Yves Sintomer est professeur de sciences politiques à l’université Paris-VIII, membre de l'UMR CRESSPA, chercheur invité à l'Institut de sociologie de l'université de Neuchâtel et chercheur associé au Centre Marc Bloch, à Berlin. Grand observateur des évolutions contemporaines de la démocratie, il a publié en novembre 2011 une Petite histoire de l'expérimentation démocratique (La Découverte) qui interroge l'histoire politique et l'actualité du tirage au sort.

Nonfiction.fr - En quel sens peut-on dire que la démocratie est actuellement en crise ?

Yves Sintomer - La situation est paradoxale car d’un côté, il n’y a jamais eu autant de démocraties dans le monde, ce qui est historique. La démocratie, au sens des élections, de la liberté de la presse et de la liberté partidaire, n’a guère de véritable concurrent à l’échelle internationale. Il y a bien d’autres modèles mais ils ne se présentent pas comme des modèles universels. D’un autre côté, dans les démocraties installées, il y a un désenchantement fort par rapport au fonctionnement du système politique. On peut dire que la démocratie a toujours été en crise. Depuis les origines de l’expérience démocratique, il y a des réflexions sur les insuffisances, les problèmes qui peuvent se poser dans le cadre. Il n’en reste pas moins qu’il y a des périodes où cela se marque de manière plus forte. Si l’on prend du recul historique, il y a aussi des périodes charnières au cours desquelles on passe d’un modèle démocratique à un autre.

Aujourd’hui, nous sommes probablement entrés dans l’une de ces périodes, sans savoir bien vers quoi nous allons. A la fin du XIXème siècle et au début du XXème, l’émergence des partis de masse et de l’Etat social ont profondément transformé la démocratie. De la même manière, aujourd’hui, la crise de ce même Etat social, l’affaiblissement des partis de masse, joints à une crise des Etats-nations et de la pertinence de leur échelle pour résoudre les problèmes qui se posent, nous poussent vers autre chose. Il y a des tendances contradictoires qui marquent les sociétés présentes et que l’on doit essayer d’analyser en soulignant ce qui est le moins ou le plus probable de se produire, et ce qui est le plus ou le moins désirable.

Nonfiction.fr Comment ce désenchantement se manifeste-il ?

Yves Sintomer - Le diagnostic est relativement partagé. Ce désenchantement se manifeste de différentes façons. Il peut passer par l’abstention qui augmente un peu partout. On peut considérer que c’est normal et qu’un système peut fonctionner avec une abstention très forte. C’est après tout ce qui se passe aux Etats-Unis par exemple. Mais on peut aussi penser que c’est le signe d’un mauvais fonctionnement du système et d’une remise en cause de la démocratie telle qu’elle était vécue et perçue en Europe continentale depuis plusieurs décennies.

Les sondages, d’autre part, montrent que la confiance envers le personnel politique est au plus bas. Le dernier sondage du CEVIPOF   qui date du mois dernier montre que la confiance que l’on place dans les partis politique est inférieure à celle que l’on accorde aux banques, c’est dire. Les partis, un peu partout, ont beaucoup perdu d’adhérents. En France, les partis ont toujours été comparativement assez faibles, mais si on prend l’exemple de l’Allemagne, ce phénomène est frappant : les partis ont perdu la moitié de leurs adhérents entre les lendemains de la réunification et aujourd’hui.

Lorsqu’on observe ce qui se passe en Europe, on remarque que la plupart des mobilisations civiques se manifestent en dehors des partis – ce qui ne veut pas dire que les militants de parti n’y participent pas, ou que les partis n’essaient pas de "chevaucher " le mouvement. Le canal traditionnel et fondamental entre les décideurs et les citoyens que représentaient les partis politiques de masse n’a pas totalement disparu, mais il est considérablement affaibli. Enfin, d’après toutes les enquêtes, l’insatisfaction à l’égard du fonctionnement de la démocratie est grandissante.

On peut aussi regarder ces éléments de manière positive : il existe des expériences pour essayer d’aller vers autre chose.

Nonfiction.frVous avez mis en relation la crise de la démocratie et la crise de l’Etat nation. Finalement, ne peut-on pas penser que c’est l’ensemble des catégories issues de la modernité politique qui sont aujourd’hui en crise ?

