nonfiction.fr : La revue est constituée de différentes rubriques : le "dossier", le "journal", les "repères", les articles, les "coups de sonde", etc. Quelles sont les fonctions de ces différentes rubriques ? Comment sont-elles conçues ? Quelle diversité de ton et d’approche permet la variété des formats ? Quelle diversité aussi dans l’approche de la temporalité de l’actualité ?

Marc-Olivier Padis : Il s'agit de combiner plusieurs vitesses. Nous cherchons à nous garder une part de réactivité, de souplesse. Parfois, des revues étrangères partenaires ou des journalistes me demandent le programme de publication sur six mois. Nous en sommes bien incapables, nous nous gardons de nous enfermer dans un programme éditorial rigide. Nous passons notre temps à voir ce qu’il faut presser, ce qu’il vaut mieux laisser attendre. Mais grosso modo, douze mois avant, en termes de dossiers, nous savons où nous allons.

Des textes arrivent en permanence, soit de la part de personnes que nous ne connaissons pas, soit de la part des différents cercles de contributeurs, des gens avec qui nous sommes en contact une ou deux fois par an, d’autres avec qui les contacts sont presque hebdomadaires. Nous commandons également des textes, en vue d’un dossier mais aussi pour des formats courts. Nous nous gardons toujours la possibilité de créer des entrechoquements, de faire jaillir des étincelles par le rapprochement des textes qui sont arrivés de manière différente, de rajouter un texte à un dossier pour lequel il n’était pas initialement prévu, rapprocher deux textes pour obtenir des effets de proximité.

Le ton des articles n’est pas relié à leur format : il n’y a pas de format dédié à un ton plus libre, même si, par exemple, le "journal" est fait pour avoir des textes plus courts, plus liés à l’actualité, notamment culturelle, sans que cela empêche parfois des formes d'expression plus personnelles. Il n’y a pas de ton prédéfini par rubrique : un article peut-être très personnel et une note de journal ou un compte-rendu de librairie peuvent être très carrés et impersonnels.

L’idée est plutôt de pouvoir varier les temps de lecture. Beaucoup de lecteurs commencent par la fin, par les formats courts. D’autres commencent systématiquement par les entretiens qui leur permettent de rentrer dans le sujet avant de se lancer dans les articles.

Nous pouvons varier les formats de manière assez libre, en nous permettant par exemple de proposer des articles de quarante pages. Le format à Esprit n’est pas trop normé : un article de cinq pages peut enchaîner avec un autre d'une vingtaine de pages.


nonfiction.fr : Quel est le rôle du comité de rédaction ? Est-il pensé en vue de permettre un certain pluralisme ? Les personnes qui y figurent sont-elles forcément des personnes qui écrivent régulièrement ?

Marc-Olivier Padis : Le comité n’est pas composé en fonction de règles prédéfinies : les gens qui sont dans le comité de rédaction sont tous là parce qu'ils ont un "profil de revue", une ouverture, une curiosité, un style à la fois accessible et rigoureux. Nous ne cherchons pas à équilibrer les uns par les autres ; tous sont des individus qui aiment le travail de revue.


nonfiction.fr : Refusez-vous parfois des textes de membre du comité de rédaction ?

Marc-Olivier Padis : Nous jugeons toujours les papiers un par un, et nous pouvons refuser par exemple un article pour un dossier, s’il ne correspond pas à ce que nous avions demandé, s'il est trop décalé par rapport au thème du dossier, ou au contraire redondant par rapport à un autre papier, ou encore s'il est trop technique, inaccessible à un lecteur non spécialiste, ou nous pouvons refuser un article simplement parce qu’il est mal écrit, pas abouti, ce qui peut arriver à tout le monde. Mais nous ne refusons jamais des articles pour motifs idéologiques.

Olivier Mongin : Nos règles de lecture ne sont pas très contraignantes ; Marc-Olivier Padis et moi-même ne revendiquons pas une lecture normée par des critères scientifiques précis. Il peut y avoir un certain arbitraire, puisque tout ceci repose beaucoup sur nous deux. Mais nous essayons quand même, pour des papiers importants ou sur certains thèmes, de faire lire ceux-ci à d’autres personnes.

Ce que nous attendons du comité de rédaction, c'est qu'il dynamise le travail, qu'il anticipe les sujets, qu'il nous permette d'être en avance sur l'actualité. Mais nous lui demandons aussi de discerner les vrais sujets des questions plus conjoncturelles qui ne méritent pas vraiment qu'on s'y arrête.


nonfiction.fr : Tous vos auteurs sont bénévoles ?

