Renouer le dialogue avec Platon

Un entretien avec Luc Brisson, réalisé par Bastien Engelbach et Jean-Claude Monod.

Cet entretien est en six parties (cf. bas de la page pour le renvoi vers les autres parties)

 

Les premières lectures de Platon

nonfiction.fr : Dans le volume des œuvres complètes figurent des textes "apocryphes" et "douteux". Pourriez-vous nous expliquer ce que sont ces textes ?

Luc Brisson : Je tenais beaucoup à ce que ces textes soient présents. Ils constituent un peu le bonus de cette édition. Leur intérêt vient de ce qu’ils nous font entrer dans l’histoire du platonisme. Après la mort de Platon, jusqu’à Plotin, il y a eu pendant cinq siècles toute une tradition platonicienne qui s’est perpétuée, raison pour laquelle nos manuscrits de Platon sont aujourd’hui impeccables.

J’ouvre ici une parenthèse. À l’époque de Platon, l’édition des textes ne se passait pas de la même manière : Platon n’apportait pas son manuscrit à l’éditeur, mais il dictait ses dialogues, qui étaient pris en note afin d’en réaliser une copie à l’usage des membres de l’Académie. Il n’y avait à l’époque que très peu de lectures silencieuses : le rapport au texte passait soit par la lecture publique soit par le travail de copie. En fonction de la qualité de la copie, l’œuvre était plus ou moins bien conservée. Dans le cas de Platon, comme son école a duré pendant près de mille ans, il y a eu un texte absolument parfait. Le texte qu’on avait au IVe siècle est passé jusqu’à Marsile Ficin au XIVe siècle en demeurant pratiquement inchangé. Nous avons travaillé sur des manuscrits du IXe siècle après Jésus-Christ qui ne contiennent pratiquement pas de fautes.

Il y a donc eu une tradition qui a duré mille ans. Mais le problème est qu’entre la mort de Platon et Plotin, nous avons très peu de témoignages sur l’interprétation de Platon dans l’Antiquité. Les dialogues apocryphes permettent de comprendre comment les grands dialogues ont été interprétés quelques décennies ou quelques siècles après la mort de Platon. Par exemple, l’Epinomis est un supplément aux Lois, dont Platon n’avait pu achever le douzième livre, en se présentant comme une manière de terminer ce douzième livre ; le Minos, lui,  se présente comme une introduction aux Lois. Si la République a dû être lue avec vénération, Platon a tout de même eu quelques ennemis, et le Clitophon par exemple montre une position opposée à celle de Socrate dans la République. Le Sisyphe reprend le Ménon mais pour adopter une position adverse. Ces dialogues apocryphes sont écrits par des membres de l’école ou par des opposants, ce qui nous donne une idée de l’évolution de la façon dont on percevait le platonisme. Pour l’essentiel, ces dialogues peuvent être considérés comme une interprétation, bienveillante ou malveillante, des dialogues de Platon et nous renseignent sur la réception.

D'autres dialogues sont des exercices littéraires effectuées au sein de l’école et lu ailleurs. L’Alcyon est un texte très bien écrit de quelques pages que l'on attribue maintenant à Lucien ; l’Axiochos est un dialogue sur les raisons de ne pas craindre la mort, qui reprend, outre des arguments platoniciens, des arguments aristotéliciens ou en provenance d’autres écoles ; Socrate y apporte une consolation à quelqu’un dont la mort est proche. Ce dialogue représente à mon avis l'un des sommets de la sagesse hellénistique et garde une puissance dramatique intacte pour des contemporains.

On retrouve également dans le volume un recueil de définitions, qui devait être une sorte de manuel pour les professeurs de l’école : une langue évolue et après deux ou trois siècles, les mots n’avaient plus forcément le même sens, avaient évolué en fonction des écoles, notamment sous l’influence stoïcienne.
 

nonfiction.fr : L’une des ambitions de ce volume, à travers la parution des textes apocryphes, serait donc de fournir les premiers éléments d’une histoire de la lecture de Platon ?