Yves Sintomer – Il est difficile de prendre du recul par rapport à son propre présent. On court toujours le risque de perdre de vue des facteurs et des tendances importantes. Une chose semble claire néanmoins : il y a une série d’échelles temporelles qui se croisent dans la conjoncture présente. J’ai évoqué la crise des partis, la crise de l’Etat providence, mais il faudrait aussi évoquer la crise écologique. Nous sommes face à un problème qui est essentiel. L’avenir des générations futures est menacée, pas existentiellement, mais dans les conditions de vie que l’on peut envisager dans un siècle. On risque de mettre en péril des choses extrêmement importantes.

Il est clair que la démocratie telle qu’elle fonctionne, centrée sur des élections à court termes, centrée sur des carrières politiques de gens qui souhaitent se faire réélire en permanence, centrée sur la pression des lobbys financiers, économiques, sociaux qui jouent un rôle décisif, n’est pas capable d’apporter des réponses à ces problèmes là. Pour l’anecdote, nous l’avons vu encore récemment avec l’intervention d’Areva, entreprise nucléaire qui fait du lobbying auprès d’un candidat et qui remet en cause un accord entre deux parti, et encore, nous avons un financement des partis qui est plus transparent qu’avant et que dans d’autres pays.

On a donc à faire à une série de crises qui remettent profondément en cause la politique et le cadre républicain et démocratique tel qu’il s’était constitué avec les révolutions française, américaine et anglaise. Il existe en conséquence un très fort besoin de réinvention, à la fois institutionnel et économique. On peut aussi évidemment évoquer la crise du capitalisme financier, dont on voit bien la difficulté des démocraties à la résoudre et à proposer un autre modèle. Il y a donc toute une série de crises qui se nouent et cela ne pourra pas se résoudre avec quelques rafistolages.


Nonfiction.fr Le changement que l’on est en train de vivre est-il plus profond que celui qui est survenu à la fin du XIXème siècle ? Sommes-nous en train de vivre un changement de paradigme ?

Yves Sintomer – Je ne sais pas s’il est plus profond. Il faut tout de même se représenter l’importance qu’ont pu avoir la révolution industrielle, l’urbanisation massive, la transformation radicale des modes de pensée avec notamment l’émergence des courants socialistes et du mouvement ouvrier comme acteurs clés de la vie politique. Tout cela a transformé de façon radicale les façons de dire et de percevoir le monde. Je ne sais donc pas si les changements actuels sont plus importants, mais il est sûr qu’ils sont de très grande ampleur. Pour certains, je pense notamment dans le rapport à l’écosphère, il y a à l’évidence une mutation en cours qui est époquale et pas seulement conjoncturelle.

Nonfiction.frAujourd’hui, lorsque l’on parle de démocratie, il semble que l’on ne parle plus d’un fonctionnement institutionnel, mais d’un idéal. Peut-on parler d’un glissement de la notion de démocratie de cette dimension descriptive à cette dimension normative ?

Yves Sintomer – la démocratie fait partie de ces mots, assez nombreux dans le vocabulaire politique, qui ont une dimension à la fois descriptive et politique ou normative. Il est difficile d’en parler de façon descriptive sans présupposer des attendus politiques, normatifs, éthiques, extrêmement profonds, que ce soit d’ailleurs pour louer ou pour critiquer : il ne faut pas oublier que le terme de démocratie qui est utilisée aujourd’hui de façon généralement laudative a été pendant longtemps connoté négativement.

Il y a en effet un constat de dysfonctionnement et d’inadéquation des structures actuelles par rapport à un cours " normal " des choses, une situation où les citoyens n’exprimeraient pas, de façon récurrente et presque structurelle, une insatisfaction par rapport au fonctionnement des institutions du système politique. Et d’un autre côté, on observe une demande de démocratisation accrue de la décision publique et de la politique en général, exprimée par certains courants sociaux ou politiques et qui semble être une aspiration assez largement partagée, mais qui n’est pas unanime. Il ne faut pas oublier qu’il y a, au même moment, le développement de tendances autoritaires, xénophobes ou technocratiques.

