Une étude sur la nouvelle place d'Internet dans les sociétés démocratiques.

on débat partout la question typiquement médiologique de savoir dans quelle mesure l’outil Internet entraîne ou non, dans les sociétés qu’il pénètre (soit à peu près toutes), un surcroît de démocratie. Dominique Cardon, chercheur au Laboratoire des usages d’Orange Labs et à l’EHESS, apporte avec ce petit ouvrage une réponse positive, et particulièrement éclairante.
Ses analyses tournent autour d’un maître-mot, la représentation, qui joue avantageusement sur le plan politique (la démocratie représentative fondée sur l’élection) autant que médiatique, voire socio-psychologique (l’expression et la mise en scène de soi) ; en chaque domaine, la tendance d’Internet semble de rétrograder la représentation dans les parages d’une culture désormais révolue, en favorisant diverses formes de participation et de présence.
Au niveau politique, et depuis au moins Rousseau, c’est un lieu commun de souligner que la représentation ne suffit pas ; forcément censitaire (comment représenter dans leur infinie diversité tous les sujets ?), défigurante, hiérarchisante, la caste des élus sera toujours exposée au soupçon de mal remplir sa fonction. Les thèmes de la démocratie participative se proposent donc, régulièrement, de combler le fossé laissé béant par la coupure (politique, sémiotique, culturelle…) entre les représentés et leurs Représentants. Dans la mesure où Internet travaille à atténuer cette coupure, Cardon propose, dès sa première page, d’y chercher "le laboratoire (…) des alternatives à la démocratie représentative" (p. 7). Son ouvrage se place ainsi d’emblée dans le sillage de La Contre-démocratie de Pierre Rosanvallon, qui documentait soigneusement les initiatives citoyennes de veille et d’interventions permises par Internet, face aux carences de l’appareil médiatico-politique.
Peut-on (autre facette de ce débat récurrent) parler d’une révolution Internet ? Cardon a soin de souligner que ce nouveau média – qu’il vaudrait peut-être mieux appeler un méta-média, voire un médium – ne permet pas seulement de remplir mieux qu’avant un ancien cahier des charges. Les grands médias précédents, notamment la presse écrite et audio-visuelle, couraient du point à la masse en séparant nettement le petit monde des émetteurs de la foule des récepteurs. Ce clivage entraînait ou constituait du même coup celui d’espaces domestiques privés, animés par des médias conversationnels tels que le téléphone ou la poste, bien distincts de l’espace public cher à Habermas. Cette illustre distinction s’effrite à son tour, dès lors qu’Internet invite l’usager à se comporter non en récepteur passif de l’information des autres mais en émetteur, en éditeur, en journaliste ou en vidéaste amateur… La Toile enchevêtre ainsi les fonctions jadis distinctes du téléphone et de la presse, donc les espaces privés et publics, au grand dam des gardiens ou des gate-keepers qui campaient jalousement sur cette ligne de partage.

L’un des mots-clés de la démocratie est à chercher du côté du nivellement ou plutôt de la mise à niveau des sujets, Internet indéniablement fonctionne en opérateur de déhiérarchisation, ou de hiérarchies enchevêtrées et tournantes (entre émetteur et récepteur, acteur et spectateur), non par l’écrasement mais par la promotion des initiatives individuelles, et l’incitation à l’autonomie croissante de chacun.
Cardon argumente ce point en rappelant les origines californiennes d’Internet, fruit croisé de la contre-culture hippie et de l’esprit méritocratique des chercheurs. Ses premiers inventeurs misaient sur la gratuité, le consensus, la tolérance et la coopération entre égaux pour promouvoir un afflux de créativité, une meilleure autonomie et des expériences vécues à la marge. L’esprit communautaire en reflux dans la baie de San Francisco trouva à s’investir dans les labos et les ateliers des premiers outils informatiques, pour donner naissance à des communautés "virtuelles". Le réseau connut un développement horizontal, concentrique et tourbillonnaire ; il ne fut pas programmé par une caste d’ingénieurs (comme le téléphone ou notre SNCF), mais dut son essor à des amateurs curieux, et des rêveurs entreprenants eux-mêmes capables de parier sur l’intelligence collective des foules. La naissance démocratique d’Internet tient d’abord à cette immense entreprise de déhiérarchisation, et de réversion des technosciences ainsi placées entre les mains de petits porteurs individuels ; à ce pari généreux sur l’autonomie et la créativité des acteurs. Que la massification des usages et les nouvelles générations d’internautes à leur tour marginalisent.
