Renouer le dialogue avec Platon
Un entretien avec Luc Brisson, réalisé par Bastien Engelbach et Jean-Claude Monod.
Cet entretien est en six parties (cf. bas de la page pour le renvoi vers les autres parties)
Contre les sophistes
nonfiction.fr : Comment peut-on concevoir la lecture de Platon ? Si l’œuvre de Platon est, ainsi que vous le disiez, détachée de tout arrière-fond, elle se présente d’abord comme une interrogation, sur soi-même, sur le monde. Doit-on considérer la lecture de Platon comme étant ce dont on doit attendre un apprentissage ou ce dont on doit attendre un art de se questionner et de questionner ce qui nous entoure ?
Luc Brisson : Je pencherais plutôt pour la dernière position. Avec Socrate, c’était assez clair, dans la mesure où, en prétendant ne rien savoir, il s’opposait aux sophistes. L’opposition aux sophistes chez Platon est importante pour comprendre sa démarche. Il ne faut donc pas tenir ces derniers, comme ce fut le cas à partir de Hegel, pour une force négative. Les sophistes étaient des piliers de la démocratie, des spécialistes qui vous apprenaient à parler, contribuaient à faire gagner des procès et à faire voter des lois à l’assemblée. Platon s’oppose à cette façon de faire dans la mesure où l’enseignement proposé par les sophistes est un catalogue de règles qu’ils sont payés pour transmettre.
Socrate et Platon s’opposent à cette conception de l’éducation comme transmission d’un savoir. Selon eux, l’interlocuteur possède en lui-même le savoir et il doit réussir à le découvrir si on lui pose les bonnes questions. Socrate pose les bonnes questions à son interlocuteur, sans filet, sans arrière-plan, et essaie de lui faire comprendre à quel point il peut être ridicule en recherchant à tout prix la gloire ou l’argent. C’est la raison pour laquelle les dialogues avec Socrate sont souvent violents. Imaginez quelqu’un de connu à qui, sur la place publique, l’on expliquerait qu’il ne sait pas de quoi il parle, que son action politique est contradictoire, et qu'il ne vise que le succès ou l’argent ; ceci ne pouvait que le rendre agressif.
"Le savoir n’est pas une transmission de contenus, mais une découverte"
Le dialogue est un outil important, car il est le seul moyen d’éducation pour celui qui prétend ne rien transmettre mais qui veut plutôt faire découvrir quelque chose à l’interlocuteur. Socrate pose des questions qui font que la personne interrogée se confronte à sa pratique et en aperçoit les limites. Les choses sont un peu différentes avec Platon, pour lequel il semble qu’il y ait quand même un arrière-plan. Il y a ce que j’appellerais une mythologie – même si tout le monde n’apprécie pas l’emploi de ce terme –, cette idée que l’être humain est son âme, que cette âme a existé avant de se trouver dans un corps et continuera d’exister après, et qu’à un moment, alors qu’elle n’était pas dans le corps, elle a contemplé les réalités véritables, et est capable de les redécouvrir en ce monde. Ceci montre encore une fois, sous un angle différent, l’importance du dialogue, comme ce qui doit permettre à l’âme de redécouvrir ce qu’elle avait contemplé auparavant. Le savoir n’est pas une transmission de contenus, mais une découverte. Il y a ici une dimension qui n’était pas présente chez Socrate, qui se contentait de mettre les personnes en contradiction avec elles-mêmes afin de les faire changer d’avis. C’est pour cela que je parle chez Platon de l’ébauche d’un système, qui reste très flou, parce que le rapport entre les réalités véritables et le sensible qui n’en est qu’une image reste inexpliqué.
L'entretien est en six parties :
- Lire l'introduction
- Première partie : Les enjeux de l'édition de Platon
- Seconde partie : Premiers éléments d'une histoire de la lecture de Platon
- Troisième partie : Apprendre à s'interroger
- Quatrième partie : Comment définir le bien commun ?
- Cinquième partie : Traduire Platon
- Sixième partie : Renouer le dialogue avec Platon