Dans la succession gouvernementale en Grèce ou en Italie, l’une des voies de fuite possibles, dont je ne pense pas qu’elle ait un avenir, est de confier les responsabilités et encore plus de pouvoir à un gouvernement technocratique. Les tendances autoritaires ou technocratiques vont à l’encontre d’une démocratie accrue, que leurs tenants considèrent comme susceptible de mettre en péril, soit les structures d’autorité traditionnelles, soit la rationalité économique et gouvernementale, en cédant aux passions démagogiques et populistes.


Nonfiction.fr – Depuis les années 1990, certaines évolutions institutionnelles ont eu lieu, afin d’améliorer cette participation dont vous avez parlé. Ces évolutions correspondent-elles à une démocratisation où s’agit- il de réformes démagogiques ?

Yves Sintomer – Là encore, le diagnostic est difficile à établir de façon assurée. Nous manquons de recul. Ce qui semble a peu près clair c’est que depuis deux trois décennies, il y a multiplication un peu partout de structures participatives, ainsi qu’un infléchissement des discours et des normes en fonction desquelles on dit vouloir justifier l’action publique et la politique. Il y a sur ce plan un développement tendanciel et exponentiel. En même temps, il faut reconnaître que dans la majorité des expériences réalisées jusqu’à aujourd’hui, il s’agit, soit de maquillage, soit de changements qui sont relativement minimes. J’aime citer un collègue anglais, Parkinson, qui dit que l’on peut faire participer sur le housing, le building et le painting, soit sur les choses fondamentales, sur des choses importantes mais non fondamentales, ou sur le détail, et qui ajoute qu’en Angleterre, on fait surtout participer sur le détail pour faire oublier les choses importantes et fondamentales. Et il faut reconnaître que c’est très largement le cas ailleurs.

Néanmoins, cela n’est pas partout le cas et de plus, les choses changent. Lorsqu’une norme participative est mise en avant, il y a des acteurs qui la prennent au sérieux, et peuvent critiquer le manque de réalisation au regard de cet idéal proclamé. D’une certaine manière, à une autre échelle, cela a aussi été le cas pour la démocratie en général : beaucoup d’expériences démocratiques étaient initialement très limitées, puis c’est dans une dynamique cumulative, qui ne se fait pas de façon linéaire, mais aussi avec des combats, des reculs, des avancées, que nous sommes allés de l’avant. Un facteur limitatif est cependant qu’en Europe, au contraire de l’Amérique latine, les procédures participatives ont été mises en place par les gouvernements, sans qu’il y ait véritablement un mouvement social poussant dans ce sens.

On peut penser qu’il y a eu un décalage : une demande de participation est née dans les années 1970 et s’est exprimée fortement. Peu à peu, les générations qui ont été formées à cette époque ont accédé à des responsabilités, ont incorporé institutionnellement ces idéaux venus " d’en bas ". Mais on ne peut pas dire qu’il y a eu dans les deux dernières décennies de grands mouvements réclamant explicitement plus de participation. Les choses sont néanmoins en train de changer. L’une des revendications explicites des Indignés en Espagne est de développer la démocratie participative. Pour la première fois depuis longtemps en Europe, un mouvement social de grande ampleur conteste le mode de fonctionnement actuel du gouvernement représentatif et, parmi les solutions ou réclamations qui sont avancées, demande la mise en place d’une démocratie participative. De ce point de vue, nous sommes peut-être en train de changer de cadre, mais nous manquons de recul pour en être sûr.


Nonfiction.fr Plus précisément, pensez-vous que ces nouvelles institutions de participation soient à même de lutter contre le décrochage politique des classes populaires ?

Yves Sintomer – Le décrochage des classes populaires est l’une des choses contre lesquelles il est le plus difficile de lutter. Le décrochage est profond. Il est particulièrement marqué en France, mais ce pays est loin d’être une exception. A l’évidence, une partie importante de la population a l’impression d’être laissée pour compte et menacée par le développement actuel, et de ne pas être entendue par le personnel politique, à juste titre. Que faire par rapport à cela ? Il n’y a pas de solution miracle. Il faut être honnête et reconnaître que lorsqu’il y a des offres de participation institutionnalisées en Europe, ce ne sont pas d’abord les classes populaires dans leur ensemble qui s’en emparent, mais plutôt les couches supérieures des classes populaires et les classes moyennes. Les classes supérieures sont pour leur part absentes, car elles ont d’autres canaux d’influence.