Il faut également souligner, au titre du formidable potentiel de libération apporté par la Toile, le rôle incitatif de l’énonciation masquée. "Sur Internet, personne ne sait que vous êtes un chien !" disait un célèbre cartoon mentionné page 25… Les jeux identitaires de la conversation induisent une désinhibition, donc une forme de thérapie sociale, et une ruée libertaire sur le nouveau réseau en voie de mondialisation. Cardon a particulièrement étudié ces voies de l’expression de soi, les échelles de l’exposition et les multiples jeux de clair-obscur ou de caché-montré pratiqués sur la Toile. Son enquête permet de nuancer les accusations de narcissisme, d’étalage pornographique voire d’autisme brutalement portées contre les internautes ; les mêmes études révèlent cependant, face à la massification exponentielle qui modifie les usages et la première culture d’Internet, une inflexion plus réaliste ou prosaïque des échanges interpersonnels. Délaissant les jeux de rôle ou les travestissements rêveurs, les nouveaux internautes ont tendance à s’afficher tels qu’ils sont, et à se regrouper sur la base des clivages et des communautés déjà en service out there ; on assisterait moins aux splendides extravagances des échappées dans le virtuel qu’à la revanche de la géographie, de la position sociale et des partages traditionnels dans le "monde réel".
L’essentiel de la réflexion ici proposée concerne les mutations, les fragmentations et les incessants redécoupages d’un espace public qui a perdu sans retour la belle dignité, ou stabilité, que lui conférait Habermas. Dans un monde ancien, quantité de gate-keepers veillaient à la visibilité et à la viabilité de cet espace en s’efforçant de faire coïncider ce qui se publie, et se publicise, avec l’intérêt général (ou l’idée que d’en haut eux-mêmes s’en faisaient). Les pédagogues, les éditeurs, les critiques, les censeurs…, forts de leur expertise, décidaient pour la masse ce qu’il était bon de lire, voir, connaître, discuter ou goûter. Or ces frontières du goût, de l’information ou de l’expertise sont devenues excessivement négociables ou mouvantes ; investir l’espace médiatique était auparavant un métier, la prise de parole supposait un dressage, et une rhétorique ad hoc, une cérémonie ou du moins quelque mise en scène ; et cette coupure entre les profanes et les professionnels des médias redoublait celle entre représentés et représentants dans la sphère politique.
C’est cette coupure que brouille Internet. Chaque citoyen n’est certes pas (encore) un journaliste, mais on sent bien que le réseau travaille à marginaliser et à effacer certaines corporations de médiateurs traditionnels, par exemple celle du critique culturel comme expert et comme prescripteur : le buzz ne passe plus par la voix de tel ou tel oracle patenté, les œuvres dépendent aujourd’hui, pour leur notoriété, d’autres agents. La vie politique de même, et les mouvements sociaux, semblent moins faciles à gouverner d’en haut que du temps des partis et des syndicats, désormais concurrencés (et débordés) par d’éphémères coordinations, par les associations ou les ONG ; et le concept de gouvernance implique justement qu’une quantité de facteurs non-dénombrables, ou imprévisibles, concourent aux "mouvements" qu’on avait, dans l’ancien régime, l’illusion de maîtriser par des programmes et des décisions top-down. En bref l’immanence, l’auto-organisation et les poussées ou les émergences bottom-up sont devenues notre paradigme, plus démocratique en effet mais d’autant plus difficile à manipuler et à penser. En élargissant l’espace du montrable (comme on vient encore de le vérifier avec le scandale planétaire causé par Wikileaks), Internet brouille la coupure entre la scène et les coulisses, entre le in et le off. La visibilité n’est plus une valeur qui se décide d’en haut, sa cote fluctue, en permanence négociée entre les internautes notamment à travers le PageRank de Google.

