Une étude bienvenue sur la question de la légitimité de l'Union européenne.
Les processus de ratification du traité constitutionnel, puis du traité de Lisbonne, ont réactivé les discussions des années 1970-80 sur la crise de légitimité de l’Union européenne. Ni l’élection du Parlement européen au suffrage universel direct en 1979, ni la codification de la citoyenneté européenne par le traité de Maastricht, en 1992, n’ont étouffé les débats sur le déficit démocratique de l’Union européenne. Malgré l’élargissement et le renforcement des pouvoirs du Parlement européen, les citoyens européens font, en effet, preuve d’une désaffection croissante des urnes européennes .
Le dernier ouvrage de François Foret, Légitimer l’Europe. Pouvoir et symbolique à l’ère de la gouvernance (Presses de Sciences Po), s’intéresse aux liens qui unissent les citoyens à la construction d’un ordre politique européen. Cette réflexion a d’autant plus de mérite qu’elle intervient quelques mois avant les prochaines élections européennes qui auront lieu au printemps 2009. François Foret présente, à travers cet ouvrage, un bilan de la littérature (en anglais et en français) sur les théories de la légitimation et de la communication politique, mais surtout une vision exhaustive des objets par lesquels elles tentent de s’exercer au plan européen.
Un ordre politique qui peine à imposer sa centralité
La compréhension des difficultés de l’Union européenne, voire de ses défaillances, à faire émerger une dimension symbolique dans laquelle puissent se retrouver les citoyens des différents États qui la composent, ne donne pas une lecture optimiste de l’évolution de la légitimité politique de l’Union vis-à-vis de ses citoyens
François Foret montre pourquoi l’inachèvement permanent de la construction européenne – élément caractéristique de la démarche communautaire telle qu’envisagée par les pères fondateurs – constitue un obstacle à l’imposition d’un centre du pouvoir européen, et donc à la mise en scène de symboles stables. Pourtant, malgré l’évolution permanente de son système institutionnel et le caractère essentiellement mouvant de ses frontières, l’Union européenne est parvenue à imposer des objets symboliques aux contenus variés. Ils s’expriment à travers des supports forts – "les objectivations matérielles" – qui se sont ajoutés (le drapeau européen) ou se sont substitués (la monnaie européenne) à certains éléments de la souveraineté de ses États membres. Mais ce sont aussi les registres symboliques moins connus des citoyens, comme les prémisses de la construction de la citoyenneté européenne, ou plus fluides, tels que les nouveaux modes de régulation européens (benchmarking, maximisation des avantages…) que François Foret examine.
L’auteur démontre et illustre l’absence de centre de l’Union européenne, ou en tout cas les limites à la construction de ce "point focal, réel ou imaginaire" du pouvoir politique à Bruxelles. Le lecteur pourrait précisément regretter que la confrontation entre la nature réelle et la nature imaginaire du pouvoir bruxellois ne soit pas davantage discutée, mais ce n’est pas là l’objectif de François Foret. Le mérite de cet ouvrage est plutôt de proposer une analyse complète des objets à travers lesquels la légitimation politique symbolique de l’Union européenne tente de s’exercer.
Son ouvrage explique ainsi pourquoi – selon l’expression de Jacques Delors – "on ne tombe pas amoureux du marché commun". François Foret est convaincant quand il montre pourquoi la légitimation par l’efficacité ne suffit pas à satisfaire le besoin de contrôle démocratique ni à (r)assurer le devenir collectif des citoyens européens. Moins lorsqu’il explique les difficultés de la construction d’un centre à Bruxelles par la fragmentation du pouvoir au plan européen et la dépolitisation de la rhétorique européenne.
Les processus par lesquels une communauté politique se construit, en nouant des allégeances et en construisant des cadres communs, sont abordés à travers des objets classiques comme le traité constitutionnel (chapitre 1), la codification de la citoyenneté européenne, les programmes scolaires, les échanges Erasmus ou encore la politique audiovisuelle (chapitre 2). Depuis les grands rôles politiques européens (Commissaires, députés et fonctionnaires européens, étudiés au chapitre 3) jusqu’aux rituels symboliques (vote, hymne, journée de l’Europe), peu pratiqués par les citoyens européens (chapitre 5), en passant évidemment par les symboles forts que sont le drapeau européen (chapitre 6) et la monnaie unique (chapitre 7), François Foret présente un éventail complet des objets symboliques de l’Union européenne.
L’apport de Légitimer l’Europe est d’articuler ces rôles et ces objets politiques, avec des modes de légitimation moins souvent étudiés pour eux-mêmes, comme les discours européens. Ceux-ci se manifestent à travers l’opposition discursive entre "l’Europe des projets" et "l’Europe des résultats" (chapitre 1) et, de manière plus concrète, dans le Livre blanc sur la gouvernance européenne publié en 2001 ou les brochures grand public produites par la Commission qui constituent des supports de communication largement dépolitisés (chapitre 4).
Les sources variées utilisées dans cet ouvrage sont le résultat d’une dizaine d’années de travaux de François Foret et offrent une étude exhaustive des objets par lesquels passent les tentatives de légitimation de l’Union européenne. Il utilise une large panoplie de données qui autorisent l’articulation entre des méthodes quantitatives et qualitatives : l’observation directe, les entretiens semi directifs avec des acteurs variés (fonctionnaires et hommes politiques européens et nationaux, journalistes, représentants de la société civile…), l’analyse de contenu de discours sous ses différentes formes (textes juridiques comme le traité constitutionnel ; documentation institutionnelle comme le Livre blanc sur la gouvernance européenne ; matériaux de communication comme les brochures grand public émises par la Commission ; presse…).
