Un tableau convaincant de l'histoire politique et sociale de la France, de la naissance de la Ve République à l'arrivée de la gauche au pouvoir.

Précédant le tome consacré à l'époque la plus récente, l'ouvrage de Jean Vigreux intitulé Croissance et contestations. 1958-1981   constitue le dernier volume paru de l'Histoire de la France contemporaine, publiée sous la direction scientifique de Johann Chapoutot, avec une volonté légitime de renouveler et de rajeunir les points de vue. Très brillamment rédigé par le professeur d'histoire contemporaine de l'Université de Bourgogne, le livre est consacré à une période courte de vingt-trois années, cependant décisive dans l'histoire politique de la France : le retour de De Gaulle au pouvoir, la création d'une nouvelle République façonnée à son image (et critiquée pour cette raison), la fin de la guerre d'Algérie, l'affirmation d'une diplomatie de "la grandeur" autonome des deux grandes puissances mondiales, sans oublier les mouvements sociaux – Mai 68 au premier chef – et, pour clôturer le tableau, l'arrivée de la gauche au pouvoir en mai 1981. Comme le montre Jean Vigreux avec un souci de la synthèse et de l'accessibilité qui correspond au mot d'ordre de cette nouvelle Histoire de la France contemporaine, cette période, tellement encadrée par la politique, à une époque où celle-ci prétendait "changer la vie", est aussi et surtout celle d'un bouillonnement culturel et social marqué par un contexte économique contrasté, entre la fin des "Trente Glorieuses" et le début d'une crise structurelle. Au cœur de cet ouvrage, de beaux passages sont consacrés aux contestations sociales, notamment "la crise de mai-juin 1968 [qui] a laissé des traces profondes dans l'Etat, dans les organisations politiques et syndicales : c'est "l'entre-deux-mai" (1968-1981), selon la belle expression de Pascal Ory   , qui pourrait, à l'aune de cet essai, devenir l'"entre-trois-mai" (1958-1968-1981)"   , comme l'explique Jean Vigreux de manière convaincante.

Cet "entre-trois-mai" est bien le sujet capital de ce volume dans lequel, selon la célèbre antienne reprise par Jean Vigreux, "tout est politique". Autrement dit, et comme le titre de l'ouvrage l'indique clairement, c'est à une histoire sociale et économique du politique que nous invite l'auteur, qui n'hésite pas à insister à la fois sur le contexte international et sur le plan national, sans oublier cependant l'échelon local – notamment lorsqu'il est question de l'urbanisation, des "grands ensembles" et de l'irruption des banlieues, ou encore des résistances sociales dans certains territoires emblématiques (comme par exemple au Larzac ou à Plogoff dans les années 70).

Spécialiste d'histoire politique   , Jean Vigreux a classiquement découpé son propos en trois parties chronologiquement inégales, correspondant aux trois présidences : les années de Gaulle (1958-1969), le "quinquennat" de Georges Pompidou (1969-1974) – conclu par la mort prématurée du président –, et le septennat de Valéry Giscard d'Estaing (1974-1981). Mais à l'intérieur de ces chapitres, il a développé une approche thématique, mêlant de manière intéressante l'histoire politique et diplomatique, l'histoire économique et sociale, ainsi que l'histoire culturelle et intellectuelle. Aussi peut-on comprendre que ces années n'ont pas seulement été décisives pour la modernisation politique de la France, mais qu'elles ont été également synonymes de modernité culturelle et d'innovations sociales, en "décrispant" – selon le terme giscardien – la "société bloquée" – titre d'un ouvrage célèbre de Michel Crozier en 1971 – et en renforçant les libertés individuelles, pour constituer en quelque sorte un terreau favorable aux réformes de la gauche au pouvoir dans les années 80. Comme l'explique Jean Vigreux, cette période est donc bel et bien fondamentale pour comprendre le temps présent et la France actuelle.

Une histoire faite de ruptures

Mais cette transition générationnelle (qui correspond à l'enfance et l'accès à l'âge adulte des "baby-boomers") et existentielle pour le pays tout entier a été avant tout une histoire de ruptures et de conflictualités.

