nonfiction.fr : Comment vous situez-vous dans le monde intellectuel français par rapport aux autres revues, par rapport aussi à l’écho qu’ont vos numéros ? La revue Esprit est-elle toujours une revue de référence ? Quels sont vos rapports avec les autres revues ?

Marc-Olivier Padis : Notre problème n’est pas de faire une revue de référence au sens où on serait l’équivalent du Monde dans la presse, mais plutôt d'assumer nos reponsabilités.

Olivier Mongin : Référence veut vite dire auto-référentiel, au sens où ce sont toujours les mêmes qui citent les mêmes.

Marc-Olivier Padis : Pour situer nos rapports avec les autres revues, nous avons souvent l'impression que le monde des revues forme une sorte d’écosystème. Beaucoup de lecteurs lisent plusieurs revues, passent de l’une à l’autre en fonction des thèmes ; il y aussi des auteurs communs ; nous faisons des entretiens les uns avec les autres. Mais il y a des thèmes que nous traitons et que les autres ne traitent pas ou peu. Ceci est lié à notre histoire : la question de la formation continue, le souci de ne pas s’adresser à un public uniquement universitaire, le souci de mondes professionnels qui organisent le pays, l’ouverture à la question religieuse pas seulement comme objet mais aussi dans sa dimension spirituelle ; il y a aussi un phénomène d’échos internes, des grands numéros que nous avons en tête : nous avons fait par exemple un numéro sur l’université en décembre, en nous souvenant qu’il y avait eu un numéro important sur ce sujet en 1956. Nous avons le sentiment qu’il faut que nous ne lâchions pas certains thèmes pour continuer à travailler dessus.

Une des particularités de la revue est qu’il y a beaucoup d’auteurs dont le tout premier article a été publié dans Esprit. Nous sommes donc préoccupés de trouver de nouveaux auteurs, d’être ouverts aux propositions qui arrivent et de ne pas nous contenter d’avoir une "écurie" d’auteurs plus ou moins reconnus, pour élargir le cercle des contributeurs.

Olivier Mongin : Bien que nous ayons certains auteurs en commun avec Commentaire et Le Débat, nous sommes moins liés qu'eux à des réseaux savants constitués : on voit bien le lien d’une revue comme Le Débat avec Gallimard, les collections de Pierre Nora, l’École des hautes études en sciences sociales. La thématique historique y est naturellement très présente, de même que des questions sur les grandes institutions culturelles (bibilothèques, musées, académies). L’anthropologie démocratique de Gauchet fait aussi sentir son influence au-delà de ses propres articles.

Commentaire a également des liens avec des institutions, comme l’Académie des sciences morales et politiques.

Nous nous distinguons sans doute dans la manière d'envisager les questions culturelles aujourd’hui. Nous ne nous retrouvons pas dans une vision de la culture qui opposerait une haute culture à une culture populaire. Selon cette vision, il faudrait se séparer de la culture commune pour arriver en haut à une forme plus élaborée de culture – on retrouve ici tous les débats sur la formation. Je dirais plutôt, avec Bakhtine, Rabelais et Molière, que la culture du haut se fait avec la culture du bas. Sans quoi, on risque de verser dans l'académisme culturel. Si nous avons partagé avec ces deux revues en particulier les réflexions nées de l’anti-totalitarisme, nous nous différencions probablement sur l'analyse de l'évolution des démocraties contemporaines, en particulier sur cette question de l'élitisme culturel.

J’aime bien par exemple me tourner vers le cinéma, qui est un capteur de réel, dans la continuité d'André Bazin, qui a longtemps écrit pour Esprit : la Nouvelle Vague consistait, avec du formalisme, à aller voir le réel. Aujourd’hui nous avons cette difficulté : qu’est-ce capter le réel ? Il faut entretenir une certaine distance avec ce qu'on appelle "la vie intellectuelle française".


nonfiction.fr : Vous mentionnez le rôle d’animation culturelle de la revue, l’idée d’une "université sauvage". Esprit a été très liée à un moment au monde des travailleurs sociaux, avec des dossiers sur les prisons par exemple, importants pour les gens qui y intervenaient. Vous critiquez le risque d’un certain élitisme des revues, ce qui amène à poser la question de savoir quel est le public de la revue Esprit ? N’y a-t-il pas eu une évolution, au fil des années, de ses lecteurs ?

