Christelle Taraud est Professeure dans les programmes parisiens de NYU et de Columbia University et chercheuse au Centre de recherches en histoire du XIXe siècle (Paris I/Paris IV). Elle est par ailleurs l’auteure de La prostitution coloniale. Algérie, Tunisie, Maroc, 1830-1962, Paris Payot, 2003 ; Les féminismes en questions. Eléments pour une cartographie, Paris, Amsterdam, 2005 ; Sexes et colonies. Virilité, homosexualité et tourisme sexuel au Maghreb, 1830-1962, Paris, Payot, 2012. Elle revient pour nonfiction.fr sur la structuration actuelle du mouvement féministe français. 

 
 
 

Nonfiction.fr- Les clivages dans le mouvement féministe français semblent porter davantage sur les formes d'action (militantisme classique contre happening ludique, etc.) que sur les idées ou les écarts de génération. Est-ce votre avis ? 

 

Christelle Taraud- Absolument pas, le mouvement féministe en France depuis sa constitution à partir de la seconde moitié du XIXe siècle a utilisé simultanément un militantisme que l’on peut définir comme "classique" et des actions d’éclat pour frapper les esprits et faire changer les mentalités. Des suffragettes, comme la célèbre Hubertine Auclert qui a lancé la grève de l’impôt en 1880 en martelant le slogan : "Je ne vote pas, je ne paye pas", qui renversaient et brisaient les urnes pour protester contre l’éviction des femmes des droits politiques aux fondatrices du MLF qui déposaient une gerbe, sous l’Arc de triomphe, en l’honneur de la femme du soldat inconnu en août 1970 ou zappaient les Etats Généraux de la femme organisés par le journal Elle la même année, le "happening", qu’il soit ludique ou non, a toujours fait partie de l’histoire du féminisme. S’attacher exclusivement à des supposées différences de forme, c’est en même temps occulter au mieux, nier au pire la longue et complexe histoire du féminisme en France tout en le dépolitisant, en le ramenant à un simple problème de communication, de packaging en somme. Or si le féminisme cesse d’être politique, il ne sera plus qu’une coquille vide, réduit justement à n’être qu’une accumulation d’actions publicitaires sans grand intérêt…

 

Nonfiction.fr- Y a-t-il un réel clivage entre les associations qui font le choix d'adosser leur action au combat politique et celles qui refusent toute instrumentalisation politique ou politicienne ? 

 

Christelle Taraud- Toute l’histoire du féminisme se réduit à cette question et à cette opposition structurelle entre un féminisme réformiste, qui collabore plus ou moins avec les structures de l’Etat et ses nombreux relais, y compris au moment des élections par des actions de lobbying menées par les associations ou par des candidatures féminines/féministes, pour aboutir à une émancipation des femmes dans des domaines essentiels comme l’égalité de statut, les droits au travail, à la citoyenneté, à la contraception et à l’avortement, la lutte contre toutes les formes de violence… ; et un féminisme révolutionnaire et/ou radical, qui par définition refuse tout compromis avec un système démocratique perçu et pensé comme capitaliste et bourgeois, et qui lutte de surcroît pour la destruction du système patriarcal et ce faisant oeuvre pour une totale libération des femmes – et des hommes - au travers d’une véritable révolution féministe. Entre ce féminisme révolutionnaire qui est toujours resté minoritaire cependant – et ce d’autant plus qu’il s’est, en partie, désolidarisé des grands mouvements de lutte des classes qui ont prouvé, tout au long de l’histoire du XIXe et du XXe siècles, leur incapacité à réduire l’inégalité de sexe, ce que Flora Tristan résumait déjà dans les années 1840 par sa célèbre formule : "L’homme le plus opprimé peut opprimer un être qui est sa femme. Elle est la prolétaire du prolétaire" – et un féminisme réformiste majoritaire, qui n’en reste pas moins pourvoyeur de droits nouveaux dans la société, les tensions ont été et sont toujours nombreuses. Il faut noter toutefois que même si ces deux féminismes – réformiste et révolutionnaire – ont des objectifs différents, clairement visibles dans les termes émancipation versus libération, leurs pensées et actions n’en restent pas moins riches d’enseignement pour le passé, le présent et le futur.