Sur le plan politique, la Ve République a rompu avec la tradition républicaine et parlementaire française, en inscrivant dans le marbre de la Constitution de 1958 le "parlementarisme rationalisé" – autrement dit le renforcement du pouvoir exécutif – et en faisant voter par référendum en 1962 l'élection au suffrage universel direct du président de la République, nouveau "monarque républicain". C'est bien le contexte combiné du discrédit de la IVe République, minée par l'instabilité ministérielle, et de la guerre d'Algérie – cette guerre coloniale qui ne disait pas son nom – qui a créé les conditions de cette rupture, laissant à de Gaulle un pouvoir inédit dans l'histoire du régime républicain. Jean Vigreux insiste dans son ouvrage sur le rôle de certains hommes-clés auprès du général de Gaulle : Michel Debré et Georges Pompidou, bien sûr, mais également certains alliés politiques de circonstance tels que Guy Mollet ou Félix Houphouët-Boigny, tous deux ministres d'Etat, qui acquiesceront aux réformes institutionnelles déjà pressenties lors du discours de Bayeux de 1946 du général de Gaulle. A l'inverse, quelques personnalités politiques et intellectuelles se détachèrent pour condamner les conditions du retour au pouvoir de De Gaulle : Pierre Mendès France, critiquant la volonté gaullienne de rendre "le Parlement spectateur" (selon l'expression qu'il emploie dans La République moderne en 1962), François Mitterrand, auteur du Coup d'Etat permanent en 1964, mais aussi les fondateurs du Parti socialiste autonome (Edouard Depreux, Daniel Mayer et Robert Verdier) ou encore Jean-Paul Sartre, dont les mots, reproduits dans l'ouvrage de Jean Vigreux, furent particulièrement acerbes   .

La guerre d'Algérie, qui constitue le principal problème politique, militaire et diplomatique des quatre premières années du nouveau régime gaullien, est conclue par les accords d'Evian en 1962, après des années d'affrontements et d'opérations de "maintien de l'ordre". Il s'agit encore d'une rupture fondamentale, comme l'explique Jean Vigreux, pas seulement par ce qu'elle met fin à l'Empire et au rêve illusoire de la "plus grande France", mais également parce qu'elle clôt un cycle ininterrompu de guerre depuis 1939. Plus encore, son ombre portée continuera de s'étendre sur la société française bien après 1962 et le retour douloureux des pieds-noirs et des harkis en métropole.

Sur le plan diplomatique, la politique étrangère initiée par de Gaulle, et d'une certaine manière poursuivie par ses successeurs (sauf sur le plan de la construction européenne, dont Pompidou et Giscard avaient une vision plus positive), rompt également avec le passé. Devenue une puissance détenant l'arme atomique en 1960, la France cherche à se démarquer de son allié américain, dont elle dépendait trop sous la IVe République aux yeux du général de Gaulle. Dès lors, par une politique de "grandeur" et de rayonnement international – qui se traduira plus par une diplomatie de la parole que par des actions réelles, selon Jean Vigreux –, le pays retrouve un rang plus conforme à ses ambitions dans le concert international, jouant un rôle décisif dans la décolonisation mais aussi dans le soutien déclaré au "Tiers-Monde", en entretenant, par le bais d'une politique arabe et africaine devenue le "domaine réservé" de l'Elysée (et de Jacques Foccart), un "pré carré" stratégique en Afrique – ce que d'aucuns appelleront la Françafrique qui, malgré les discours, sera un invariant de la pratique diplomatique des trois présidents de la période.

Autre rupture, importante également dans cette période bien que plus silencieuse, la mise en place par de Gaulle puis par ses successeurs d'une politique volontariste d'aménagement du territoire et de modernisation agricole et industrielle, transformant largement le visage du pays tout entier. Outre l'évolution des campagnes – qui, d'un monde paysan en fin de cycle, deviennent des espaces agricoles de nouvelle génération à la recherche d'une rentabilité immédiate (par le biais des subventions européennes de la Politique agricole commune, notamment) –, Jean Vigreux consacre de belles pages de son ouvrage à l'urbanisation galopante de la France pendant cette période de haute croissance et de plein emploi, et à la volonté politique de canaliser cette évolution en renforçant le modèle des "grands ensembles" (datant des années 50) mais aussi, avec la mission confiée par de Gaulle à Paul Delouvrier, en créant des "villes nouvelles" pensées comme de nouveaux pôles urbains périphériques   ou en cherchant à équilibrer la répartition des richesses et des infrastructures sur le territoire par l'action de la Délégation à l'aménagement du territoire et à l'action régionale (la DATAR), créée en 1963. Les réformes n'iront pas cependant jusqu'à une forme de régionalisation de l'administration locale, puisque cette proposition sera refusée – de même que la réforme du Sénat – par référendum le 27 avril 1969, provoquant la démission du général de Gaulle.