Marc-Olivier Padis : Quand on va faire des débats en province, on rencontre des lecteurs qui ne sont pas des gens surconsommateurs de médias. Ce sont des gens qui nous disent qu’ils abandonnent les newsmagazines et qui lisent Esprit pour suivre l’actualité d'une autre manière. Nous avons cette image d’être à la fois à distance et réactifs : quand il se passe quelque chose qui fait événement, nous sommes capables de sortir un dossier assez rapidement, ce que nous avons fait après le 11 septembre 2001 ou la crise des banlieues en 2005.

On note un changement important dans le lectorat sur la longue durée. Du temps de Domenach, un abonné sur deux était un prof. Ce lectorat s'est progressivement érodé. Ce sont des mondes professionnels qui ont pris le relais : le monde du social, le monde du juridique, le monde de la santé ; des gens qui ont besoin d’une lecture d’ensemble de la société, des magistrats, des avocats, des travailleurs sociaux, des médecins…

Par le site Internet nous touchons un public qui appartient plutôt au monde de l’entreprise, moins lié aux questions de politique publique.

Olivier Mongin : Il faut en effet constater que le corps professoral ne fait plus le lien. C'était un grand initiateur à la lecture et un médiateur vers le monde des revues. L’autre médiateur qui ne fait plus le lien est le journaliste. Ce n'est pas le niveau de compétence qui est en cause, car les jeunes journalistes sont très diplômés, mais une question de profil, d'intérêt, de curiosité et de gestion du temps : le journaliste ne lit plus car il se consacre à l’instant, aux urgences, réelles ou supposées.


nonfiction.fr : Est-ce que vous avez beaucoup de hauts fonctionnaires qui vous lisent ? Dans les années 60 vous étiez assez proches du club Jean Moulin et vous avez donc accompagné les réflexions sur la modernisation de la société. Est-ce aujourd’hui encore le cas ? Quel est votre écho auprès des décideurs politiques ?

Olivier Mongin : Je ne dirais pas pour les décideurs politiques, mais pour ce qui concerne la haute fonction publique la revue reste très lue et a des répercussions.


nonfiction.fr : Pensez-vous qu’on puisse situer la revue au centre-gauche ? Ou pensez-vous que la position se fait sur autre chose ?

Olivier Mongin : Nous restons assez pluralistes. On peut nous définir comme une gauche démocratique et réformiste. Mais le mot réformisme, Sarkozy aidant, ne veut peut-être plus dire grand-chose aujourd’hui. On manque de termes pour caractériser un engagement pour la justice sociale qui se veut responsable et qui n'abandonne pas le discours critique à l'extrême-gauche. On nous l'a beaucoup reproché en 1995. Mais on voit bien qu'une des difficultés du Parti socialiste est de ne pas être capable d'assumer des réformes, y compris parfois les siennes. Il n'est pas question pour nous, en tous cas, de nous laisser intimider par l'instrumentalisation politique ni la manière dont s'organise temporairement le clivage politique : nous avons fait en décembre dernier un numéro sur la réforme de l'université qui n'est pas hostile à l'autonomie, bien qu'elle soit défendue actuellement par une ministre de droite.

En même temps, nous sommes liés à des groupes. Je suis lié à la République des idées, Marc-Olivier Padis est lié à Terra Nova, nous sommes liés à la fondation Jean Jaurès que relance Daniel Cohen, il y a des liens avec la CFDT. Ce sont des liens parfois anciens, historiques et aussi des rapprochements liés à des auteurs ou à des préoccupations communes.


nonfiction.fr : Avez-vous été approché par une Emmanuelle Mignon ou son alter ego de gauche pour réfléchir de façon programmatique ?

Marc-Olivier Padis : Non, nous n'avons pas de contacts directs. On sait que la revue est lue. Mais le type de textes qu’on publie n’est pas opérationnel immédiatement pour un homme politique qui cherche à bâtir un programme. Ce n'est pas notre propos.

Olivier Mongin : Certains intellectuels aiment jouer au "conseiller du Prince". Ce n'est pas illégitime mais cela nourrit bien des illusions. Reste que je travaille beaucoup sur l’urbanisme, ce qui m'amène à rencontrer beaucoup de maires des grandes villes de France, mais je préfère les entendre sur des sujets concrets comme un plan d’urbanisme et de savoir ce que ça va impliquer politiquement pour une ville plutôt que de rester dans les grandes idées avec des leaders nationaux.


>> L'entretien est en sept parties :



* Pour aller plus loin :

- Notre entretien avec Jean-Claude Casanova, directeur de la revue Commentaire

- La critique du livre dirigé par Jean Baudouin et François Hournant, Les revues et la dynamique des ruptures (Presses universitaires de Rennes), par François Quinton.
Un recueil d'articles inégaux, réunis autour d'une problématique trop floue.