Un ouvrage de référence, certes, mais qui aurait largement gagné à témoigner d’un plus grand pluralisme dans ses positions et présupposés.

Disons le d’emblée, cet ouvrage est plutôt réussi : en plus de 600 pages (et pour moins de 30 euros), il représente en un unique volume une petite encyclopédie facilement maniable sur tout ce qui concerne la destruction systématique des Juifs européens. Outre l’index, la précieuse bibliographie thématique, le lexique et la liste des abréviations, ce dictionnaire a l’originalité de présenter deux textes en incipit, des « Questions sur la Shoah » et une chronologie du « Processus ».

Seulement, à aucun moment dans ce dictionnaire, le terme même « Shoah » n’est discuté de façon critique. L’entrée « Shoah » décrit bien les sens du mot et les différents contextes dans lesquels le terme a été utilisé, avant de s’imposer en France, essentiellement suite au film éponyme de Claude Lanzmann. Henri Meschonnic, par exemple, a pourtant très clairement exposé (Le Monde, 20 février 2005) les raisons qui invitent à remettre en cause l’emploi dominant de ce terme hébreu signifiant « catastrophe soudaine », le plus souvent naturelle : c’est un terme d’une langue liturgique, inconnue de la plupart des victimes. La connotation religieuse du terme suppose en outre, implicitement, la réduction du judaïsme à une religion. La « Shoah » – sacralisée en français par la majuscule –, repose sur une ontologisation de l’extermination des Juifs, insistant sur l’unicité de ce génocide, essentialisant par là-même le « peuple élu ». Fort heureusement, il faut le reconnaître, ce dictionnaire comporte tout de même des entrées pour les « Arméniens » et « Tsiganes », même si on eût préféré pour ces derniers la dénomination « Roms et Sintis » et que l’article aurait pu mentionner qu’en France, par exemple, les Roms ont été internés jusqu’en mai 1946. D’autres catégories de victimes sont également mentionnées, comme les « homosexuels » ou les « témoins de Jéhovah », mais pas les communistes, qui n’ont d’ailleurs pas non plus l’honneur de figurer dans l’index (« Parti communiste » non plus, c'eût pourtant été l’occasion de discuter l’expression « parti des fusillés »).

Concernant la « Shoah », on pouvait espérer que ce dictionnaire aborde ces questions politico-linguistiques, et l’on ne pouvait dès lors que se réjouir d’une entrée sur les « Langues parlées par les victimes ». Las ! Malheureusement, si l’article apporte des informations intéressantes sur l’usage de la diglossie selon les lieux et les époques (cafés aryens, ghettos, camps…), ce n’est qu’incidemment que le yiddish est mentionné, par exemple dans l’extrait d’un témoignage d’Emanuel Ringelblum, chroniqueur du ghetto de Varsovie.

Il est bien entendu toujours aisé de trouver pour un dictionnaire de ce type des entrées manquantes, mais en général l’index permet de rattraper les oublis. Dans le cas présent, le terme « Yiddish » en est absent, ce qui est tout de même un peu gênant si l’on considère que c’est avant tout la population yiddishophone qui a été décimée. Il y a probablement là une prise de parti des auteurs, car même le Bund, l’Union générale des travailleurs juifs, opposé au sionisme, est quasiment absente du dictionnaire (juste dans deux articles biographiques). On consultera donc avec profit, en guise de palliatif, Le yiddishland révolutionnaire, d’Alain Brossat et Sylvia Klingberg, paru en avril 2009 aux Editions Syllepse.

Qu’un dictionnaire défende des choix éditoriaux, soit, c’est souvent la garantie d’une originalité, mais l’on sent parfois dans le texte sur les « questions » autour de la Shoah, des signes d’emportement. La qualification du roman de Jonathan Littel, Les Bienveillantes,  « [d’]ouvrage qui s’autorise à profaner le cadavre des victimes de la Shoah sur 900 pages (…) » (p. 17), aurait sans doute mérité une petite discussion entre les directeurs de l’ouvrage. La dimension européenne de la « Shoah » est esquissée p. 31 mais « L’Europe » aurait sans doute mérité une autre entrée que les deux modestes paragraphes que l’on peut trouver dans l’entrée correspondante   . Sur l’antisémitisme européen d’avant-guerre, on lit (p. 32) « en 1910, l’Allemagne se situait dans la moyenne de l’antisémitisme européen », ce qui est manifestement faux et il est tout à fait regrettable que Frank Bajohr, auteur d’un ouvrage remarquable sur l’antisémitisme de cette époque dans le tourisme, en Allemagne et en Autriche, (‘Unser Hotel ist judenfrei’. Bäder- Antisemitismus im 19. und 20. Jahrhundert, Fischer Tb, 2003) n’ait contribué au dictionnaire que pour l’entrée « secret ».

