Le récent documentaire Encore elles ! projeté lors d’un débat sur les 40 ans du MLF,  se clôturait sur l’action féministe dans les banlieues. L’ancienne génération constatait douloureusement qu’elle avait pendant longtemps ignoré un pan de la population, dont les problèmes étaient pourtant les mêmes que ceux qu’elles combattaient depuis près de quarante ans. Les violences faites aux femmes étaient un des combats de toujours. Peu médiatisées, les associations de banlieue Voix de femmes et Voix d’elles rebelles préfèrent la discrétion, leur action se situant avant tout sur le terrain. Nonfiction.fr est allé à leur rencontre.

 

Christine-Sarah Jamaa et Sarah Oussekine, les directrices de Voix de femmes et Voix d’elles rebelles se situent un peu à part dans le paysage du féminisme français (pour éviter une redondance avec la phrase suivante). En agissant avant tout localement, elles se trouvent souvent confrontées aux problèmes du droit des femmes dans des milieux issus de l’immigration. Victimes selon elles, d’une stigmatisation croissante à l’égard des banlieues et de l’immigration, les deux associations mènent leur travail à distance des médias et des autres associations féministes. Voix de femmes a son siège à Cergy-le-haut, Voix d’elles rebelles à la Basilique Saint-Denis, loin des associations "parisiennes". Lorsque Caroline de Haas lançait lors d’une assemblée générale qu’elle ne voulait pas qu’Osez le féminisme ! se réduise à un "petit mouvement bourgeois parisien" en référence à l’ancienne génération, elle révélait un clivage encore très présent entre le monde associatif féministe en banlieue et celui de Paris. Outre la distance géographique, cet éloignement est-il le fruit d’un désaccord idéologique ? D’un "snobisme parisien" pour "la banlieue"? Ou bien tout simplement de différentes luttes au quotidien ? Peut-être un peu des deux à la fois, mais la différence principale repose sur le mode d’action.

 

En entrant dans le local de Voix de femmes, on ne peut s’empêcher de remarquer l’affiche de Joue-la comme Beckham,   à côté de celle du mouvement Black Revolution. Chez Voix d’Elles Rebelles, on trouve les mêmes murs tapissés d’affiches, avec "I have a dream" de Martin Luther King à côté d’un poster d’une campagne pour la contraception. A ces images répond la diversité des jeunes filles qui viennent voir ces associations. Ces populations "invisibles", comme dit Christine-Sarah Jamaa, d’Inde ou du Pakistan qui commencent à entrer en contact mais aussi des françaises, ou des filles issues de l’immigration victimes de violences. Ces associations ont pour but d’aider les femmes à faire valoir leurs droits lorsqu’ils sont bafoués à travers l’écoute et l’accompagnement dans les procédures administratives, et souvent le soutien moral.

 

Composées de petites équipes de trois à quatre permanents, elles bénéficient aussi de l’aide de bénévoles. Confidentielles pour des raisons de sécurité   ,  elles se sont fait connaître par le bouche-à-oreille et aussi grâce à leur longévité. Voix d’elles rebelles existe depuis 1995 et Voix de femmes depuis 1998. De dix dossiers par an à leurs débuts, elles en traitent entre trois cent à cinq cent aujourd’hui.

 

Aux assemblées générales souvent vues dans les associations parisiennes, se substitue une lutte au quotidien qui repose surtout sur le respect des droits garantis aux femmes. "Moi, j’ai l’impression d’être une militante quand je fais des heures sup non payées ou quand je prends quatre bus pour aller parler des violences dans un lycée. Le reste du temps, je fais juste mon boulot", dit Christine-Sarah Jamaa.  Les filles auxquelles elle s’adresse, "ne sont pas des gamines qui vont s’émanciper en brûlant leurs soutien-gorges"… les féministes de l’ancienne génération n’ont qu’à bien se tenir ! Si ces femmes sont victimes de violences qui touchent tous les milieux socioculturels, la majorité est issue de l’immigration même si 90% d’entre elles sont françaises, précise Christine-Sarah Jamaa. "Et évidemment, cela favorise la stigmatisation, surtout quand on s’intéresse au mariage forcé. C’est d’ailleurs ce que l’on nous a reproché quand on a voulu en faire notre combat. De plus, au nom de la relativisation culturelle, on a l’impression que lorsqu’on est d’origine immigrée, il faut en faire dix fois plus pour montrer qu’on est en train de s’émanciper".

 

L’association Voix d’elles rebelles privilégie une écoute et des conseils efficaces tout en cultivant un discours radical : "Il ne faut pas se leurrer, il existe un réel clivage entre Paris et sa banlieue concernant le féminisme, on a vraiment l’impression d’être dans deux mondes différents", affirme Sarah Oussekine. Elle raconte d’ailleurs une anecdote qui fait rire toutes ses collègues : "Il n’y a qu’à voir quand on a été invitées aux Etats-généraux organisés par le magazine Elle, dit-elle amusée. On nous parlait de la place des femmes à valoriser dans les conseils d’administration, alors que les filles qui viennent nous voir sont à des années lumière de ça. Elles n’ont même pas encore le baccalauréat pour la plupart."

 

Les clivages féministes se jouent aussi en fonction du public auquel chaque association s’adresse. La remarque de Sarah Oussekine illustre un décalage, parfois involontaire, entre les discours, les réflexions sur le féminisme et la réalité du terrain qui reste très éloignée de ces questions. Les deux se complètent, mais révèlent bien de grands écarts entre les revendications de "Paris" et celles de la "banlieue". Si Sarah Oussekine revendique l’héritage de Simone de Beauvoir et de l’ancienne génération, ce qui l’intéresse, c’est l’impact concret et actuel des idées féministes dans la vie de tous les jours.

