Senior Fellow  et directeur de recherche au Center on the United States and Europe du Brookings Institute, Justin Vaïsse livre ici une analyse des plus pertinentes sur le mouvement politique américain du Tea Party . Structure, fonctionnement, stratégie, régimes d'influence et relations avec les deux grands partis traditionnels, toutes ces problématiques sont abordées. Les réponses apportent un éclairage nouveau sur ce mouvement mal connu en France et objet de nombreux fantasmes.    

 

Nonfiction.fr- Nous constatons depuis 2009 la montée en puissance d’un mouvement de frange: le mouvement Tea Party. Pouvez-vous nous en dire plus sur la formation de ce mouvement ?

Justin Vaïsse : C'est au départ un mouvement de réaction spontanée contre la perception d'une intrusion massive et soudaine du gouvernement fédéral dans la vie économique et sociale américaine, à la faveur de la crise financière mais aussi de l'élection de Barack Obama et de son projet de réforme de l'assurance santé. Ainsi, un des points d'origine du mouvement est la longue tirade du journaliste Rick Santelli à la Bourse de Chicago en février 2009: il protestait vigoureusement contre le soutien accordé par l'Etat aux propriétaires en défaut de paiment de leur prêt immobilier (une crise dont les proportions étaient alors monumentales) – une mesure qui venait après le plan de sauvetage fédéral des banques de 2008 et le plan de relance gigantesque voté par le Congrès en janvier 2009. Au cours de l'été qui suivit, les townhall meetings (réunions publiques) organisés par les élus sur le projet de réforme de la santé ont attiré des protestataires de droite qui ont fait dérailler les débats et attiré l'attention des médias. Le mouvement était né, multipliant les manifestations reprenant le folklore de la "Tea Party" de 1773, lorsque les colons de Boston avaient jeté à l'eau le thé britannique en signe de refus des taxes qui leur étaient imposées par Londres sans qu'ils aient le droit de vote: "no taxation without representation". La métaphore historique est donc abusive, puisque les activistes du mouvement "Tea Party" ont le droit de vote (et la "party" en question n'a rien à voir avec un "parti" politique). Mais eux estiment que la culture politique américaine traditionnelle d'individualisme et d'Etat limité est gravement remise en cause par les réformes d'Obama, voire par toutes les élites, démocrates et même républicaines, de Washington, et qu'il faut une insurrection populaire.

 
Nonfiction.fr- Quels sont le fonctionnement et la structure de ce mouvement?
 

Justin Vaïsse : Le Tea party, c'est un peu le croisement de Reagan–1980 et d'Obama–2008, en ce sens que l'inspiration idéologique est conservatrice et souvent libertarienne, alors que les méthodes d'organisation et de communication, qui passent intégralement par Internet, sont celles que les démocrates ont utilisées avec tant de succès pour la campagne victorieuse de 2008, à commencer par les réseaux sociaux, qui permettent une forte décentralisation du mouvement et un basculement des responsabilités et des initiatives vers la base. Chaque activiste a tous les outils d'action et de mobilisation politique à sa disposition, mais rien ne se passe s'il ne prend pas d'initiative – et il a les moyens d'inspirer une évolution du mouvement. Ce n'est donc pas une structure pyramidale classique. Les mouvements Tea Party les plus authentiques expliquent d'ailleurs que leur modèle, inspiré d'un livre de business de 2006, The Starfish and the Spider, est l'étoile de mer plutôt que l'araignée. Une araignée survit quand on lui coupe une patte, mais pas la tête. Qu'on découpe une étoile de mer en cinq, on aura cinq nouvelles étoiles de mer, car c'est un organisme entièrement décentralisé (pensez à Wikipedia ou Craiglist). C'est exactement ce que vise le mouvement, qui ne possède ni leader auto-proclamé ou même officieux, ni programme centralisé, mais seulement un nom et des valeurs en commun.

 

Nonfiction.fr- Justement, quelles sont ces valeurs, et quelles sont les revendications spécifiques de ce mouvement?