La variété des sources et des méthodes mobilisées permet à l’auteur de distinguer les processus dynamiques de légitimation et de les classer selon trois niveaux de réalité : les représentations de l’ordre social intériorisées par les individus ; les représentations socialement légitimes de l’ordre social véhiculées dans l’espace public par les instances de socialisation (école, médias) ; l’ordre politique réel qui s’exprime à travers la hiérarchie et le système de redistribution des ressources .
La tension entre États membres et institutions européennes : un constat qui pourrait être davantage exploité
François Foret offre ainsi un état des lieux des processus de légitimation de l’Union européenne et propose une confrontation systématique avec les moyens bien connus de construction de l’État-nation. Cependant, la mise en relation constante des processus de légitimation nationaux avec le modèle politique européen ne révèle qu’une dimension de l’adhésion des citoyens à l’Europe.
En effet, le travail de François Foret repose sur le constat selon lequel la politique, jusqu’ici exclusivement nationale, ne change pas forcément de nature, mais doit intégrer un changement d’échelle en raison de la construction d’un ordre politique européen. L’auteur montre bien que cette construction renouvelle les questions de la rationalisation de la domination, de la symbolique politique et de l’allégeance des citoyens à l’ordre politique, qu’il soit local, national ou européen. Pourtant, l’ouvrage peine à proposer une approche qui dépasse les processus traditionnels de la construction d’une nation.
François Foret montre que les moyens mis en œuvre par l’Union européenne pour développer le sentiment d’appartenance communautaire s’inspirent largement des processus de construction des États-nations. Il reconnaît également qu’elle ne remet pas en cause les équilibres existants entre groupes sociaux au plan national, ni qu’elle n’entraine un délitement des liens et des sentiments d’identités nationales. Pour autant, l’intérêt majeur de l’ouvrage de François Foret est de décliner un leitmotiv – "tout pouvoir se donne à voir" – dont les illustrations en disent justement beaucoup sur la nature de l’Union européenne.
Paradoxalement, alors que François Foret explique les difficultés de légitimation de l’ordre politique européen par la nature même de l’Union européenne, il semble accorder une importance secondaire à la distinction des fonctions et des rôles des États et des institutions européennes. Pourtant, les institutions européennes ne disposent pas du monopole de la violence légitime, ne peuvent mettre en œuvre de véritables politiques distributives, qui fondent, au contraire, la légitimité des États-nations et demeurent exclusivement nationales. En montrant que les communautés nationales n’ont pas vocation à être remplacées par un peuple européen, François Foret reconnaît la différentiation de leurs rôles, mais n’envisage pas de dépasser la vision structurée par la construction de l’État-nation, de la communauté et de l’identité nationale.
Puisque pour François Foret, l’interaction entre l’Union européenne et ses États membres prévient la formation d’un centre, c’est-à-dire d’une institution capable d’imposer des codes et de définir leur sens, le lecteur pourra regretter le discours de désolation à propos de ce que l’Union européenne n’a pas (et qui correspond évidemment à ce dont les États membres disposent), ce qui empêche l’auteur d’apprécier l’absence de modèle de cette construction politique unique qu’est l’Union européenne.
La plupart des observateurs politiques et des chercheurs reconnaissent que la légitimité des États-nation est influencée par la construction européenne, sans que cette légitimité politique ne soit remplacée mécaniquement au plan européen. En effet, l’État-nation demeure l’entité politique de référence pour les citoyens. L’Union européenne n’étant pas un État (et, bien sûr, encore moins une nation), il manque une explication nette de la différence, ou de la nouveauté, des processus par lesquels l’Union parvient néanmoins à imposer une forme de légitimité.
Enfin, si François Foret insiste sur l’absence de l’adhésion émotionnelle des citoyens, il montre aussi que "la justification de l’Europe ne se joue pas exclusivement sur le plan idéel" et souligne l’importance du contrôle du devenir d’une communauté politique par elle-même. Finalement, même si le drapeau à douze étoiles n’est pas le "stars and stripes" américain, il peut susciter, dans certains pays, plus d’engouements que le drapeau national. En tout état de cause, le récent refus du président de la République tchèque (qui présidera le Conseil européen à partir de janvier 2009) d’afficher le drapeau européen au Château de Prague montre que les douze étoiles d’or sur fond bleu ne suscitent pas seulement de l’indifférence.
François Foret convainc le lecteur que la formation d’un ordre politique capable d’offrir des opportunités et des perspectives, (la fameuse "Europe des résultats" chère au président Barroso) ne suffira pas à établir la confiance des citoyens européens dans cette Europe qui est "partout à la fois mais nulle part en particulier" . Cet ouvrage prouve que l’approche par les symboles éclaire les conflits, les stratégies et les ressources des acteurs européens, et illustre les enjeux actuels de la construction européenne
* À lire également sur nonfiction.fr :
- Antoine Idier, "Bronislaw Geremek, portrait d'un intellectuel européen".
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- Nicolas Leron, "Eric Hobsbawm : L'Europe anachronique".
- Nicolas Leron, "Jean Quatremer : L'Europe, la voie hobbesienne".
- Justine Lacroix, La pensée française à l'épreuve de l'Europe (Grasset), par Nicolas Leron.