Renouer le dialogue avec Platon

Un entretien avec Luc Brisson, réalisé par Bastien Engelbach et Jean-Claude Monod.

Cet entretien est en six parties (cf. bas de la page pour le renvoi vers les autres parties)

 

Lire Platon comme écrivain et philosophe

nonfiction.fr : Pourquoi ce choix de publier aujourd’hui une édition intégrale des œuvres de Platon en un seul volume ?

Luc Brisson : Le point de départ reste les nouvelles traductions publiées en GF, qui ont beaucoup de succès, mais dont les notes font peur au lecteur non spécialiste et coupent la lecture. L’intérêt de cette édition est de trouver un autre public. L’idée fondamentale est de rendre Platon accessible au lecteur ordinaire. En d’autres termes, il s’agit de faire lire Platon comme on lit Balzac, Dostoïevski ou n’importe quel autre grand auteur. C’est la raison pour laquelle il y a si peu de notes dans cette nouvelle édition. On trouve à la place des annexes, des cartes, différents index dont un index commenté.

Il s’agit de mettre Platon à la disposition du lecteur moyen en le présentant comme un auteur littéraire. Platon est un écrivain, ce qui apparaît dans des dialogues comme le Banquet ou le Phèdre, mais également dans les premiers dialogues socratiques qui sont souvent très animés et très agréables à lire. Nous avons voulu présenter l’ensemble de l’œuvre de Platon dans un seul volume,  accessible au lecteur moyen qui peut lire Platon comme on lit un auteur classique, alors même que Platon est aussi un philosophe.
 

nonfiction.fr : Cette édition témoigne donc d’une volonté de faire lire Platon comme on lirait une œuvre littéraire. Y a-t-il aussi une volonté de mettre le lecteur dans un rapport plus immédiat avec le texte ?

Luc Brisson : Oui, c’est exactement l’effet que l’on voulait produire. Je pense que Platon peut être mis en rapport direct avec le lecteur, ce qui n’est pas le cas de tous les auteurs. Par exemple, une équipe dirigée par J.-F. Pradeau et moi-même est en train de terminer une traduction de Plotin en GF, et si jamais on entreprenait la parution d’un volume complet, il faudrait garder beaucoup de notes et proposer des introductions conséquentes.

 


Saisir des questionnements

nonfiction.fr : En quoi est-il possible d’avoir une lecture plus immédiate de Platon ?

Luc Brisson : Ce qui caractérise Platon est sa position particulière. Platon est un auteur, pour ainsi dire, sans arrière-plan philosophique. Un auteur comme Plotin, en revanche, est incompréhensible sans Platon, Aristote, les stoïciens, les épicuriens, et sans tenir compte de la pensée des premiers chrétiens à qui il s’oppose. Platon s’intègre dans un contexte culturel qui est celui des penseurs présocratiques ou physikoi – je préfère ce dernier qualificatif – ce qu’on ne peut voir que jusqu’à un certain point, puisque l’on ne dispose que de fragments de ces penseurs et qu’il est très difficile de voir la position de Platon par rapport à cet ensemble – même si la position de Platon par rapport à quelques uns, comme Héraclite et Parménide, est évidente.

Dans l’édition, nous avons fait ressortir l’arrière-plan littéraire, qui est essentiel : Homère, Hésiode, les tragiques. C’est en gros le socle sur lequel se joue la pensée de Platon. La compréhension des textes platoniciens ne mobilise pas d’autres références. Je pense que ceci est dû au fait que Platon est le point de départ de ce que l’on appelle maintenant la philosophie.
Pour nous, la philosophie est constituée par des grands systèmes ; un philosophe est quelqu’un qui construit un système de pensée et il réussit d’autant plus dans sa tâche qu’il répond à un besoin. À la fin de sa vie, on voit chez Platon la constitution d’un corps de doctrines, sans que l’on puisse pour autant parler de système, mais au début, avec Socrate la philosophie est là comme nécessité, comme exigence de se poser des questions sur sa vie et sur son mode de vie.

C’est cela qui est intéressant et c’est ce qui fait à mon avis que les gens auront beaucoup d’intérêt et de plaisir à lire Platon, car la lecture des premiers dialogues ne nécessite pas que l’on s’interroge sur le rapport de l’âme avec les Formes, des Formes avec le sensible, thèmes qui interviendront dans les dialogues ultérieurs. Dans les premiers dialogues, Socrate force les gens à se poser des questions, dans la rue. Le contexte culturel est évidemment différent du nôtre, mais la démarche nous apparaît familière et les dialogues sont extraordinairement vivants, parce que ce ne sont pas des dialogues d’écoles, mais des dialogues "de rue" : Socrate se fait insulter, voire menacer parfois. Ceci est très différent par exemple des dialogues écrits par Cicéron ou par Plutarque, où chaque interlocuteur est le représentant d’une école dont il annonce les principales thèses. Ces dialogues socratiques posent des questions sur les modes de vie des gens, sur un plan éthique, mais aussi sur un plan logique, linguistique ou communicationnel : peut-on cacher sa pensée quand on discute ? que peut-on utiliser comme instrument pour persuader les gens ? l’usage de la parole est-il lié à l’éthique ? peut-on simplement en faire usage pour prendre le dessus dans les débats ?

 

L'entretien est en six parties :