 

Le clivage banlieue/Paris, Christine-Sarah Jamaa l’a surtout ressenti lors des discussions du projet de loi sur le mariage forcé et les difficultés qu’elle a dû affronter pour être auditionnée comme d'autres associations, telles que le FIT.  "Ce qui est agaçant, c’est qu’on est finalement beaucoup plus mobilisées pour des colloques ici ou à l’étranger que pour des auditions. On travaille beaucoup avec les associations au Canada, en Belgique, au Maroc. C’est important de travailler avec les associations féministes ou ceux qui aident les féministes dans des pays comme le Maroc (avec la fondation Ytto), l’Algérie, et qui peuvent nous aider au rapatriement. Mais on aimerait bien un peu plus de soutien ici.»

 

Si les deux associations tiennent à leur aspect confidentiel, c’est en partie à cause de mauvaises expériences avec les médias. " On a l’impression qu’ils ne viennent nous voir que pour des histoires juteuses : genre "fille brûlée", "mariage forcé qui tourne mal" ou alors pour la question du voile, justement." Quant aux partis politiques, les deux sont unanimes, même si elles avouent avoir été  sollicitées par certains partis : "on est complètement indépendantes politiquement". Pour Voix d’elles rebelles il s’agit avant tout de préserver leur "intégrité", très précieuse à leurs yeux et gage de crédibilité pour celles qui viennent les voir.

 

Les deux directrices s’avèrent assez lucides sur leur collaboration avec les mouvements féministes ou d’autres associations : les luttes de pouvoir et les coups bas sont bien présents et aucune des deux associations ne collabore avec Ni Putes ni Soumises. Cependant la diversité et la pluralité des associations n’est pas forcément un désavantage. Pour Sarah Oussekine, "c’est même mieux car chacune a sa spécialité, on ne peut pas traiter de tous les problèmes, même si on essaye."

 

Pour ce qui est de l’action de leurs compères, Christine-Sarah Jamaa s’avère plutôt optimiste "Je ne connais que de loin Osez le féminisme ! et j’aimerais beaucoup travailler avec elles. J’ai trouvé leur campagne contre le viol très bien faite. Pour ce qui est de la Barbe, je les trouve très drôles et je pense que ce genre d’action peut marcher surtout quand on fait appel à l’imagination et la création artistique. Nous-mêmes, on fait appel à des slameurs et on crée des ateliers, car ça permet toujours de toucher plus de monde au final." Pour Voix de femmes, l’avenir du combat féministe se joue surtout dans ce qu’elle appelle "l’éducation populaire". Elles ont d’ailleurs pour projet en parallèle de leur action préventive de créer une école de la liberté et de l’égalité et un mouvement provisoirement baptisé "Le Mouvement pour la Liberté et l'Egalité Maintenant" le MLEM

 

A lire également sur nonfiction.fr :

 

 

Les lobbies féministes, par Lilia Blaise.

 

Mix-Cité, par Pierre Testard.

 

Osez le féminisme, par Lilia Blaise.

 

La Barbe, par Quentin Molinier. 

 

Les TumulTueuses, par Quentin Molinier.

 
 

- Une analyse des nouvelles modalités d’action des militantes féministes, par Marie-Emilie Lorenzi. 

 

- Un entretien avec la chercheuse Christelle Taraud sur la structuration actuelle du mouvement féministe, par Pierre Testard.

 

- Un entretien avec la philosophe Sandra Laugier sur l'éthique féministe du care, par Pascal Morvan et Quentin Molinier. 

 

- Un aperçu de la présence féministe sur Internet, par Pierre Testard.

 

- Une recension du livre de Valérie Ganne, Juliette Joste et Virginie Berthemet, Merci les filles, par Charlotte Arce. 

 

- Un portrait d’une "ancienne", Florence Montreynaud, par Charlotte Arce.

 

- Un entretien avec Martine Storti, sur le passé et l'avenir du féminisme, par Sylvie Duverger. 

 

- Une interview de la philosophe Geneviève Fraisse sur le féminisme et son actualité, par Sylvie Duverger et Lilia Blaise. 

 

- Un entretien avec Marie-Hélène Bourcier sur la queer theory, par Sylvie Duverger. 

 

- Une chronique de l'ouvrage de Jean-Michel Carré, Travailleu(r)ses du sexe (et fières de l’être), par Justine Cocset. 

 

- Une brève de féminisme ordinaire, par Sophie Burdet. 

 
 
 

* Ce dossier a été coordonné par Charlotte Arce, Lilia Blaise, Quentin Molinier et Pierre Testard.

 
 
 

A lire aussi : 

 

- Martine Storti, Je suis une femme. Pourquoi pas vous ? 1974-1979, quand je racontais le mouvement des femmes dans Libération, par Fabienne Dumont. 

 

- Réjane Sénac-Slawinski (dir), Femmes-hommes, des inégalités à l'égalité, par Aurore Lambert. 

 

- Sylvie Schweitzer, Femmes de pouvoir. Une histoire de l'égalité professionnelle en Europe (XIXe-XXIe siècles), par Léonor Gutharc. 

 

- "L'Etat doit-il réglementer la représentation du corps féminin dans la publicité ?", par Matthieu Lahure.