Deux études de jeunes chercheurs renouvellent deux thèmes importants : les mairies socialistes et la communication du champion de la "deuxième gauche".

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Au-delà des grandes synthèses sur l'histoire et les cultures politiques de la gauche française en général et du Parti socialiste en particulier, des études récentes tentent de renouveler certains aspects moins connus du mouvement socialiste en France. Deux jeunes chercheurs de Sciences Po viennent ainsi de publier, sous une forme remaniée, le résultat de leurs travaux, au carrefour de la science politique et de l'histoire politique contemporaine. Tandis qu'Aude Chamouard offre avec son ouvrage Un autre histoire du socialisme. Les politiques à l'épreuve du terrain (1919-2010)   une analyse très riche de la trajectoire des mairies socialistes au XXe siècle, démontrant s'il en était besoin à quel point les municipalités ont servi de "laboratoires réformistes" à un socialisme français aspirant à détenir le pouvoir au niveau national, Pierre-Emmanuel Guigo, quant à lui, s'est cantonné dans son livre "Le chantre de l'opinion". La communication de Michel Rocard de 1974 à 1981   à étudier très précisément les discours et la propagande politique du champion de la "deuxième gauche" au PS, durant la phase décisive précédant l'alternance de mai 1981.

Ces deux ouvrages ont été justement salués, l'un par l'éminent historien politique Serge Berstein, auteur de l'élogieuse préface d'Une autre histoire du socialisme   , l'autre ayant reçu conjointement le prix de la Fondation Jean-Jaurès et le prix d'encouragement de l'Institut François-Mitterrand – ce qui n'est pas le moindre des paradoxes pour une étude traitant de son "meilleur ennemi" Michel Rocard !

Si les thèmes traités par les deux études sont bien différents, à la fois par leur échelle historique et par leur dimension épistémologique – bien qu'ils se croisent, de manière plus ou moins anecdotique, concernant la gestion rocardienne de Conflans-Sainte-Honorine, laboratoire municipal de la "deuxième gauche" à partir de 1977 –, c'est surtout en raison de leur vision renouvelée d'une certaine histoire du socialisme français qu'il semble intéressant d'en proposer une lecture croisée.

En effet, alors que l'histoire et la culture politique socialistes en France sont le plus souvent abordées d'un point de vue national – à la différence d'ailleurs du communisme français, dont les municipalités ont constitué tout un pan de cette "contre-culture" qui lui est propre, en particulier au sein de "la banlieue rouge"   –, la "socio-histoire" des mairies socialistes au XXe siècle reste encore, du moins pour une part, à écrire, malgré les études pionnières de Rémi Lefebvre   , alors même que, selon Aude Chamouard, c’est au sein des communes et des villes françaises que les socialistes connaissent leur implantation la plus durable à partir des années 1900.

Tout l'intérêt de cet ouvrage est ainsi de démontrer, nombreux exemples à l'appui (notamment les villes de Marseille, Lens, Toulouse   ou Lille, qui ont longtemps constitué des "bastions municipaux" pour les socialistes à des périodes parfois diverses), combien les politiques municipales qui étaient menées au sein des mairies socialistes, qu'il s'agisse de villes petites, moyennes ou grandes, étaient marquées par une forme de pragmatisme local, sous couvert d'un discours idéologiquement en adéquation avec la ligne du parti au niveau national, rejoignant notamment les objectifs d'amélioration des conditions d'existence des classes populaires.

 En délimitant par chapitres très complets les grands domaines des politiques publiques municipales menées par les mairies socialistes au cours du XXe siècle, Aude Chamouard montre ainsi que les édiles sont progressivement devenus, surtout à partir de l'entre-deux-guerres, des investisseurs actifs – voire des "entrepreneurs politiques", dans une phase plus moderne, soit à partir des élections municipales de 1977, largement victorieuses pour la gauche unitaire –, mettant en œuvre d'ambitieuses politiques sociales ("et non spécifiquement socialistes", comme le note en préface Serge Berstein   ) et se montrant le plus souvent comme d'habiles gestionnaires, plus à l'écoute de l'intérêt local et de l'avis des populations que de la ligne politique officielle du parti (même si celle-ci se retrouve en général dans les discours). L'immense mérite d'Une autre histoire du socialisme est donc de se focaliser sur le travail "de terrain" des maires socialistes et de faire comprendre, en analysant les différents domaines d’intervention publique – l'action sociale mais également la politique économique, l'urbanisme, la culture et les loisirs –, en quel sens se sont développées de véritables « mairies providence »   dès après la Grande Guerre au sein des municipalités socialistes. On peut en revanche critiquer dans la démarche de l'auteur la volonté d'embrasser une période très large (de 1919 à nos jours), alors que sa thèse, dont le livre est largement issu, portait de manière plus significative sur la période de l'entre-deux-guerres   . La période la plus contemporaine, à partir de 1945, est en effet, de manière regrettable, relativement "expédiée" en moins de 70 pages, alors que celle du "premier XXe siècle" occupe les trois quarts de l'ouvrage (soit 8 chapitres et 240 pages...).