 

Nonfiction.fr- Sur le plan des idées, y a-t-il une symétrie entre les différences qu'on retrouve dans l'université sur la question féministe et celles qu'on retrouve dans le mouvement féministe lui-même ? 

 

Christelle Taraud- Oui, au moins pour la période très contemporaine, puisque dès la fin du MLF (après la dernière grande manifestation de 1979 pour la consolidation du droit à l’avortement), c’est en partie le repli des militantes vers les universités qui a permis la création de la première vague d’histoire des femmes et du genre. Il est évident que ces femmes ont de ce fait porté leur vision du féminisme à l’intérieur des trop rares espaces dédiés à ces questions dans le monde académique. Aujourd’hui, à mon sens, il en va de même pour la nouvelle génération, celle qui est entrée en féminisme à la fin des années 1980 et au début des années 1990 et qui a intégré les universités dix ans plus tard.

 

Nonfiction.fr- Quels sont les sujets de société qui divisent le plus le mouvement féministe ? 

 

Christelle Taraud- Depuis la fin des années 1980, tous les grands sujets de société - à l’image du débat sur la parité en politique initié, en 1992, par la publication du livre Au pouvoir citoyennes ! Liberté, Egalité, Parité de Françoise Gaspard, Claude Servan-Schreiber et Anne Le Gall - qui ont divisé la société ont aussi divisé le féminisme et ce d’autant plus que ces débats étaient souvent nés en son sein – ce qui, à mon sens, prouve son intérêt vital tant du point de vue de la régénération des idées que des actions à mener pour modifier durablement les structures sexistes de la société française. En ce sens, le féminisme, dans la diversité de ses opinions et de ses expériences, est un formidable outil de transformation sociale. Pour moi en effet, et c’est ce que j’avais tenté de montrer, en 2005, avec mon livre Les féminismes en questions. Eléments pour une cartographie, le fait que le féminisme soit pluriel est une véritable force et non une faiblesse. De ce fait, les débats – comme ceux sur la prostitution ou sur le voile pour n’en citer que deux particulièrement symboliques – auraient dû permettre de revivifier les idées et d’imposer le féminisme comme force critique incontournable dans le débat public. Force est de constater cependant que ces débats ont surtout permis de réactiver, en les caricaturant le plus souvent à l’extrême de surcroît, de vieilles fractures à l’intérieur du féminisme français (abolitionnistes historiques contre militantes pro-sexe ; féministes anti-cléricales et laïques contre "pro-communautaristes" et "anti-universalistes"…) tout en permettant une manipulation du mouvement lui-même en en faisant ce qu’il n’est pas et ne peut être : un outil normatif délivrant la bonne parole féministe dans une certaine forme de servilité avec le pouvoir qui est préoccupante. Résultat des courses : quand les députés, dont le sexisme est avéré dans de nombreux domaines, pervertissent le féminisme en l’utilisant pour voter des lois contre les femmes (loi sur la sécurité intérieure de 2003 qui réactive le racolage passif et rend la vie des prostituées, notamment étrangères, impossible ; loi sur la laïcité à l’école de 2004 qui rejette les filles voilées des structures éducatives publiques…) où est la victoire du féminisme et de l’émancipation des femmes ?

 

Nonfiction.fr- Qu'ont apporté de nouveau au féminisme des structures apparues ces dernières années comme La Barbe, les Tumultueuses ou Osez le féminisme, pour ne citer qu'elles ?

 

Christelle Taraud- De la jeunesse et de la visibilité incontestablement, ce dont le mouvement féministe a toujours grandement besoin - le phénomène cependant n’est pas nouveau à l’image des organisations constituées dans les années 1990 comme les Marie Pas Claire et Mix-Cité. Mais attention à ne pas faire de ces mouvements très médiatiques aujourd’hui – du fait des happening barbus des unes ou des seins dénudés et des soirées conviviales des autres – la substantifique mœlle du féminisme français contemporain. Dans une société du jeunisme et de la communication on a trop souvent la mémoire courte, phénomène de mode oblige. N’oublions pas dès lors toutes ces associations et organisations qui travaillent, au jour le jour, à améliorer les droits et le quotidien des femmes parmi lesquelles des organisations moins "banquables" pour les médias comme le mouvement français pour le planning familial, la CADAC (rappelons que trouver un centre pour pratiquer une interruption volontaire de grossesse relève souvent du parcours de la combattante en France aujourd’hui), SOS femmes, le Collectif féministe contre le viol, SOS homophobie, l’association européenne contre les violences faites aux femmes au travail… Ce sont toutes ces associations, les anciennes, comme les nouvelles qui font la richesse du féminisme contemporain.

