Dans une note datée du mois de mars 2011, la Fondation pour l’innovation politique   , ou Fondapol, tente, sous la plume du philosophe Henri Hude, d’appréhender les enjeux politiques, économiques, culturels et sociaux de l’émergence récente du Tea Party aux Etats-Unis.

 

Sobrement intitulée "Comprendre le Tea Party", la note s’articule autour de trois grandes problématiques : dans quel contexte, et sous l’impulsion de quelles dynamiques spécifiques, le Tea Party a-t-il vu le jour en août 2010 ? Quelles idéologies et quel "programme" politique prône-t-il pour se démarquer des deux grands partis traditionnels, le Parti républicain et le Parti démocrate ? A-t-il un avenir dans ce paysage politique bipolaire ?  Ces questions se révèlent directrices pour l’analyse du mouvement ; les réponses auxquelles elles donnent lieu sont claires et bien documentées. De surcroît l’auteur ne cède pas à la tentation de produire une critique facile et principiellement négative du mouvement   . On sent tout au long du texte ce refus de se faire l’écho des clichés relayés par la presse française. Cela dit, l’objectif affiché de la note est de "dédiaboliser" le Tea Party, ou du moins, la vision que nous en avons ici. Et si, en le rationalisant, c’est-à-dire en expliquant les principes sur lesquels il s’appuie et les valeurs qu’il défend, l’auteur parvient sans doute à modérer l’opinion majoritairement négative que nous en avons, il échoue cependant – probablement par excès de (fausse) impartialité – à en saisir le caractère profondément rétrograde. A lutter contre l’image prétendument populiste du mouvement, Henri Hude passe à côté du problème central soulevé par l’émergence de ce mouvement : son caractère fondamentalement anti-démocratique.  

 

Le Tea Party : principes et valeurs

 

Premier postulat d’Henri Hude, le Tea Party n’est pas une construction politique ex nihilo. Il s’inscrit bien plutôt dans une "longue tradition de révolutions démocratiques" et ne représente "qu’un nouvel épisode d’une histoire jalonnée de luttes contres les dérives oligarchiques et bureaucratiques" de l’Etat fédéral et son administration dispendieuse   . L’auteur convoque pêle-mêle Thomas Jefferson, Andrew Jackson, Abraham Lincoln et Franklin D. Roosevelt pour justifier de cette filiation. Il récuse par là même l’opinion, majoritaire en France, selon laquelle le Tea Party serait un mouvement populiste : "A ce compte-là, Jefferson, Jackson, Lincoln ou encore Roosevelt et Kennedy étaient populistes. On pourrait en dire de même pour Reagan."   On notera cependant, pour se démarquer de ce maelström historique, que la "révolution" voulue par le Tea Party n’est pas seulement "démocratique" ; elle est aussi conservatrice et libertarienne. Si ce mouvement grassroots prétend défendre les traditions démocratiques "incarnées dans une Constitution sociale, politique, économique et culturelle" – qui globalement est "cohérente et efficace", selon l’auteur     – c’est surtout au nom d’une philosophie utilitariste   et ultra-individualiste   qu’il lutte contre les deux partis successivement au pouvoir. 

 

Le retour à la Constitution prend ici une dimension exégétique : c’est en recourant à l’esprit et la lettre de la Constitution que l’électeur "moyen" du Tea Party – celui que l’auteur décrit à grands traits comme un petit entrepreneur de la classe moyenne – entend limiter les pouvoirs de l’administration centrale. Dans l’esprit de cet homme-type, ou pour être plus précis, dans l’esprit que lui prête Henri Hude, l’Etat n’est rien d’autre qu’un instrument du big business et de la bureaucratie fédérale installée à Washington. Il n’est jamais à l’abri de se dévoyer et tendre vers une forme d’ "une oligarchie ploutocratique ou bureaucratique", soit vers le "socialisme" ou la "social-démocratie"   . L’auteur insiste sur cet aspect du problème : le Tea Party étant majoritairement composé d’individus issus de la classe moyenne entrepreneuriale qui associent, sans plus de réflexion, le capitalisme et la démocratie   , il répugne à l’idée que les Etats-Unis adoptent le système de redistribution des richesses des social-démocraties européennes. Le Welfare State (Etat-providence) est pour lui une conception du politique aussi exogène qu’incongrue. De surcroît, cette classe moyenne vit encore, selon l’auteur, dans l’illusion rassurante d’une égalité des chances à la naissance : "ceux qui veulent entrer [dans la classe moyenne] n’ont qu’à étudier et travailler dur"   . Sans qu’il soit nécessaire de s’appesantir sur les coûts prohibitifs du système scolaire américain, ni sur le chômage rampant amené par la crise économique de 2008, on peut remarquer dans ce condensé de pure idéologie libertarienne, un refus catégorique d’apercevoir les différences socio-économiques flagrantes dans la société américaine. Plus grave encore, les personnes défavorisées auraient droit, selon eux, à une assistance étatique – il faudrait ici tempérer car les libertariens radicaux nient même jusqu’à la légitimité d’une telle aide de l’Etat –, mais "il ne convien[drait] pas de leur laisser trop d’influence dans la démocratie". Qu’est-ce dès lors que la démo-cratie (demo, le peuple, kratein, gouverner) ? C’est une question que ne se pose ni l’auteur, ni vraisemblablement ses "sujets" de recherche. A moins que là encore, il aille de soi que le peuple ne soit que la classe moyenne et les "pauvres" des parasites de cette entité vertueuse.