Des mouvements sociaux d'une nouvelle nature

Cet "entre-trois-mai" fut enfin une période d'importantes contestations, matrice de notre modernité politique et sociale, selon Jean Vigreux. Comme le remarque l'historien, "si les paysans manifestent contre les conséquences d'une modernisation accélérée, les luttes sociales connaissent un regain, en particulier contre la rationalisation et les logiques productivistes"   . Un réel bouillonnement contestataire touche le pays – et pas uniquement la métropole – dès les années 60 et cela culminera avec les mouvements alternatifs des années 70 remettant en cause le mode de vie consumériste vanté comme l'unique forme de modernité. Si les dimensions idéologiques sont prégnantes au moment des révoltes étudiantes et ouvrières de mai-juin 1968, Jean Vigreux insiste également sur les enjeux culturels et sociaux des contestations, démontrant qu' "une telle libération de la parole favorise une réflexion plus poussée des travailleurs sur leurs conditions de travail et aboutit à la rédaction de cahiers de revendications très précis, qui vont parfois très au-delà de la simple augmentation des salaires"   .

Même si les mouvements sociaux d'après mai 68 trouvèrent difficilement une issue politique, ils transformèrent progressivement une partie de l'imaginaire de toute une génération. Certaines expériences typiques de cette période marqueront  durablement les parcours individuels et collectifs, surtout parmi les intellectuels, notamment "les groupes maoïstes [qui conduisirent] plusieurs centaines de militants à abandonner leurs études, parfois à quitter leur famille, pour devenir des ouvriers d'usine ou des ouvriers agricoles : les "établis". […] Il s'agit pour eux d'être auprès du peuple et de vivre la condition ouvrière, de "se lier aux masses", mais en même temps de les radicaliser, contrairement aux trotskistes qui cherchent à "organiser les masses mais loin des masses"   Au-delà de ces postures idéologiques, certains mouvements sociaux spécifiques et d'une nouvelle nature parviennent cependant à anticiper les réformes à venir, à l'instar de MLF concernant la condition féminine (la loi sur le divorce par consentement mutuel est votée en 1975) et la question de l'avortement en particulier, qui fera l'objet de la loi sur l'interruption volontaire de grossesse (loi Veil) en 1975. Sur le plan environnemental, les premiers mouvements (notamment les contestations écologistes qui ont lieu en Alsace dès 1969 contre la construction de la centrale nucléaire de Fessenheim) seront à l'origine de la création par l'Etat d'un ministère dédié – avec certes peu de moyens – en 1971, sous le patronage de Robert Poujade, qui encouragea en particulier la protection des sites naturels, avec la multiplication des parcs nationaux, mais en enfermant, d'une certaine manière, les questions environnementales dans une vision technicienne, au détriment d'une conception globale et systémique (telle qu'elle sera défendue de manière iconoclaste par René Dumont lors de la campagne présidentielle de 1974).

Du point de vue des forces politiques, "l'union sans unité" de la gauche par le programme commun, signé en 1972 entre le Parti socialiste, le Parti communiste et les radicaux de gauche, est une préparation à l'alternance, malgré les courts échecs électoraux des élections présidentielles de 1974 et législatives de 1978, qui aboutiront à la rupture de cette alliance de circonstance. Comme le montre Jean Vigreux, les effets de la crise et l'impuissance des gouvernements Chirac (1974-1976) et Barre (1976-1981) sur le plan des politiques économiques modifient en profondeur le paysage politique, permettant à la gauche de mettre fin en mai 1981 à une période de vingt-trois ans dominée par la droite sur le plan institutionnel.

En définitive, comme le conclut Jean Vigreux de manière efficace, ces vingt-trois années ne doivent pas être considérées de manière rétrospective comme un âge d'or ou un aboutissement mais bien davantage comme un processus qui conduit à transformer durablement la société française. Largement urbaine, "tertiarisée" et consumériste, la France de "l'entre-trois-mai" est également le moment de la remise en cause de cette modernisation et de cette croissance – "cette fuite en avant dans le productivisme a changé les paysages, a laissé des traces profondes au sein des organismes vivants : on découvre non seulement la pollution liée à l'agriculture intensive, à une industrie lourde, mais aussi les effets sur la santé, qui rejouent les inégalités devant la mort et la maladie qui étaient observables pour d'autres temporalités historiques"   . C'est bien à une nouvelle lecture de la "première Ve République"  –  plus contestée que le veut la légende gaullienne –, mais aussi de la société de l'époque, que nous invite cet ouvrage, en mettant l'accent sur des évolutions qui touchent à la fois à l'imaginaire, aux mœurs  et aux idées des "Français ou étrangers, femmes et hommes – dans leur diversité sociale, générationnelle, et de résidence, dans leur temps contemporain, vécu ou perçu"