 

Nonfiction.fr- Le phénomène de personnalisation et de médiatisation apparaît inévitable pour que les revendications de certaines associations soient véritablement entendues (Clémentine Autain et Mix-Cité, Fadela Amara et Ni Putes Ni Soumises, Caroline de Haas et OLF) dans l'espace public. Comment peut-on l'expliquer ? 

 

Christelle Taraud- Je ne crois pas au caractère inévitable de la personnalisation car on peut parfaitement lutter contre par la formation des militantes d’abord et par la volonté politique de permettre à un mouvement quel qu’il soit – à l’image du MLF dans les années 1970 – d’avoir plusieurs visages et plusieurs voix. C’est le choix, par exemple, qui avait été fait par les Marie Pas Claire dans les années 1990 et ce choix n’a nullement nui alors à la force des idées et des actions, y compris médiatiques, du mouvement en question. Etre féministe, c’est aussi savoir dire non quand cela est nécessaire, résister à la pression de ceux et de celles qui veulent vous ériger en "star" de la lutte des femmes pour mieux vous utiliser ensuite dans leurs propres stratégies. Le projet est collectif, la voix doit l’être aussi…

 
 

* Propos recueillis par Pierre Testard. 

A lire également sur nonfiction.fr :

 

Les lobbies féministes, par Lilia Blaise.

 

- Les associations de banlieue, Voix de Femmes et Voix d'Elles Rebelles, par Lilia Blaise. 

 

Mix-Cité, par Pierre Testard.

 

Osez le féminisme, par Lilia Blaise.

 

La Barbe, par Quentin Molinier. 

 

Les TumulTueuses, par Quentin Molinier.

 
 

- Une analyse des nouvelles modalités d’action des militantes féministes, par Marie-Emilie Lorenzi. 

 
 

- Un entretien avec la philosophe Sandra Laugier sur l'éthique féministe du care, par Pascal Morvan et Quentin Molinier. 

 

- Un aperçu de la présence féministe sur Internet, par Pierre Testard.

 

- Une recension du livre de Valérie Ganne, Juliette Joste et Virginie Berthemet, Merci les filles, par Charlotte Arce. 

 

- Un portrait d’une "ancienne", Florence Montreynaud, par Charlotte Arce.

 

- Un entretien avec Martine Storti, sur le passé et l'avenir du féminisme, par Sylvie Duverger. 

 

- Une interview de la philosophe Geneviève Fraisse sur le féminisme et son actualité, par Sylvie Duverger. 

 

- Un entretien avec Marie-Hélène Bourcier sur la queer theory, par Sylvie Duverger. 

 

- Une chronique de l'ouvrage de Jean-Michel Carré, Travailleu(r)ses du sexe (et fières de l’être), par Justine Cocset. 

 

- Une brève de féminisme ordinaire, par Sophie Burdet. 

 
 
 

* Ce dossier a été coordonné par Charlotte Arce, Lilia Blaise, Quentin Molinier et Pierre Testard.

 
 
 

A lire aussi : 

 

- Martine Storti, Je suis une femme. Pourquoi pas vous ? 1974-1979, quand je racontais le mouvement des femmes dans Libération, par Fabienne Dumont. 

 

- Réjane Sénac-Slawinski (dir), Femmes-hommes, des inégalités à l'égalité, par Aurore Lambert. 

 

- Sylvie Schweitzer, Femmes de pouvoir. Une histoire de l'égalité professionnelle en Europe (XIXe-XXIe siècles), par Léonor Gutharc. 

 

- "L'Etat doit-il réglementer la représentation du corps féminin dans la publicité ?", par Matthieu Lahure.