Dernier point important à mentionner avant d’en venir aux articles du dictionnaire, la position de cet ouvrage dans la polémique concernant la « Shoah par balles ». L’enjeu est de reconnaître, ou pas, le caractère novateur des recherches menées par le « Père » Desbois (Directeur du Service national pour les relations avec le judaïsme auprès de la Conférence des évêques de France) pour inventorier les fosses communes  relevant des exécutions par les Einsatzgruppen et autres unités chargées de l’abattage systémique des Juifs sur le front de l’Est. L’an dernier, Chistian Ingrao et Jean Solchany avaient choisi les colonnes de nonfiction.fr (et de la revue Vingtième siècle, n° 102, avril-juin 2009) pour pointer quelques abus dans la présentation qui était faite de ces travaux, avant tout commandés par des impératifs d’ordre religieux puisqu’il s’agissait d’abord de donner une sépulture aux disparus. Edouard Husson, qui co-dirige le dictionnaire, a pris parti dans cette polémique, notamment en congédiant Alexandra Laignel-Lavastine, l’historienne qui co-organisait un séminaire avec lui (et le « Père » Desbois), dès que celle-ci s’est permise de critiquer la pertinence de l’expression « Shoah par balles » (cf. Le Monde, 18 juin 2009). Georges Bensoussan lui-même, autre co-directeur du dictionnaire et par ailleurs rédacteur en chef de la Revue d'histoire de la Shoah, voit dans l’expression « Shoah par balles », une « expression marketing, (…) une niaiserie ». Aussi, comment s’expliquer que M. Bensoussan ait toléré que le texte concernant les « Questions sur la Shoah » se termine par un éloge des travaux sur la « Shoah par balles » mieux connue, comme c’est écrit, depuis « une vingtaine d’années environ » ? (p. 34)

Certains articles sont tout à fait passionnants, comme la plupart de ceux consacrés aux différents pays, celui sur « l’enseignement de la Shoah », la « bande dessinée et Shoah » ou encore le « cinéma et Shoah » (qui aurait pu renvoyer vers le livre dirigé par Jean-Michel Frodon, Le Cinéma et la Shoah, paru aux Cahiers du cinéma en 2007). D’autres sont bien sûr plus décevants, comme celui sur Pie XII qui ne pointe pas la responsabilité actuelle de l’Eglise catholique qui refuse toujours d’accorder l’accès à toutes les archives de cette période, ou l’article sur les questions de restitutions (une page) qui passe un peu rapidement sur la spoliation des œuvres d’art et les enjeux actuels.

Un système assez efficace de renvois permet en général des lectures thématiques, même s’il y a là encore quelques lacunes (l’article « Autriche » devrait renvoyer vers Vienne et Mauthausen, deux autres entrées importantes). Dans l’idée selon laquelle le but de l’histoire, son sens profond, serait selon le mot de Fernand Braudel « l’explication de la contemporanéïté », les auteurs auraient pu signaler que le maire de Vienne qui a tant influencé Hitler, Karl Lueger (maire de 1897 à 1910), principal représentant de l’antisémitisme politique, dispose encore aujourd’hui à Vienne d’une place, d’une statue, d’un morceau du Ring (le prestigieux boulevard circulaire) et d’un monument. De même, l’article sur les Oustachis, ultra-nationaliste croates ayant soutenu les nazis, aurait pu indiquer que Milivoj Asner, ancien chef de police, est hébergé en Autriche en toute légalité, alors que le Centre Simon Wiesenthal le classe en 4ème position parmi les nazis les plus dangereux, encore en vie et non jugés.

Si le dictionnaire comporte un article très utile sur le négationnisme, il aurait peut-être été bon que les directeurs de l’ouvrage se risquent à un article « instrumentalisation », abordant ainsi la polémique intéressante qui s’est déroulée en Allemagne avec le discours de Martin Walser lors de la remise du Prix de la paix des libraires allemands (octobre 1998).

Enfin, notons que ce dictionnaire contient de belles cartes inédites sur l’émigration des Juifs hors d’Allemagne, les pourcentage de victimes dans les populations juives des différents Etats, les différents camps avec le réseau ferroviaire… et bien sûr, par moins de trois cartes sur la « Shoah par balles » à différentes époques.

Il s’agit en somme d’un ouvrage utile, accessible à tout public, mais qui pêche sans doute par quelques choix idéologiques et par l’absence de tout recul critique quant à l’utilisation du terme « Shoah ». Il n'en demeure pas moins qu'il s'agit d'un dictionnaire à se procurer, « gloib mir » (« croyez moi » en yiddish) !



*À lire également sur nonfiction.fr : notre dossier "Fascisme-nazisme. Histoire, interprétations, débats".