La situation est sur ce plan assez différente en Amérique latine, en Afrique ou en Asie. Nous n’avons pas d’enquête précise, mais les quelques recherches qui ont été faites montrent qu’il est par exemple peu probable que les classes populaire ait participé massivement aux primaires socialistes. En tout état de cause, si le système politique multiplie les signes de défiance envers le peuple, ce qui a été le cas récemment, ne serait-ce qu’à travers l’indignation générale face à la perspective d’un référendum en Grèce, il a peu de chance de regagner la confiance des classes populaires. Ce n’est pas une condition suffisante, certes, mais c’est une condition nécessaire.
Pour regagner cette confiance, le système politique devra par ailleurs mettre en place une politique socio-économique qui soit orientée vers une sécurité plus grande des couches populaires et inverser la tendance que l’on a connue depuis trente ans, avec la précarisation croissante des conditions de vie et des perspectives d’avenir. Pour l’instant, il est très peu probable que l’on assiste à une " réaffiliation " des classes populaires au système politique, pour reprendre l’expression de Robert Castel.

Nonfiction.frCe décrochage n’est-il pas un cercle vicieux, le personnel politique, pris dans des logiques électoralistes ayant tendance à favoriser les intérêts des classes sociales qui les élisent, contre ceux des classes populaires absentéistes ?

Yves Sintomer – C’est potentiellement un cercle vicieux, en effet. Il est gros d’un scénario relativement noir, avec la mise en place d’un système politique, qui, comme au moment des notables au XIXème siècle, tourne sinon à vide, du moins autour d’un cercle plutôt réduit de la population et qui exclut de fait les classes populaires. La possibilité d’expériences autoritaires serait alors accrue. Et en même temps, on peut penser que certains responsables politiques, par conviction ou par stratégie politique, vont vouloir emprunter des voies nouvelles.

Après tout, à la fin du XIXème siècle, Bismarck, après avoir réprimé le mouvement socialiste ouvrier, avait créé les embryons de l’Etat social pour éviter les révolutions et assurer la force de l’Allemagne dans le concert des nations. On peut penser que certains dirigeants politiques vont comprendre que s’ils réussissent à gagner les classes populaires, ils assurent leur avenir politique, et qu’ils ne viendront pas simplement de l’extrême-droite. Cela n’est en tout cas pas impossible. L’émergence de l’Etat providence au siècle dernier a résulté de la convergence de mouvements venus d’en bas et de décisions d’un personnel politique qui, pour augmenter le pouvoir de leur Etat et leur pouvoir, jouent un nouveau jeu.

Nonfiction.frLes états n’étaient peut-être pas aussi fragilisés qu’aujourd’hui néanmoins…

Yves Sintomer – C’est sûr, mais les changements peuvent également venir d’autres échelons politiques. L’aspect positif de la crise actuelle, au delà du fait qu’elle remette en cause, au moins sur le plan idéologique, les présupposés du néolibéralisme et de la dérégulation à outrance, est qu’elle montre que les solutions ne se trouvent plus seulement sur le plan national, mais au moins à l’échelle européenne. Des responsables politiques européens seront-ils à l’avenir capables de se saisir de cette question du décrochage des classes populaires ? Cela n’est pas le plus probable, mais n’est pas exclu.


Nonfiction.frVous avez parlé de la crise des partis et de l’utilisation de nouveaux canaux de communication par les mouvements sociaux actuels. Pensez vous que l’on soit face à la création d’un nouvel espace politique, indépendant des structures institutionnelles traditionnelles ?

