nonfiction.fr : Par rapport à toutes ces préoccupations présentes, il semble que l’objet d’étude le plus privilégié ces dernières années, parce que le plus urgent, est la démocratie, que vous interrogez dans ses fondements, ses pratiques et son héritage. Vous dites dans votre historique de la revue qu’il s’agit d’être capable d’ "interroger la tradition des Modernes". De quelle manière l’abordez-vous ?

Marc-Olivier Padis : Oui, et ce n'est pas seulement une sorte de curiosité intellectuelle ou un objet d'étude, je parlerais même d’un sentiment de responsabilité par rapport à cette question-là. En tant que lieu indépendant, nous nous sentons responsables de quelque chose : cette préoccupation de savoir ce qu’est la démocratie, au-delà du système politique au sens strict du terme, au-delà du régime politique, comme mode de vie, comme environnement, comme valeur, enfin, comme promesse, d'ailleurs inachevée.


nonfiction.fr : Esprit est une revue qui a un rapport assez complexe à la question de la religion : Mounier est catholique mais la revue se veut laïque. En même temps un certain héritage religieux reste présent dans la revue, qui laisse place à l’étude de la religion. Quelle est selon vous la place de la religion dans la société ? Quel est son rôle dans les questions politiques et intellectuelles ?

Vous êtes par ailleurs une revue qui a fortement mis en avant le renouveau de la pensée juive, notamment Lévinas que vous avez publié dès les années 30 ou Rosenzweig qui a été édité dans la collection "Esprit".

Olivier Mongin : À Esprit, la question religieuse n’est pas un interdit. S’intéresser à la religion n’est pas une aliénation.

Il y a une tradition, qui passait par la littérature, qui est une tradition de respect de la spiritualité, insuffisamment mise en valeur aujourd’hui, qu’on va retrouver à travers des gens comme Illich qui part d’une critique de l’Église pour arriver à une éthique de la manière de vivre. Il y a toujours eu aussi, paradoxalement plus à partir du judaïsme, un souci de revaloriser des penseurs qui pouvaient être dévalorisés en raison même de leur appartenance.

Cette question est importante, et participe de l’histoire au long cours d’Esprit et de la vie intellectuelle qui était portée par la République. Paul Thibaud m’a fait, entre autres choses, comprendre cela : la vie intellectuelle française a toujours été portée par un conflit entre une certaine culture républicaine, qui peut aller jusqu’à une culture révolutionnaire à la Sartre, et la contre-culture catholique ; l’une et l’autre ont vécu de leurs tensions.

Ce conflit, ces formes de débats intellectuels, c’est ce qui manque. Je pense qu’on assiste à la fin du roman national. Cela ne veut pas dire que la France disparaît, mais où repuise-t-on de l’énergie ? Je pense qu’on la puise du dehors plutôt que du dedans.

Mais le sujet doit aussi être lié à la mondialisation : celle-ci a des effets religieux liés aux nouvelles inégalités, à la place prise dans certains espaces urbains des mouvements évangéliques, etc. Il y a une double question : la question de l’Islam, que nous avons prise de plain pied – plutôt dans la continuité de la guerre d’Algérie, en l’inscrivant dans l’histoire de France (voir notamment le travail de Franck Fregosi sur l’exceptionnalité musulmane, i. e. le fait que la République n’accordait pas le même accès à la citoyenneté pour le musulman algérien) ; plus récemment, le rappel que la religion la plus importante en 2050 sera le christianisme à travers sa variante évangélique.
 
Ceci m’amène à faire écho sur votre question de tout à l’heure à propos de la démocratie : est-on dans une situation du type de celle du discours des années 90 avec une extension de la démocratie dans le meilleur des mondes ? Certainement pas, les choses sont un peu plus compliquées qu’on le croyait, un peu plus violentes. Mais la question religieuse reste une question tout à fait centrale, soit sur le mode de la spiritualité, ou sur un mode plus sociologique (raison d’adhésion à un mouvement, rôle de l’Église, nouvelles formes du prosélytisme etc.).


nonfiction.fr : C’est donc aujourd’hui moins une revue d’inspiration religieuse qu’une revue pour laquelle la religion est un objet d’étude ?

Olivier Mongin : Elle l’a toujours été. Mais la question de la spiritualité reste pour Esprit quelque chose de décisif et respecté. On a beaucoup travaillé, sous l’influence de Michel de Certeau, sur la mystique par exemple. Je pense que c’est quelque chose qu’on ne fait pas suffisamment aujourd’hui.

Il faut de toute façon travailler sur la religion, et ce n’est pas trahir la laïcité que de voir que l’avenir de la religion se porte bien. C'est ce que nous avons voulu rappeler dans un numéro spécial consacré l'année dernière aux "effervescence religieuses dans le monde" (mars-avril 2007)


>> L'entretien est en sept parties :


* Pour aller plus loin :

- Notre entretien avec Jean-Claude Casanova, directeur de la revue Commentaire

- La critique du livre dirigé par Jean Baudouin et François Hournant, Les revues et la dynamique des ruptures (Presses universitaires de Rennes), par François Quinton.
Un recueil d'articles inégaux, réunis autour d'une problématique trop floue.