 

Cela dit, le Tea Party ne s’oppose pas uniquement à la tendance socialisante, incarnée par l’aile gauche du Parti démocrate : le conservatisme de remplacement ou de rupture, prôné, entre autres, par Newt Gingrich   s’inscrit aussi en faux contre le conservatisme d’opposition mené depuis 2008 par le GOP   . Le Parti républicain compte en effet un certain nombre de modérés qui sont peu enclins à faire des démocrates de gauche, les chantres de l’antiaméricanisme. Les rhéteurs du Tea Party n’hésitent pas à exprimer ouvertement ce point de vue démagogique.

 

Leur stratégie consiste ainsi à se positionner clairement à droite du centre de gravité républicain pour "tenter une sorte de prise de contrôle partiel" tout en espérant être adopté ou adoubé par ce dernier. Elle s’est révélée très efficace jusqu’à présent puisqu’en novembre 2010, "60 des 83 nouveaux élus à la Chambre des Représentants   étaient des candidats soutenus par ce mouvement."

 
Une structure décentralisée et très dynamique  
 

L’atout principal du Tea Party est sans doute sa très forte décentralisation. Acéphale, il ressemble davantage à un vaste réseau social qu’à un parti politique traditionnel – ce qui est d’ailleurs loin de représenter une gageure, comme l’a montré la campagne électorale d'Obama en 2008. Les nombreuses communautés qui ont émergé ça et là aux Etats-Unis, sous les deux bannières du Tea Party Express   et du Freedom Works   , deux mouvements distincts mais nés au même moment, ont profité des immenses possibilités de communication, d’organisation, de recrutement…etc qu’offrent désormais Internet et les réseaux sociaux, de telle sorte que les medias américains, "majoritairement progressistes" (à l’exception notable de Fox News, lire à ce propos l’interview de Mark Lilla) ont été contraints de parler d’eux, une fois la masse critique du mouvement atteinte.

 

Cependant, ce qui peut être un atout de taille pour le mouvement, (sa décentralisation), est aussi sa principale faiblesse. Il pâtit en effet de son absence de leader, de responsable connu et reconnu, à même de fédérer les partisans autour de son illustre figure. C’est d’ailleurs ce qui lui empêche pour l’instant de se constituer en tierce parti – transformation qui, au demeurant, ne serait sans doute pas favorable au mouvement, dans le système biparti étatsunien. Même Sarah Palin, qui avait pris la tête de la croisade anti-Obama lorsqu’elle s’était présentée aux élections présidentielles (comme vice-présidente) aux côtés du républicain John McCain, ne fait pas l’unanimité au sein du Tea Party. Et pour cause, Henri Hude explique que 50% des candidats soutenus par Palin et le Tea Party à la fois, ont été élus aux midterms de novembre 2010 (ce qui correspond à la moyenne nationale). En revanche, seulement 16,6% des candidats qu’elle a soutenus toute seule ont eu un siège au Congrès, ce qui invite à penser que "l’effet Palin reste donc imperceptible à la Chambre dans les cas de succès mais il est très fort concernant les échecs". Aussi l’électorat du Tea Party n’est-il pas vraiment influencé par ses recommandations ; il semblerait même qu’il n’en tienne pas compte du tout, voire qu’il vote à contre-courant de celles-ci.

 

L’avenir du Tea Party

 

Comme le note le philosophe, le Tea Party ne cherche pas tant à gagner son indépendance qu’à influer sur le contenu politique du Parti républicain. En ce sens "la scission entre  le GOP et le Tea Party" est "moins probable que le maintien de l’unité" dans la mesure où "l’éviction d’Obama" reste une "priorité absolue" pour le mouvement   . Cependant, il est possible, selon Henri Hude, que le GOP se scinde de lui-même à l’approche des élections de 2012. L’avenir du Tea Party dépendra finalement de sa capacité à appréhender les tendances politiques lourdes de la société américaine : le "centrisme d’intention" des classes moyennes, l’émergence d’un "conservatisme désinhibé" et "insurrectionnel" incarnés par le fait que 56% des Américains se réclament aujourd’hui de cette idéologie, tandis que seuls 18% d’entre eux se définissent encore comme liberals, et le rejet de la social-démocratie, "tenue pour périmée ou paralysante".

 

 

A lire aussi sur nonfiction :

 

 

4 critiques de livre : 

 

Kate Zernike, Boiling Mad : Inside Tea Party America, par Boris Jamet-Fournier.

 

Jill Lepore, The Whites of Their Eyes: The Tea Party's Revolution and the Battle over American History, par Françoise Coste.

 

Scott Rasmussen et Douglas Schoen, Mad as Hell. How the Tea Party Movement is Fundamentally Remaking Our Two-Party Systempar Romain Huret.

 

Sébastien Caré, Les libertariens aux Etats-Unis, sociologie d'un mouvement asocial, par Arnault Skornicki.

 

2 interviews de spécialistes :

 

Une interview de Justin Vaïsse, chercheur à la Brookings Institution de Washington D.C., par Emma Archer et Quentin Molinier.

 

Une interview de Mark Lilla, essayiste et historien des idées à Columbia University, par Emma Archer (traduction de Quentin Molinier).

 

3 analyses du mouvement :

 

Une analyse du Tea Party Movement, publiée sur nonfiction en septembre 2010, par Françoise Coste.

 

Une analyse critique d'une note de la Fondapol consacrée au Tea Party, par Quentin Molinier.

 

Une analyse des rapports entre le Tea Party et les think tanks, par Marie-Cécile Naves.

 

1 revue de presse :

 

sur le financement du Tea Party par les frères Koch, par Pierre Testard