Luc Brisson : Nous retrouvons dans ce volume, non seulement un Platon écrivain et philosophe, mais aussi la réception de son œuvre.

 

De la Renaissance à la seconde moitié du XXe siècle : les différentes formes de l'interprétation platonicienne

nonfiction.fr : À propos de cette histoire de la réception, vous souligniez auparavant un regain d’intérêt pour la dimension socratique de l’œuvre de Platon.

Luc Brisson : Ce qui caractérise les études platoniciennes après la Deuxième Guerre mondiale, notamment chez les Anglais et les Américains, c’est qu’elles sont situées dans un contexte néo-kantien, qui laisse de côté tout ce qui dépasse la raison : les grandes idées comme le monde, Dieu, le moi sont écartées. À partir de ce moment là on en reste à la philosophie comme méthode argumentative et comme langage commun, comme logique communicationnelle, ce qui a favorisé un regain d’intérêt pour les premiers dialogues auxquels on s’intéressait beaucoup moins auparavant.

Nous sommes dépendants de la Renaissance en ce qui concerne la philosophie ancienne, et notamment de Marsile Ficin. Les platoniciens de la Renaissance s’intéressaient à l’interprétation de Platon par le néo-platonisme. L’œuvre de Platon se présentait alors comme un système, et dans cet esprit, les derniers dialogues prévalaient. Jusque dans les années 50, on s’intéressait aux dialogues de maturité : le Phédon, le Phèdre, la République, le Timée… Après la Deuxième Guerre mondiale, on a donné une importance moindre à ces dialogues pour s’intéresser aux premiers dialogues, à l’aide desquels on proposait des analyses sur le langage commun, l’organisation logique, l’argumentation, et même sur l’éthique, mais dépourvues de considérations sur la réalité intelligible, sur l’âme. Ces interprètes ont en quelque sorte aplati Platon sur la réalité contemporaine. Mais on recommence maintenant à réintroduire, même chez les Anglais et les Américains, des notions comme l’âme, la divinité, les réalités intelligibles. Il y a eu à partir des années 90 une sorte de "changement de climat" important.

Nous avons essayé de tenir compte de ce renouveau du platonisme et si vous lisez les dialogues socratiques dans cette édition, vous pouvez vous rendre compte à quel point ils sont bien faits. Des personnes à la jointure entre les deux mondes, comme Monique Canto, qui à l’époque était très souvent en Californie, et Louis-André Dorion, qui enseigne à l'université de Montréal, ont fait des traductions de ces dialogues, ce qui a fait une différence essentielle.

Par ailleurs, j’ai beaucoup travaillé avec Vernant et Vidal-Naquet, en m’intéressant à l’aspect historique et sociologique des événements dans l'Antiquité. J’ai donc proposé par exemple une interprétation du Banquet et du Phèdre qui tiennent compte de la place culturelle fondamentale de l’ "homosexualité". On ne comprend rien à ces dialogues si on ne comprend pas la dimension institutionnelle de la paiderastia, pratique institutionnelle permettant une relation sexuelle limitée dans le temps entre un jeune homme et un aîné qui lui transmettait par ailleurs savoir, pouvoir et même richesse. J’ai pensé qu’il fallait créer une forme de rupture par rapport aux interprétations du Banquet et du Phèdre proposées par Ficin, pour essayer de montrer que ce rapport entre l’éducation et la séduction sexuelle est indispensable pour comprendre le monde antique et notamment les thèses du Phèdre.

À propos de la politique, avec la République et les Lois nous avons essayé de changer la donne, non pas en niant l’organisation politique que Platon voulait faire apparaître, mais en montrant bien que pour lui la politique concerne d'abord non pas le corps mais l’âme, et que par voie de conséquence elle est indissociable de l’éducation et de la construction d’un personnalité vertueuse au sens d’excellente, ce qui implique qu’on s’intéresse aussi et de façon détaillée au corps et à l'organisation du monde matériel, car nous vivons dans un corps.

 

L'entretien est en six parties :