 

Justin Vaïsse : Une structure si décentralisée pose au moins deux problèmes. D'une part, elle rend le Tea Party vulnérable à la récupération politique par des forces mieux structurées, des "araignées" en quelque sorte – ce qui n'a pas échappé au Parti républicain ! D'autre part, elle force à un certain minimalisme en termes de substance politique, de programme, et ouvre par contre-coup un champ énorme de désaccords potentiels sur tout ce qui ne concerne pas le cœur consensuel du Tea Party. Ce cœur est très facile à résumer : moins d'impôts et moins d'Etat. Mais le Tea Party insiste d'autant plus sur ce programme minimaliste qu'il n'a pas de position unifiée sur les questions sociales et de mœurs, les questions religieuses, d'immigration, de politique étrangère, etc. Or, il est facile de voir comment "moins d'impôts et moins d'Etat" ne permet pas de trancher des questions comme le mariage homosexuel ou l'avortement, la guerre contre le terrorisme ou celle en Afghanistan. Le cœur vibrant du Tea Party, et sa composante la plus intéressante, ce sont, à mon avis, les libertariens, bien représentés par Ron Paul et son fils Rand Paul. Mais il se trouve probablement une majorité des sympathisants du Tea Party pour contester la plupart de leurs positions. Moins d'Etat, est-ce la fin de la régulation des mœurs sexuelles voire de l'usage des drogues ? Les proches de la droite chrétienne, très nombreux dans certaines branches du Tea Party (notamment en Iowa, un Etat clé) s'en étranglerait. Est-ce la fin de l'intrusion de l'appareil anti-terroriste fédéral dans la vie des Américains, du PATRIOT Act par exemple ? Les républicains à la Dick Cheney s'en étrangleraient. Est-ce la fin d'un outil militaire massif et des interventions à l'étranger ? Les tenants de l’exceptionnalisme américain, les nationalistes et les proches des néoconservateurs s'en étrangleraient. Bref, le mouvement Tea Party n'est pas seulement grass roots, il est aussi single-issue (baisse des impôts et reflux des régulations étatiques) – sinon il se déchire.

 

Nonfiction.fr- Certains contestent qu'il s'agisse d'un mouvement grass roots - spontané, populaire, décentralisé, sans leadership – en soulignant qu'il est soutenu financièrement par des groupes bien structurés (Americans for Prosperity, FreedomWorks) derrière lesquels on trouve des milliardaires ayant leur propre agenda politique (comme David et Charles Koch). Peut-on dire que ce mouvement est instrumentalisé?

 

Justin Vaïsse : En effet, Paul Krugman, par exemple, a parlé de mouvement "AstroTurf", par référence à la pelouse synthétique qu'on utilise parfois dans les stades (du faux grass roots), car des intérêts puissants ont financé certaines branches du mouvement. Mais prétendre qu'il s'agit d'un mouvement artificiel serait profondément faux. Il faut voir que le Tea Party est composite : certaines organisations sont des opérations de mobilisation politique montées par des républicains surfant sur la vague (le Tea Party Express, par exemple). D'autres sont les créatures des frères Koch (Americans for Prosperity, FreedomWorks et les mobilisations que ces groupes ont suscitées). Mais d'autres encore, comme les Tea Party Patriots ou le Tea Party Nation, sont tout à fait spontanés, des créatures politiques authentiquement nouvelles et sortis de la base, qui expriment une réaction anti-étatique profonde (à défaut d'être majoritaire).

 

Nonfiction.fr- Justement: anti-étatique ou anti-Obama ? Et combien de monde est-ce que cela représente ?