Yves Sintomer – Les modes de faire de la politique traditionnelle ont très largement perdu de leur efficacité : les partis on perdu de l’influence et la scène médiatique occupe une part croissante. A travers les réseaux sociaux, internet et une série d’autres initiatives, quelque chose se profile de façon assez structurelle et n’est pas soumis aux mêmes règles que la politique et les médias traditionnels. Dominique Cardon l’a bien montré dans son ouvrage La démocratie Internet   . Il y a moins de Gatekeepers, de gardiens qui, avant même que l’on puisse s’exprimer dans l’espace public, font barrage, qu’il s’agisse de journalistes professionnels, d’éditeurs ou de responsables politiques. Désormais, la " sélection " se fait a posteriori. Les gens participent, puis certains vont être invisibles ou presque, et d’autres beaucoup plus visibles. L’espace public change d’autre part avec des actions qui ne tournent plus autour d’un centre de gravité partidaire. Quelle place relative ce nouvel espace va-t-il prendre, notamment par rapport à un espace médiatique de plus en plus concentré dans ses formes capitalistique et organisationnelles ? Les choses ne sont pas tranchées.

Nonfiction.fr Pensez-vous que les adaptations institutionnelles aux demandes de participation vont suffire sur le long terme? Ne peut-on pas imaginer, qu’après une crise majeure, elles finissent par devenir des coquilles vides par leur incapacité à intégrer les demandes citoyennes ?

Yves Sintomer - On ne peut pas jouer aux devins. Par contre, il est possible de faire des scénarios contradictoires, sans trop savoir lesquels sont les plus plausibles. Le premier scénario est le suivant : les institutions, au sens large du terme, pas seulement le mode de scrutin, mais également le fonctionnement du système politique, le mode de recrutement des partis, la monopolisation des décisions politiques par une classe sociale, n’évoluent qu’à la marge. Cela risque de ne pas être tenable et de déboucher sur des crises majeures, politiques, économiques ou même écologiques. La crise financière actuelle peut par exemple avoir des conséquences importantes, comme l’éclatement de la zone euro. Avec ce genre de crise, le pire est toujours possible. Un scénario qui s’approcherait de la crise des années 1930 n’est pas à exclure.

Le deuxième scénario suppose la capacité de ces institutions à se transformer suffisamment pour absorber ces nouvelles énergies, ces impulsions qui viennent de l’extérieur. Elles ont déjà su le faire, comme au XIXème siècle, quand l’institution républicaine s’est transformée, pour accueillir les masses à l’intérieur du système politique alors qu’elles étaient auparavant passives ou dans la rue, à menacer de faire une insurrection ou une révolution. Ces transformations ne seront pas nécessairement institutionnelles. Entre la IIIème et la IVème république, les institutions formelles n’ont pas beaucoup changé, mais le contenu de la vie politique, lui, a été bouleversé par l’irruption des partis de masse et la mise en place de l’Etat social. On peut penser par exemple que le développement d’outils référendaires ou d’outils participatifs pourraient contribuer à des transformations de cette sorte. Il faut rappeler que le changement ne devra pas être uniquement politique, mais qu’il y ait aussi des conséquences sociales et économiques qui accompagnent ces évolutions.

Le troisième scénario est " révolutionnaire ". Il serait illusoire de penser aujourd’hui la révolution sur le modèle de la prise de la Bastille ou du Palais d’Hiver. La référence est plutôt la révolution féministe des années 1970, où, sans prise du pouvoir d’Etat, sans effusion de sang, sans leader charismatique, a débuté une révolution presque anthropologique des rapports de genre, même s’il reste encore beaucoup à faire. Cet exemple permet de penser une transformation extrêmement profonde qui ne relève pas du schéma du " grand soir ". Ce troisième scénario renverrait alors à cette idée que vous évoquiez tout à l’heure, selon laquelle nous sommes face à des transformations qui sont plus profondes actuellement que celles de la fin du XIXème. Nous serions entrés dans une transition vers autre chose, sans que cette nouvelle ère soit encore définissable. Ce scénario n’est pas exclu, contrairement à tous ceux qui pensent que ce cadre de la démocratie libérale et de l’économie sociale de marché, assez affaiblie par l’émergence du capitalisme financier tel qu’il est, représente l’horizon indépassable de notre temps.