En définitive, il est intéressant de noter que c'est d'abord dans l'exercice du pouvoir local que le mouvement socialiste en France s'est inscrit dans la longue durée d'un réformisme assumé, alors que les épisodes gouvernementaux (1936 et 1956) étaient, jusqu'à l'alternance de 1981, pour le moins courts et marqués par une forte instabilité, notamment d'un point de vue programmatique. Depuis 2012, l'on peut d'ailleurs remarquer que, pour la première fois, le PS contrôle à la fois le pouvoir national et les pouvoirs locaux, avec une majorité confortable sinon une stabilité totalement assurée à chacun des échelons étatique, régionaux, départementaux et municipaux (du moins pour les villes de plus de 40 000 habitants).

Plus restreinte dans son objet mais plus centrée sur le discours politique et l'organisation partisane, l'étude de Pierre-Emmanuel Guigo contribue à modifier notre vision du Parti socialiste à l'heure de la "répétition générale" qui a précédé l'alternance de 1981. Là encore, l'ouvrage d'un jeune chercheur vient à contre-courant d'une "histoire officielle" socialiste, trop centrée sur la personne de son premier secrétaire de l'époque, François Mitterrand, certes vainqueur de "la mère de toutes les  élections" en mai 1981, mais qui n'était pas pour autant le leader incontesté de son parti pendant toute la décennie 1970, malgré sa réussite au congrès d'Epinay en 1971, sa défaite sur le fil en 1974 et la mise en œuvre de sa stratégie de programme commun jusqu'en 1977. Sans considérer que l'histoire de la "deuxième gauche" – selon l'expression, désormais consacrée, employée par Michel Rocard lui-même dans son discours du congrès de Nantes en 1977   – soit véritablement oubliée par la mémoire collective (on pourrait même aisément démontrer le contraire, si l'on considère à quel point ses tenants sont désormais dominants d'un point de vue idéologique, tant au niveau des états-majors politiques que des médias de gauche !), il était tout de même assez étonnant que sa genèse n'ait été jusqu'à présent étudiée d'un point de vue objectif, non pas par ses acteurs (ils sont nombreux et très facilement enclins à la commenter, en premier lieu desquels le très prolixe Michel Rocard lui-même) mais par un chercheur.

L'autre intérêt, et non le moindre, de cette étude novatrice de Pierre-Emmanuel Guigo est de se situer d'un point de vue discursif, en analysant de manière très précise les registres de la communication de celui qu'on appelait à la fin des années 70 "le chantre de l'opinion", pour mieux attaquer "l'homme du passé", selon l'expression de Giscard en 1974, qu'était devenu François Mitterrand, selon de nombreux observateurs (pas très avisés) de l'époque. Textes et documents de propagande politique à l'appui, l'on comprend ainsi que Michel Rocard, suivant d'ailleurs l'exemple de l'un de ses maîtres, le radical Pierre Mendès France, a été l'un des premiers socialistes à prendre en compte, d'un point de vue à la fois moderne et classique, l'importance des sondages (Roland Cayrol, Gérard Grunberg, Pierre Zémor, Claude Marti et Jérôme Jaffré, devenus spécialistes de ces questions d'opinion, ont fait partie, dans les années 1970, de sa "garde rapprochée" ou brain trust, dans un sens rooseveltien) et la confection d'une communication politique ciblée, telle qu'elle existe d'ailleurs dans toutes les formations politiques, ou presque, aujourd'hui. Le travail qu'il a accompli, avec ses équipes, pour améliorer sa communication politique n'a d'ailleurs pas été une mince affaire, quand on sait à quel point, pour l'opinion, l'image de Michel Rocard était celle d'un technocrate au langage abscons et au débit de parole bien trop rapide   pour être aisément compréhensible par "Madame Michu"   .

D'abord au PSU puis à la marge du PS, Michel Rocard joua de l'outil de la communication moderne pour tracer son propre chemin politique, à rebours de la ligne idéologique dominante de François Mitterrand, en particulier en opposition au programme commun avec le PCF, mais aussi en proposant une vision plus moderne et auto-gestionnaire – ses détracteurs, qui furent nombreux   , diraient plus "technocrate" – du socialisme (Laurent Fabius, jeune protégé de François Mitterrand, lui répondit à ce propos dans une phrase restée célèbre lors du congrès de Metz en 1979 : "Entre le plan et le marché, il y a le socialisme !"). Pourtant, et c'est l'objet du dernier chapitre de l'étude de Pierre-Emmanuel Guigo, cette utilisation plutôt réussie des moyens de communication moderne n'a pas fait de Michel Rocard un stratège de la communication politique, comme le démontra sa catastrophique déclaration télévisée de Conflans-Sainte-Honorine en octobre 1980, durant laquelle il proposa aux socialistes sa candidature pour l'élection présidentielle...à condition que le Premier secrétaire François Mitterrand se retire, ce que, bien évidemment, il ne fera pas. Comme le remarque Pierre-Emmanuel Guigo, cette déclaration, ratée d'un point de vue technique (Michel Rocard, pourtant rôdé au video-training par son entourage, ne regardant pas la caméra en face, notamment...), fut surtout jugée a posteriori comme un échec de sa stratégie politique plus que de sa communication.