de la gagner. A ce projet conscient et incarné, Sassen oppose les effets de logique complexes et presque inconscientes qui déresponsabilisent ceux qui en bénéficient.

Si Harvey le géographe est attentif aux différentes formes prises par le néolibéralisme, via un chapitre consacré à un tour d'horizon de différents pays ayant connu un moment néolibéral, réservant un sort particulier à la Chine auquel il consacre un chapitre entier, Sassen recherche des explications systémiques à des phénomènes touchant des pays très différents. Elle préfère souvent raisonner en termes absolus et non relatifs afin de ne pas minimiser la réalité, décrire de façon très concrète et méticuleuse certains effets du néolibéralisme, sans pour autant apporter de grandes nouveautés dans la cartographie des désastres constatés. Ses exemples sont sans conteste parlants mais ils donnent parfois l'impression d'être enfilés à la chaîne sans lien réel alors que certaines causalités ne paraîtront pas aussi évidentes aux lecteurs qu'à l'auteur. A plusieurs reprises, la description semble prendre le pas sur l'analyse alors que le parti-pris de dépasser des catégories intellectuelles, elles-mêmes déjà un peu caduques (ou en voie de l'être) comme l'opposition Nord/Sud ou capitalisme/communisme, mériterait des développements plus convaincants. Enfin, et façon surprenante, les conséquences sur les individus de l'exclusion sociale, par exemple évoquées avec force par un Pierre Bourdieu dans les dernières pages de ses Méditations pascaliennes,   n'ont pas vraiment droit de cité chez Sassen.

Les deux auteurs ne se distinguent pas seulement en termes d'interprétation. Autant David Harvey offre un style limpide, s'efforçant de rendre accessible son propos, autant Saskia Sassen pratique une écriture universitaire parfois trop sèche, sans lueur d'espoir ou ébauche de solution, dans une veine qui ferait passer les descriptions de No Logo de Naomi Klein   pour un documentaire de chez Disney. Le propos un peu plus optimiste d'Harvey, écrit il y a près de dix ans, aurait de son côté mérité une actualisation à l'occasion de cette traduction, puisqu'il ne prend pas en compte la crise de 2008 et ses conséquences, bien que cette dernière ne renforce plus qu'elle ne remet en cause ses analyses, malheureusement