Une étude comparée bien menée sur des questions longtemps pensées comme secondaires par rapport au génocide.

Trois historiens se sont réunis pour diriger un ouvrage collectif et comparatif sur la manière dont les biens des juifs ont été spoliés dans l’Europe occupée par l’Allemagne nazie, et dont une partie a pu être restituée. Parmi eux, une Française, Claire Andrieu (IEP de Paris), une Allemand, Constantin Groscher (Université de Bochum) et Philippe Ther (Institut européen de Florence). Quatorze autres universitaires ont contribué à cet ouvrage en trois langues : Anglais, Allemand et Français. L’ensemble a été traduit en Français par Odile Demange.

Il est intéressant de voir la Babel universitaire qui se déploie pour retracer au mieux les mécanismes de spoliations, d’éparpillement et de restitutions nécessairement partiels des biens juifs. Pour comprendre ces mécanismes, il faut replacer les spoliations et les restitutions dans les contextes des différents pays ou régions européens qui ont connu la "destruction" (Raoul Hilberg) de leurs populations juives. C’est aussi une aubaine pour le lecteur attentif qui apprend beaucoup sur les années noires dans certains pays moins familiers ou dont les archives ne se sont ouvertes que très récemment, après la fin du communisme (Italie, Hongrie, Bohême, Pologne). Ainsi, en raison de l'exil de nombreux juifs, beaucoup de leurs biens, qui devaient être rapatriés vers l’Allemagne, se sont souvent perdus en route, ce qui rend l’approche comparative nécessaire. Elle pose cependant de nombreux problèmes méthodologiques, comme le rappelle Claire Andrieu dans son avant-propos. On peut même dire qu’elle n’est pleinement mise en œuvre que dans deux articles sur les quatorze : celui de Martin Dean sur les relations entre occupants et occupés dans la spoliation des juifs en général, et celui de Jean-Marc Dreyfus sur les spoliations en Belgique, Hollande et France. Le reste des contributions s’apparente plutôt à des monographies, où les influences venues d’autres pays d’Europe ou des Etats-Unis sont détaillées.

Une fois cette pluralité de situations et des spécialistes posées, la structure du livre est assez simple : d’abord l’étude des spoliations, ensuite celle des restitutions.

La première partie du livre analyse les mécanismes de la spoliation. Du point de vue allemand, cette spoliation, dite "aryanisation", consistait dans le transfert des biens juifs vers des mains considérées comme racialement plus pures, selon l’idéologie du Reich. Mais, si certains régimes partageaient les conceptions racialistes de l’occupant ou de l’allié nazi, une bonne part des acteurs des spoliations ont agi pour leur profit personnel. Il a bien fallu des acheteurs locaux pour ces biens juifs mis sur le marché à prix cassés, et des administrateurs sur place, souvent juristes ou hommes d’affaires. Ainsi, le mécanisme de la spoliation des biens juifs donne une bonne mesure de la disposition des populations locales à collaborer avec l’occupant. Elles correspondent donc à l’acceptation de ces populations de discriminer les juifs. Une fois le plis de l’indifférence pris, il a pu atteindre les abîmes que l’ont sait.

Du point de vue des populations juives, comme le rappelle Frank Bajohr, chaque nouvelle vexation a été vécue comme un choc psychologique   . Si, avec le recul, un historien du XXIe siècle est tenté de relativiser le dommage causé par la perte de l’entreprise familiale ou du droit d’exercer une profession par rapport à l’internement dans un camp d’extermination, il faut se rendre compte que les juifs européens ont vécu chacune de ces mesures comme une humiliation, et bien souvent comme une trahison de la part du pays qu’ils considéraient comme le leur. L’historien allemand redonne toute sa mesure au temps et au rythme de "l’atomisation", pour reprendre un concept d'Hannah Arendt. Traités en parias, dépossédés de leurs biens, puis de leurs proches, les juifs européens ont connu une descente aux enfers dont la spoliation – cette négation du droit fondamental de la propriété privée- a été  une étape marquante.

Enfin, spoliation et extermination ont pu être directement liées, puisque sans argent, il était impossible de payer des passeurs et plus difficile de fuir. Et lorsque Jean-Marc Dreyfus met en relation les chiffres des spoliations en Belgique, Hollande et en France avec ceux de l’extermination, il trouve certaines correspondances : en Hollande, plus de 85 % des juifs ont été décimés et plus de 90 % des entreprises aryanisées. En France, "seulement" 25 % des juifs sont morts pendant la Shoah et "seulement" 56 % des entreprises juives ont été mises sous tutelle administrative provisoire. Et Jean-Marc Dreyfus de conclure : "Finalement, il est possible que le degré de minutie dans la spoliation soit corrélé à celui de la violence déployée contre les personnes"   .


La partie de l’ouvrage dédiée à l’étude des restitutions est la plus longue et la plus dense. Quatre grandes données orientent la recherche historique.