Nonfiction.fr Peut-on penser que nous assistons à la fermeture de la parenthèse moderne et de tous les concepts qu’elle porte : celle de l’étatisation à outrance, et de la centralisation par exemple. Peut-on voir la revanche du social sur le politique avec le développement d’une forme de démocratie très locale, sous une forme quasi autogestionnaire ? Assiste-t-on à un changement de paradigme, de la verticalité vers l’horizontalité ?

Yves Sintomer – Les deux questions ne sont pas si intimement articulées car la modernité recouvre tout un ensemble de choses : la poursuite de la construction par les monarchies absolutiste d’un Etat centralisé, la mise en place d’un Etat paternaliste, mais également l’émergence d’un espace public critique, la réintégration du politique au sens d’un débat public sur les choses de la cité, un nouveau rapport au temps, au progrès, à l’historicité aussi, et bien sûr l’économie capitaliste. Toute une série de dimensions se mêlent dans la modernité, et il est bien difficile de voir dans quelle mesure la convergence qu’elles ont opérée pendant toute une période historique – convergence qui est contingente – peut se dénouer, ou si au contraire, ces éléments représentent un ensemble indissoluble qui devra laisser place à tout autre chose. Je pense plutôt pour ma part que la modernité est liée à la convergence de tendances politiques, économiques, scientifiques et culturelle qui sont aujourd’hui en train de se dénouer, avec des choses qui vont perdurer en se transformant, et d’autres qui vont devenir obsolètes. Pour donner un exemple, il est probable que la phase de dynamisme la plus forte de l’Etat-nation soit aujourd’hui derrière nous. De même, il est probable que notre conception de l’historicité, fondée sur l’idée de progrès et la possibilité d’une planification, sinon autoritaire, en tout cas technocratique et paternaliste du développement, relève aussi très largement du passé.

Le développement de dimensions sociales plus " horizontales " semble une évidence. Elles interviennent dans des cadres politiques participatifs, dans des réseaux sociaux, dans des liens de sociabilités moins encastrés qu’avant dans des logiques communautaires. Quelle place vont-elles prendre dans la société globale, quel poids vont-elles avoir au regard de tendances contraires ? La question reste ouverte. Une large majorité des décisions fondamentales se prennent encore de façon autoritaire, par en haut, suite à des choix marchands, inter-étatiques ou technocratiques, sans aucune consultation ou participation, alors qu’elles déterminent nos sociétés de manière profonde. Sur ce point, il y a une dialectique contradictoire, dont l’issue n’est pas tranchée.


Nonfiction.frLa France donne un peu l’image, dans son histoire, d’avoir promu le plus radicalement la modernité politique, comme la centralisation d’Etat ou la recherche de l’homogénéité comme fondement de l’égalité. N’est-elle donc pas la moins armée des démocraties pour accompagner les évolutions politiques que nous pouvons observer actuellement ?

Yves Sintomer – La France a effectivement à faire face à un défi particulièrement difficile. Pour ne donner qu’un exemple : il est beaucoup plus compliqué de penser la construction européenne à partir du modèle centralisé, étatiste français qu’à partir d’un modèle décentralisé ou fédéraliste comme ceux de l’Allemagne, de la Suisse, de l’Italie ou de l’Espagne. Cela constitue un handicap fort. De même, l’universalisme à la française, qui avait des faces positives, celles des droits de l’Homme, mais aussi des faces sombres, pensons aux colonies, aux exclus de cet universalisme comme les femmes ou pendant longtemps les classes populaires, est difficilement concevable tel quel à l’échelle supra nationale.

Le républicanisme à la française était largement idéologique. Le service public ou les diplômes nationaux étaient rêvés comme unifiés et identiques sur tout le territoire, alors que les différences régionales sont plus marquées en France que chez la plupart de nos voisins. Si on met de côté l’ex-Allemagne de l’Est, elles sont par exemple moins marquées Outre-Rhin, alors même qu’il y a une structure fédérale. Le seul atout que nous avons peut-être est notre tradition de politisation, cette tendance à être prêt à remettre en cause l’ordre économique au nom d’un idéal politique. C’est la face positive de l’idéologie, qui a permis en France la permanence d’une certaine radicalité politique et de mobilisation (Commune de Paris, Mai 68).