 

Justin Vaïsse : Des deux sources de mobilisation du mouvement – la réaction contre les mesures de sauvetage de l'économie fin 2008-début 2009, et le rejet des projets d'Obama en matière d'environnement, de santé, de régulation, etc. – c'est incontestablement la seconde qui compte le plus, d'autant que ces projets sont pour partie mis en œuvre. Les sympathisants démocrates sont bien rares au sein du Tea Party… Dire où s'arrête, dans cette mouvance au contours flous, le refus de l'étatisation, et où commence la lutte partisane contre Obama, voire la conviction de son illégitimité à la Maison Blanche, est bien difficile. Il y a d'ailleurs eu quelques débordements racistes lors de certaines manifestations, mais qui ne reflètent pas l'ensemble du mouvement. Quant au nombre de sympathisants, il est difficile à cerner. Un sondage New York Times – CBS de l'automne 2010 indique que 18% d'Américains s'identifient au mouvement, et qu'un peu moins d'un sur cinq d'entre eux affirment avoir pris part à une réunion ou une manifestation Tea Party. Ce qui est sûr, c'est que son poids politique est sans commune mesure avec ces chiffres. D'une part, le mouvement a bénéficié d'un écho médiatique énorme. D'autre part, les activistes ont su imposer leurs idées au Parti républicain, en assurant la défaite des conservateurs modérés traditionnels aux primaires, et ils ont, par contrecoup, imposé leurs thèmes (réduction du déficit et de la dette notamment) au pays tout entier.

 

Nonfiction.fr- Quel est l’impact du Tea Party sur la stratégie du Parti républicain ? Du point de vue des personnes, avez-vous constaté des rapprochements, voire des alliances entre membres influents du Tea Party et personnalités du GOP   ?

 

Justin Vaïsse : Le Tea Party est tout à la fois une bonne et une mauvaise nouvelle pour le GOP. Une bonne, parce qu'Obama a redynamisé l'esprit conservateur par ses réformes, et que le Tea Party vote républicain et mobilise des électeurs très actifs, très déterminés, qui font échouer les démocrates. Une mauvaise, pour trois raisons au moins. D'une part, le Tea Party a imposé au GOP des candidats de mauvaise qualité, voire excentriques (Carl Paladino, Sharron Angle et surtout Christine O'Donnell), qui lui ont coûté des sièges pourtant quasi acquis au Congrès en novembre dernier, notamment au Sénat. Ce schéma pourrait se reproduire à grande échelle à la présidentielle de 2012 si Sarah Palin se présente et emporte les primaires, ce qui n'est pas à exclure. Deuxième raison, le Tea Party est un mouvement idéologique, il prend donc des positions politiques maximalistes qui rendent la vie des républicains à la Chambre des représentants très difficile, alors que ces derniers doivent jouer un jeu de concessions réciproques, du compromis et de calculs fins contre Barack Obama. Enfin, plus généralement, le Tea Party divise le Parti républicain, et le pousse fermement vers la droite. Or, à long terme, les élections continueront à se gagner au centre, ce que le GOP risque d'avoir de plus en plus de mal à faire. Quant aux "membres influents du Tea Party" (les vrais), personne n'est capable de retenir leur nom, ce qui prouve bien que ce mouvement est décentralisé ! Ceux qui parlent pour le Tea Party sont les politiciens du GOP qui s'en réclament : Sarah Palin, Michelle Bachmann, Ron et Rand Paul, Jim DeMint (un sénateur au cœur du financement des candidats du Tea Party), Marco Rubio (étoile montante du Parti  républicain, élu en Floride).

 

Nonfiction.fr- Kate Zernike et Maghan Thee-Brenan dans un article du New York Times ont tenté de rectifier quelques idées reçues sur l’électorat du Tea party perçu comme “populaire” et “hétérogène”. En réalité, le mouvement serait bien plus homogène composé d’hommes majoritairement blancs, plus aisés et éduqués que la moyenne. Qu’en pensez-vous ?

