Auteur d'une demi-douzaine d'essais politiques et philosophiques, l'historien des idées Mark Lilla (Columbia University, NYC) déploie ici des trésors de concision et de perspicacité pour analyser les matrices, l'image et l'avenir du Tea Party aux Etats-Unis. 

 

Nonfiction.fr : On constate la montée en puisssance du mouvement Tea Party depuis quelques années . Pouvez-vous nous expliquer les origines de ce mouvement, le profil et les valeurs communes de ses élécteurs?  Comment expliquer cette fulgurante ascension?  Les médias et intérêts conservateurs y sont-ils pour quelque chose?

 

Mark Lilla : On peut retracer l’origine du Tea Party à la campagne du candidat républicain Goldwater   en 1964, qui était très libertarien, enraciné dans l’Ouest et suspicieux à l’égard de Washington. Mais à mon sens, le tournant décisif intervint entre 1968 et 1972, quand le Parti démocrate vira nettement à gauche et que les électeurs de la classe ouvrière votèrent pour Richard Nixon ou le candidat populiste (et quelque peu raciste) George Wallace. Depuis, le Sud, par exemple, vote massivement républicain. Un bon nombre de ces électeurs se considèrent comme "indépendants" mais penchent à droite. Le Parti démocrate a réussi à reconquérir certains de ces électeurs dans les années Clinton et en 2008 avec l’élection d’Obama, mais ils sont revenus depuis dans le camp républicain. Ces personnes constituent le noyau dur du Tea Party. Cela dit, il y a désormais deux nouveaux facteurs à prendre en compte. Le premier est que les idéologies libertariennes de toutes sortes – sociales, économiques, politiques – se sont renforcées depuis les années 1960, ce qui a rendu le pays encore plus individualiste et populiste, et moins dévoué au bien public. L’autre facteur est qu’il existe une chaîne de télévision nationale, Fox News, qui est ouvertement partisane et s’est faite le porte-parole médiatique du mouvement Tea Party. Ce qui ne revient pas du tout à dire que le mouvement serait une création de Fox News ou des fondations qui soutiennent certaines de ses organisations. Il s’agit d’un phénomène véritablement “grassroots” (parti de la base) qui s’est répandu  assez spontanément après la crise économique, le sauvetage des plus grosses entreprises et la décision de l’Administration Obama de faire pression en faveur d’une réforme coûteuse de l’assurance-maladie, alors que le déficit devenait gigantesque.

 

Nonfiction.fr : Diriez-vous que les "membres" de ce mouvement populiste votent contre leurs intérêts, comme le montre par exemple leur opposition systématique à toute mesure sociale comme la réforme de l’assurance-maladie ?

 

Mark Lilla : A vrai dire, il est difficile, et condescendant à la fois, de prétendre connaître les intérêts de quelqu’un mieux qu’il ne les connaît lui-même. Par exemple, malgré le fait que la plupart des adhérents au Tea Party sont issus de la classe aisée et ont des assurances privées (très onéreuses, au demeurant), leurs frais médicaux seront partiellement couverts aussi par Medicaid (assurance maladie créée en 1965) lorsqu’ils seront âgés. (Le Tea Party n’a pas encore brisé le tabou de la possible suppression de ce programme, qui bénéficie massivement à la classe moyenne). Cependant, il va de soi que pour entretenir la croissance économique qu’ils appellent de leurs vœux, nous avons besoin d'infrastructures publiques – des routes, des ponts, et des trains pour transporter les marchandises, par exemple – ainsi que d’une main-d’œuvre éduquée. Les membres du Tea Party votent donc clairement contre leurs intérêts quand ils refusent d’investir dans des biens publics qui sont source de grands bénéfices économiques pour eux.

 

Nonfiction.fr : Quelles sont les perspectives du Tea Party en  2012 et à plus long terme?  Peut-il influencer l’agenda de la campagne présidentielle? Le mouvement va-t-il poursuivre son ascension ou s’essoufler? 

 

Mark Lilla : Comme mouvement organisé, le Tea Party ne survivra probablement pas au-delà des élections de 2012, car il n’a ni leaders ni structure nationale (ils sont idéologiquement opposés à quoi que ce soit de national). Néanmoins, comme courant de pensée, il demeurera très important, surtout pour les candidats républicains aux primaires qui devront se positionner nettement à droite pour éviter toute toute concurrence au stade des primaires. Ceci pourrait leur aliéner des électeurs indépendants modérés qui, si l’économie s’améliore, pourraient voter à nouveau pour Obama. Cela dit, même les Démocrates ont été affectés par ce nouveau courant, dans la mesure où ils ne sont plus en position de mettre en avant leur programme politique traditionnel, à l’heure où les gens veulent réduire les déficits et les impôts. Au niveau de base, le pays se situe à peu près sur les mêmes positions que le Tea Party.

 

*Propos recueillis par Emma Archer, et traduits par Quentin Molinier.

 

 

A lire aussi sur nonfiction :

 

4 critiques de livre : 

 

Kate Zernike, Boiling Mad : Inside Tea Party America, par Boris Jamet-Fournier.

 

Jill Lepore, The Whites of Their Eyes: The Tea Party's Revolution and the Battle over American History, par Françoise Coste.

 

Scott Rasmussen et Douglas Schoen, Mad as Hell. How the Tea Party Movement is Fundamentally Remaking Our Two-Party Systempar Romain Huret.

 

Sébastien Caré, Les libertariens aux Etats-Unis, sociologie d'un mouvement asocial, par Arnault Skornicki.

 

2 interviews de spécialistes :

 

Une interview de Justin Vaïsse, chercheur à la Brookings Institution de Washington D.C., par Emma Archer et Quentin Molinier.

 

Une interview de Mark Lilla, essayiste et historien des idées à Columbia University, par Emma Archer (traduction de Quentin Molinier).

 

3 analyses du mouvement :

 

Une analyse du Tea Party Movement, publiée sur nonfiction en septembre 2010, par Françoise Coste.

 

Une analyse critique d'une note de la Fondapol consacrée au Tea Party, par Quentin Molinier.

 

Une analyse des rapports entre le Tea Party et les think tanks, par Marie-Cécile Naves.

 

1 revue de presse :

 

sur le financement du Tea Party par les frères Koch, par Pierre Testard