D’abord les restitutions sont un processus par nature complexe et incomplet : certaines valeurs ont disparu en route pour l’Allemagne. Ainsi, détaillé et analysé par Ronald W. Zweig, le mythe du train parti de Hongrie après la chute du Reich et contenant tous les biens des Juifs hongrois est en ce sens très révélateur de la difficile localisation des richesses confisquées et des fantasmes que ces trésors perdus suscitent.  De plus, un grand nombre de juifs spoliés sont morts dans les camps, parfois avec tous leurs héritiers. A qui "rendre" les biens spoliés dans ces cas de déshérence ? Et comment être sûr qu’aucun survivant n’existe ?  Et puis, certains acteurs extérieurs aux spoliations ont joué un rôle clé dans la recherche et la volonté de rendre les biens confisqués : c’est le cas de la Suisse "neutre" pendant la guerre, mais largement mise à contribution par les autorités nazis pour conserver dans ses banques les bien juifs, et des Etats-Unis, pays moteur et accélérateur de la restitution des bien juifs, en 1945 et dans les années 1990.

Ensuite, le temps de ces restitutions est long et pas encore clos. La partition de l’Europe en deux, après la guerre, a aussi scindé en deux ce processus : en Europe occidentale ces restitutions commencent dès la Libération, et sont impulsées par les forces d’occupation anglo-saxonnes en Allemagne de l’Ouest. Jusque dans les années 1970, une grande partie des politiques de restitutions d’Europe occidentale se développe à partir des législations de la République fédérale d’Allemagne. Deux dates marquent cette première vague de restitutions : la Jewish conference claims against germany dite "Claim conférence" de 1952, et la loi fédérale de restitution (Bundesrückerstattungsgesetz, dite "BRÜG") votée en 1957 par le Bundestag et amendée trois fois pour plus de souplesse et fixée en 1964. C’est à partir de cette manne (re)venue d’Allemagne que les restitutions en Europe occidentale ont pu se développer, selon des spécificités nationales qu’il ne faut pas sous-estimer. Par exemple, en Belgique, il fallait être de nationalité belge pour pouvoir faire une demande de restitution, or de nombreux juifs spoliés en Belgique n’avaient pas la nationalité belge pendant la guerre, et d’autres ont quitté la Belgique pour Israël ou les Etats-Unis après le conflit. En Italie, Ilaria Pavan montre que la question des spoliations et de la destruction des juifs est restée taboue après la guerre et que la  maigre politique de restitution a été confié à l’organe même qui avait opéré les spoliations : l’EGELI (Organe de gestion et de liquidation immobilière).

A l’Est, où le régime communiste a aboli la propriété privée, les restitutions n’ont pas eu lieu avant les années 1990. Et, alors qu’on pensait les dossiers de restitutions clos dans les années 1970 en Europe de l’Ouest, cette nouvelle vague orientale de restitutions a eu des répercussions importantes à l’Ouest.

Enfin, lorsqu’on aborde la question des restitutions de biens juifs, il ne s’agit pas simplement de rendre certaines sommes matérielles. Inextricablement liées à l’extermination des juifs, les spoliations amènent à des restitutions plus complexes qu’un simple calcul d’expert comptable. Même si aucune valeur matérielle ne peut dédommager les familles des juifs disparus dans les chambres à gaz, les sociétés européennes, traumatisées par une culpabilité unique et exceptionnelle, ont injecté dans la notion de restitution économique celle de "réparation" pour les préjudices moraux et vitaux. Dès l’après-guerre on assiste pour la première fois à une politique internationale de "réparations" non pas d’Etat à Etat comme cela a pu être le cas après la Première guerre mondiale, mais des Etats vers des particuliers. La dichotomie conceptuelle qu’opère Claire Andrieu entre restitutions et réparations est intéressante et importante, mais les deux notions sont difficilement séparables dans la mesure où les Etats européens ont eu besoin de tenter de "réparer" pour éloigner les fantômes du passé. C’est par exemple tout le problème de la Wiedergutmachung (littéralement "politique du faire à nouveau bien" ou "réparation") et de la Vergangenheitsbewältigung (règlement du passé) en Allemagne.

Finalement, les mémoires et leur évolution en soixante ans jouent aussi un rôle de première importance dans le rythme des restitutions. Ainsi, si après la guerre, dans des pays européens soucieux de se reconstruire politiquement et économiquement, l’objectif était de parer au plus vite aux besoins des survivants démunis et de régler rapidement certains conflits, au fur et à mesure que les juifs et les sociétés européennes ont pris conscience de l’immensité du crime commis, la notion de réparation a pris de plus en plus d’importance et les injustices non tranchées ont semblé de plus en plus insupportables. C’est ainsi que soutenues par un judaïsme américain influent, les années 1990 ont été le champ d’enquêtes approfondies et largement relayées par des médias sur le devenir de biens juifs que personne n’avait pu réclamer.

Touffu, complexe, et ambitieux l’ouvrage collectif sur les spoliations et restitutions des biens juifs dans l’Europe du XXe siècle est incontournable pour comprendre l’importance que la confiscation des biens des juifs a eue dans le processus de leur extermination. Il permet aussi de saisir quels enjeux de mémoire viennent complexifier les politiques de restitution, et combien l’impossibilité de rendre tout ce qui a été pris vient renforcer les sentiments de culpabilités. Si les processus de spoliations et les procédures de restitutions ont du se faire à l’échelle européenne, selon une "histoire sans frontières" pour reprendre le titre de l’introduction de Constantin Goschler et Philippe Ther, c’est à l’échelle nationale que s’entrechoquent et se négocient les mémoires des destitutions et se décident les politiques de restitutions, selon une chronologie spécifique à chaque pays.


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