 

Justin Vaïsse : Le Tea Party est un nouvel épisode de la révolution conservatrice, de la réaction de "la vraie" culture politique américaine (en fait l'une des cultures politiques américaines) contre la tentative, réelle ou perçue, de faire des Etats-Unis une social-démocratie à l'européenne plutôt que le pays du libre marché et de la responsabilité individuelle. C'est aussi, au fond, une révolte anti-fiscale, comme le montre Romain Huret dans ses travaux : le folklore du Tea Party n'est pas nouveau, et reprend spontanément ou non des formes déjà visitées dans les années 1970 notamment. Tout ceci explique que la sociologie des sympathisants du Tea Party soit en effet celle décrite dans cet article du New York Times.

 

Nonfiction.fr- Qu’est-ce qui distingue cette forme de populisme américain des mouvements populistes européens ?

 

Justin Vaïsse : Le Tea Party rejette les élites, mais ce ne sont pas les élites de l'argent (le patronat, Wall Street) comme pour le populisme européen de gauche, mais les élites libérales (au sens américain), les élites fédérales de Washington qui prétendent régenter la vie des autres et imposer leurs normes au peuple. Ce populisme-là rejoint un fonds anti-washingtonien commun à bien des mouvements populistes américains : c'est ce que Pierre Melandri avait appelé "un extrémisme du centre", car il réaffirme avec vitupérance le message politique américain lui-même. Et par ailleurs ce populisme du Tea Party n'est pas vraiment orienté contre un bouc-émissaire, comme les populismes européens de droite qui visent les Juifs, les immigrés ou à présent l'Islam.

 

Nonfiction.fr- Quel avenir pour le Tea Party ?

 

Justin Vaïsse : On va voir s'il parviendra à imposer ses choix au GOP pour la présidentielle de 2012, ce qui, selon troute vraisemblance, bénéficierait à la réélection d'Obama. Une figure politique comme Mitt Romney, qui peut se recentrer s'il passe le cap des primaires, a une chance de l'emporter si l'économie ne va pas bien, mais une Sarah Palin n'a aucune chance. A moins qu'un ticket présidentiel n'incorpore un candidat traditionnel et une figure du Tea Party, comme Marco Rubio. Par ailleurs, comme le Tea Party est un mouvement décentralisé et très agile, donc inventif, il faut aussi veiller aux innovations dont il pourrait faire preuve. Ainsi Jonathan Rauch, pour le National Journal, a fait un reportage sur le projet de certains activistes de conclure des compacts    entre Etats qui pourraient, une fois unis, rejeter le Obamacare (la réforme de la santé adoptée en 2010) et récupérer à leur profit les financements fédéraux – une disposition constitutionnelle obscure mais qui pourrait créer la surprise et changer les règles du jeu.

 

* Propos recueillis par Emma Archer et Quentin Molinier

 

 

A lire aussi sur nonfiction :

 

4 critiques de livre : 

 

Kate Zernike, Boiling Mad : Inside Tea Party America, par Boris Jamet-Fournier.

 

Jill Lepore, The Whites of Their Eyes: The Tea Party's Revolution and the Battle over American History, par Françoise Coste.

 

Scott Rasmussen et Douglas Schoen, Mad as Hell. How the Tea Party Movement is Fundamentally Remaking Our Two-Party Systempar Romain Huret.

 

Sébastien Caré, Les libertariens aux Etats-Unis, sociologie d'un mouvement asocial, par Arnault Skornicki.

 

2 interviews de spécialistes :

 

Une interview de Justin Vaïsse, chercheur à la Brookings Institution de Washington D.C., par Emma Archer et Quentin Molinier.

 

Une interview de Mark Lilla, essayiste et historien des idées à Columbia University, par Emma Archer (traduction de Quentin Molinier).

 

3 analyses du mouvement :

 

Une analyse du Tea Party Movement, publiée sur nonfiction en septembre 2010, par Françoise Coste.

 

Une analyse critique d'une note de la Fondapol consacrée au Tea Party, par Quentin Molinier.

 

Une analyse des rapports entre le Tea Party et les think tanks, par Marie-Cécile Naves.

 

1 revue de presse :

 

sur le financement du Tea Party par les frères Koch, par Pierre Testard