Olivier Mongin : C’est institué comme cela : nous n’avons jamais eu de cas d’auteurs refusant de faire un papier parce que ce ne serait pas payé.


nonfiction.fr : Les membres du comité de rédaction se réunissent-ils souvent ?

Marc-Olivier Padis : Une fois par mois, le vendredi matin. Mais il y a d'autres occasions de se réunir dans des groupes de travail. Par exemple Michaël Foessel s’occupe du "groupe philosophie", avec des réunions liées soit à l’actualité soit à des thèmes, environ tous les deux mois. Je fais des réunions en fonction de dossiers en chantier. Pour le dossier sur l’université j’avais fait une série de cinq à six réunions avec l'aide d'un de nos auteurs, Emmanuel Macron. Ces dernières semaines nous avons eu une série de réunions sur l’économie du numérique, les réseaux de sociabilité sur Internet. Cela pourra donner lieu à terme à un dossier, selon que les exposés de gens peuvent se transformer en articles, mais c'est aussi une manière de donner des idées, des contacts. C’est un peu exploratoire.

Olivier Mongin : Le rythme de l'animation est un peu moindre. Quand je suis arrivé à Esprit, un groupe se réunissait presque tous les soirs. L’initiation à Esprit était de prendre la responsabilité d’un groupe. Cela était usant à terme, excessif, mais important pour la sociabilité. Il est plus difficile de trouver des gens capables d’animer des collectifs.


nonfiction.fr : Comment se passe la transmission avec la jeune génération ? Comment des gens d’une vingtaine ou une trentaine d’années viennent vers Esprit : par des stages, un séminaire dans une école type EHESS ou Sciences-Po. qui fédère un peu les gens ?

Olivier Mongin : Cela passe par des rencontres, des propositions d’articles, par les groupes de travail. Par rapport à d’autres revues, Esprit est la revue où vous verrez les gens les plus jeunes.
 
Nous ne recrutons pas par écoles, mais nous passons par contacts, liens, de gens qui veulent se connecter avec nous. Nous sommes devenus un hub à notre manière.


nonfiction.fr : Votre processus de mise en œuvre des dossiers, de choix des articles passe donc principalement par des réunions.

Marc-Olivier Padis : On présente les projets de dossier au comité de rédaction où sont relancées des idées d’auteur et de cadrage. On ne sous-traite jamais complètement un dossier à l’extérieur.

Olivier Mongin : Il y a de l’aléatoire aussi, de l’interaction. Pour le numéro sur l'université, il n'y avait pas seulement le groupe de travail évoqué par Marc-Olivier. Nous sommes aussi allés, avec Emmanuel Macron, passer une journée à l’université de Marne-la-Vallée, avec son président de l'époque, Yves Lichtenberger. Le dynamisme que nous avons vu dans ce genre d’endroit nous a aussi inspirés et relancés pour ce dossier.


nonfiction.fr : Quelles sont les personnes du comité de rédaction les plus proches de la revue ? Y a-t-il des personnes plus assidues que d’autres ? un petit noyau ?

Marc-Olivier Padis : Je pourrais vous dire : il suffit de regarder les signatures dans la revue mais ce n'est pas exact, il y a tout un travail en amont qui ne débouche pas toujours sur des textes, donc qui n'est pas très visible. Il y a des membres du comité qui sont présents, qui passent nous voir, qui participent sans écrire.

Olivier Mongin : Nous sommes assez prudents là-dessus. Quand je suis arrivé à Esprit, j’ai été frappé par le pouvoir des gens qui écrivaient. Beaucoup de gens sont des gens de l’oralité, et il faut créer un espace pour que les gens qui n’écrivent pas puissent s’exprimer. C’est aussi pour cette raison que les réunions sont importantes. Celui qui n’écrit pas a aussi un rôle à jouer.


nonfiction.fr : Quels sont vos liens avec le Seuil ?

Olivier Mongin : Nous sommes indépendants l’un de l’autre, mais conservons des liens. Le Seuil est devenu actionnaire de la revue lorsque nous avons fait une augmentation de capital. Je me suis longtemps occupé de la collection "Esprit", puis de "La couleur des idées".


>> L'entretien est en sept parties :


* Pour aller plus loin :

- Notre entretien avec Jean-Claude Casanova, directeur de la revue Commentaire

- La critique du livre dirigé par Jean Baudouin et François Hournant, Les revues et la dynamique des ruptures (Presses universitaires de Rennes), par François Quinton.
Un recueil d'articles inégaux, réunis autour d'une problématique trop floue.