Comment, en l’absence d’une censure centrale et sur un réseau réputé acéphale, garantir la qualité de cette visibilité ? Internet serait-il autonettoyant ? Il suffit d’y naviguer cinq minutes pour vérifier ce que la liberté d’expression (amendement numéro un de la Constitution américaine) entraîne de vulgarité, de je-m’en-foutisme et de bobards sur la plupart des sujets, pour ne rien dire de l’invasion publicitaire. Le pari citoyen, ou libertaire, consiste néanmoins à postuler qu’une bonne volonté générale émergera du bouillonnement des libertés individuelles, ou du croisement des expressions sauvages ; que si personne ne sait tout, il n’est personne non plus qui ne sache rien (présupposition démocratique d’égalité), que nos compétences en d’autres termes sont distribuées, et que rien ne vaut le réseau pour les extraire ou les faire s’exprimer ; ou par exemple que si n’importe quel idiot peut en effet poster son opinion sur Wikipédia, celle-ci rencontrera assez vite un critique éclairé qui la corrigera… "L’intelligence des foules" (maxime régulatrice d’Internet, et titre d’un ouvrage d’Howard Rheingold) permet d’espérer que l’incivilité ou le vandalisme ne peuvent pas avoir le dernier mot, parce qu’il se trouve toujours sur le réseau une majorité d’acteurs décidés à accorder à la viabilité et au développement de celui-ci la priorité maximale, autrement dit à identifier la bonne tenue de ce réseau à l’intérêt général. C’est la multiplicité même des acteurs, ou la loi du nombre, qui donne quelque fondement à cet "optimisme".
De même l’anarchie des opinions, des styles de parole ou des sujets de conversation ont de quoi tourner la tête, pour qui a été intellectuellement formé selon le modèle de l’école, de la parole autorisée ou des tours de table ; les limites censitaires de l’espace public se brouillent, les publics nomadisent, se font et se défont au gré des agrégats et des interactions. On ne vient pas sur Internet pour être représenté ni négocier ses titres, mais pour participer ou faire des choses au présent de la relation. Et la grammaire de ces procédures ou de ces interventions ne reproduit pas celle du monde précédent. Internet par exemple n’est pas "démocratique" parce qu’on y voterait, ou que l’adhésion aux partis traditionnels avec leurs primaires, leurs congrès ou leurs motions de synthèse en serait, par la Toile, facilitée. Cette approche myope ou naïve du réseau répète la bévue des photographes "pictorialistes" qui s’efforçaient autour de 1860 de surpasser les peintres, sans voir qu’il y avait mieux à faire, avec la chambre obscure, qu’une laborieuse reconstitution des nativités ou des descentes de croix ! Cette vision rétrograde du progrès demeure jusqu’à un certain point inévitable : comment ne pas penser le nouveau à travers les termes disponibles de l’ancien ? Il n’empêche : si Internet, comme nous l’avons suggéré, est un métamédia, il bouleverse non seulement les moyens mais les catégories ou les schèmes de nos actions, de nos initiatives, et jusqu’à nos désirs ou imaginations… Un homme numérique est en train d’émerger, comme il y eut avec Gutenberg un homme typographique, puis avec Nièpce et Daguerre un homme photosensible et indiciel. Chacun sent bien qu’Internet, dans la plupart des domaines de la culture, apporte ou provoque une coupure médiologique majeure.
Pêche-t-on par optimisme en lui accordant, ou accolant, le bénéfice d’une émancipation démocratique ? Dominique Cardon pour sa part, en conclusion de son riche petit livre, résume ce bénéfice comme une sortie hors du paternalisme : "L’espace public traditionnel (…) s’est toujours méfié du public et a inlassablement cherché à le ‘protéger’ contre les autres et surtout contre lui-même. En le reléguant dans un rôle d’audience, il lui ôte ses capacités d’action. En le filtrant, il domestique ses prises de parole. En privatisant son intimité, il lui interdit de s’engager corps et âme. En faisant corriger ses connaissances par des experts agréés, il professionnalise le savoir. En le consultant à travers des sondages, il le ‘ventriloquise’ à tous propos. Mais, s’ils n’ont pas disparu, tous ces travers appartiennent désormais au passé de la démocratie. Car, sur Internet et grâce à Internet, ce public sous contrôle s’est émancipé" (page 99). Cinq siècles d’homme typographique donnent du recul pour mesurer toutes les conséquences de la rupture gutenbergienne ; avec Internet et même si l’histoire s’accélère vertigineusement, il est encore trop tôt pour un diagnostic d’envergure. Chacun sent bien pourtant, au bout de ses doigts posés sur le clavier, frissonner une promesse de libération, de vagabondage ou d’autonomie retrouvée. Le nouvel outil n’apporte pas l’égalité, il creuse au contraire la fracture numérique en favorisant les actifs, les malins, ceux qui apprennent à s’en servir, en laissant loin derrière les nouveaux analphabètes ; mais il ouvre aussi à ceux qui s’en emparent une fenêtre, une chance, de nouveaux langages, de nouveaux chemins, tout ce qui résonne dans ce grand mot vague, galvaudé autant qu’on voudra et pourtant increvable : démocratie