Renouer le dialogue avec Platon

Un entretien avec Luc Brisson, réalisé par Bastien Engelbach et Jean-Claude Monod.

Cet entretien est en six parties (cf. bas de la page pour le renvoi vers les autres parties)

 

Apprendre à adopter d'autres points de vue

nonfiction.fr : Ces questions de traduction et d’édition témoignent du caractère vivant du texte et de l’écrit. Quelque part nous sommes un peu à l’encontre de la critique de l’écrit dans le Phèdre, au motif que celui-ci n’aurait pas le même caractère vivant que le dialogue.

Luc Brisson : Platon ne critique pas l’écriture à proprement parler, mais plutôt certaine de ses limites comme le fait qu’elle ne puisse pas s’adapter aux circonstances. Je m’oppose aux interprétations qui estiment que le véritable Platon ne se situerait qu’en-deçà des textes, dans un discours oral réservé à des personnes choisies, et dont l'écrit ne livre que des indices.

Je pense qu’il est important de renouer un dialogue direct avec les textes du passé. Nous tendons parfois à manquer de recul et à nous imaginer qu’il n’y a rien d’autre que ce dont nous sommes contemporains dans le temps et dans l’espace. L’un des aspects essentiels du travail  sur les textes du passé est de montrer qu’il y a d’autres préceptes et principes qui ont réglé la vie des hommes, que d’autres positions que les nôtres ont été adoptées. Penser que la position qui est la nôtre en politique, en éthique ou en tout autre domaine est la seule possible est une erreur. Il nous faut apprendre à ne pas rester dans l’instant, pour adopter d’autres points de vue. C’est une des choses que m’a apprise l’étude de la philosophie antique : ne pas s’en tenir au présent. À travers nous, ce sont des milliards d'hommes du passé qui parlent et qui agissent ; il faut en prendre conscience sous peine de ne rien comprendre, y compris à soi-même.

 

Alain Badiou et Platon
 

nonfiction.fr : À propos de ces possibles réappropriations de Platon, il y a aujourd’hui un philosophe qui se réclame de Platon. Il s’agit d’Alain Badiou. Que pensez-vous de cette forme d’actualisation ?

Luc Brisson : J’ai toujours eu de difficultés à suivre le cheminement d'Alain Badiou. Je pense que Platon est un révolutionnaire, de la même manière qu’Alain Badiou a essayé de le rester. Alain Badiou est l’un des seuls à avoir voulu garder cette posture, et Platon était peut-être le seul philosophe dans l’Antiquité à être révolutionnaire, au sens où c’est le seul qui aurait fait une révolution, changé radicalement et profondément la cité, s’il en avait eu l’opportunité. On le voit parfaitement dans la République, ou encore dans les Lois , où, au livre IV, un tyran fait le "tri"  entre ceux qui deviendront citoyens. Platon a un point de vue très radical et je pense que c’est qui l'apparente à Alain Badiou.
 

nonfiction.fr : Outre cet aspect, l’intérêt d’Alain Badiou pour Platon semble également se fixer sur un refus du relativisme et l’affirmation qu’il y a des vérités.

Luc Brisson : Ceci nous renvoie à une difficulté contemporaine, celle de l’articulation du pluralisme avec la définition de fins communes. Il semble que le pluralisme implique le relativisme sur le plan politique et économique, ainsi que sur celui des valeurs ; c'est ce que dénonce Alain Badiou qui voit dans ce relativisme la conséquence ultime d'une démocratie fondée sur l'économie de marché. Dès lors que l’on cherche à remettre ceci en cause, on retrouve une position révolutionnaire du type de celle de Platon avec cette idée que l'on ne peut pas vivre dans un relativisme, comme celui associé aux sophistes ; mais alors on se trouve confronté à l'autoritarisme. Je n’irai pas jusque là, prendre des positions politiques n’est pas mon propos, mais je pense que la lecture de Platon peut nous faire prendre conscience de ce problème : comment refuser le relativisme sans tomber dans l'autoritarisme ? Alain Badiou répond en restant partisan d'une démocratie populaire inspirée du maoïsme.

 

Une "traversée des frontières"

nonfiction.fr : Jean-Pierre Vernant me semble-t-il exprimait ceci : l’un des intérêts de l’étude du passé est de permettre une "traversée des frontières" ; frontières temporelles ici en l’occurrence. Nous étudions le passé à la lumière de nos préoccupations présentes, mais en retour le passé nous projette de nouvelles interrogations et de nouvelles perspectives. On retrouve ici une de vos préoccupations à travers l’édition de Platon.

Luc Brisson : Nous projetons en effet des interrogations du temps présent sur Platon, qui par choc en retour nous permet de porter de nouvelles interrogations. En général, quand je fais cours, j’essaie de déstabiliser mes auditeurs, pour montrer qu’il faut se défaire de ses habitudes de pensée : il y a eu des hommes avant, il y en aura après, et il est intéressant de se poser des questions sur le présent à partir de ce qui a été fait. Non pas pour réactualiser le passé – je  n’aimerais pas vivre, ne fût-ce qu'un instant, dans une cité platonicienne – mais pour se saisir de questionnements, qui, d’aussi loin qu’ils nous parviennent, doivent continuer de nous concerner.

D’où l’importance déjà évoquée des dialogues socratiques, qui permettent de poser ces questions sans les adosser un système, même naissant.

Il y a eu des moments où la redécouverte de Platon s’est accompagnée de changements importants : par exemple avec Galilée, on a retrouvé l’idée d’une cosmologie fondée sur les mathématiques, développée de manière différente que dans le Timée – où cette idée s’exprime d’une manière qui pour nous est un peu délirante – contre le point de vue aristotélicien qui avait dominé jusqu’alors d’une cosmologie fondée sur le langage ordinaire.

Ce qui est intéressant chez Platon, c'est qu'il est le point de départ et que, comme tel, il permet de se saisir à nouveau de ces questionnements à partir de zéro

 

Propos recueillis par Bastien Engelbach et Jean-Claude Monod, dans les locaux de nonfiction, le 26 septembre 2008.

 

L'entretien est en six parties :