Nonfiction.fr Pourtant, on voit bien aujourd’hui que le peuple français n’a pas du tout un rôle de leader ou d’avant garde dans les transformations démocratiques…

Yves Sintomer – Non, bien sûr. Il suffit de lire les journaux étrangers pour voir que la façon dont le président de la République ou la presse française rendent compte des initiatives hexagonales pour lutter contre la crise doit être relativisée. Les journaux suisses, italiens ou espagnols expliquent que dans la résolution de la crise, c’est Merkel qui décide et Sarkozy qui met en scène et qu’il n’y a pas au sens fort de codécision franco-allemande. Les critiques selon lesquelles les décisions françaises, en terme de politiques européennes, sont prises au regard de considérations intérieures, c’est à dire selon un calcul à court terme, et non selon une stratégie à long terme qui permettrait d’aboutir à des solutions durables et universellement partagées, sont me semble-t-il assez crédibles. Par ailleurs, les mouvements sociaux français ne sont pas comparativement les plus porteurs de solutions d’avenir, à part sur cet aspect de contestation radicale qui fait descendre des gens dans la rue. Pour les indignés grecs ou espagnols, pour Occupy Wall Street, la France n’est pas une référence.

Nonfiction.fr Il y a quand même quelque chose de relativement inquiétant également, c’est le fait que l’idéal républicain, est aujourd’hui invoqué au nom d’une idéologie réactionnaire...

Yves Sintomer –Il faut reconnaître que cet idéal au XIXème siècle, a donné lieu à des énergies de transformation extrêmement fortes, dans un sens comme d’un autre. Aujourd’hui, l’idéal républicain est plus le cache-sexe de stratégies réactionnaires qui se font jour et qui empruntent son vocabulaire. Une tendance autoritaire, voire xénophobe, s’exprime en France à travers le vocable du républicanisme. Ceux qui entouraient Chevènement se sont retrouvés un peu partout, jusqu’au FN...

Nonfiction.fr Y –a-t-il une tradition politique française, dans laquelle nous pourrions puiser pour aller vers des formes d’autogestion, plus porteuses d’avenir ? Ou cette tradition est elle complètement endormie sous la chape de plomb de la République et de l’Etat ?

Yves Sintomer – On ne peut pas seulement réactiver des idéologies du passé, comme on ne peut pas espérer revenir en arrière. Je pense néanmoins que s’il y a quelque chose à récupérer, peut-être s’agirait-il d’abord de la tradition libertaire qui s’est manifestée au moment de la Commune de Paris, du syndicalisme révolutionnaire, ou même pendant Juin 36 ou Mai 68, événements au cours desquels ne s’est pas seulement exprimée une idéologie socialiste au sens étatiste du terme. Cette tradition est forte en France, même si elle est évidemment largement mythifiée. Les mythes ne sont pas seulement des trompe-l’oeil, ce sont aussi des ressources qui donnent de l’énergie pour s’orienter, face aux énormes obstacles que nous rencontrons dans le présent. Néanmoins, cette tradition à elle seule n’est pas suffisante pour faire face aux défis du présent. L’une des difficultés principales est de pouvoir réélaborer un projet d’avenir qui puisse à la fois parler aux passions des masses et s’accompagner d’une réinterprétation de la République pour ne pas perdre de vue des notions comme le sens de l’Etat ou l’idée d’un " intérêt commun ". Dans un cadre complètement renouvelé, il faudrait également reprendre la capacité qu’a eu le socialisme à la française, qu’il se soit manifesté dans le PS ou le PC, à intégrer les couches populaires, à leur donner une reconnaissance véritable dans la société, à transformer les institutions en s’appuyant sur elles. Une part importante des évolutions tire leur origine dans les mouvements sociaux, il faut donc susciter cet élan là, mais dans un cadre réaliste pour éviter les impasses. Les ouvriers ludistes du XVIIIème siècle, qui cassaient leurs machines car les patrons profitaient de la mécanisation pour baisser les salaires, ont lancé un mouvement social qui se justifiait moralement mais qui ne pouvait être que perdant. Il est sûr en tout cas que personne ne possède aujourd’hui de solution clé en main, et que personne n’a de feuille de route assurée quant à l’avenir

Propos recueillis par Aïnhoa Jean et Allan Kaval 

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