A l'occasion de l'ouverture du tournoi de Roland Garros, un essai propose de mettre en perspective le « mythe » de Roger Federer, l'un des sportifs les plus adulés de l'époque contemporaine.

Natif de Bâle – et enfant de la balle (jaune !) –, Roger Federer n’est pas seulement devenu le sportif suisse le plus connu de l’histoire mais également une icône mondiale, avec une carrière d’une durée exceptionnelle, depuis ses débuts professionnels en 1998. Au-delà du monde sportif, la figure du tennisman helvétique est également devenue une « marque » prisée des sponsors, de la mode (Uniqlo) au luxe (Rolex), une fondation philanthropique et un objet de culte, s’exprimant à la fois sur les réseaux sociaux et dans la littérature. Bien entendu, cette « marchandisation » et cette prolongation socio-économique du sport n’a aujourd’hui rien de très surprenant et l’importance de la figure de Federer, bien qu’étant un prodige du tennis, peut finalement être analysée comme le reflet de son époque, faisant du sport un objet de grand spectacle propre à la mondialisation.

Analyse d’une fascination contemporaine

Pourtant, dans une forme de subjectivité caractéristique de la passion sportive, Federer présente sans doute un « supplément d’âme » et cette icône est, à bien des égards, singulière. Deux « plumes »  – c’est-à-dire professionnels de l’écriture – et enseignants en communication à Sciences Po Paris, Charles Haroche et Frédéric Vallois, proposent dans un récent essai de décrypter la trajectoire exceptionnelle de Federer à travers la grille de lecture du « mythe contemporain », pour reprendre le titre de leur ouvrage. Les deux auteurs, par ailleurs respectivement ancien avocat pour l’un et communiquant dans une grande entreprise (ainsi que tennisman amateur) pour l’autre, ne cachent pas le caractère passionnel de leur objet, puisqu’ils partagent avec des millions de fans le culte du sportif bâlois, mais ne cherchent pas à offrir avec leur livre un énième album de souvenirs. L’originalité intellectuelle de leur démarche est de proposer une tentative de décryptage du « mythe » Federer à travers des références variées (mythologie, histoire, philosophie, arts et lettres) pour mieux mettre en perspective l’héroïsme de la figure de Federer, en s’appuyant sur les codes du genre (beauté, sacré, universalité, intemporalité, rivalité, chute et renaissance…). Il s’agit à vrai dire, du moins en langue française, d’une première analyse « à chaud » – même si les plus grands admirateurs du tennisman, devenu numéro 1 mondial pour la première fois il y a plus de 15 ans, reconnaîtront qu’ils vivent actuellement plutôt la fin de ce riche palmarès ! – d’une fascination qui nous apprend beaucoup sur notre époque contemporaine, bien que le tennis ne soit pas un vecteur social (et politique) aussi puissant que le football, par exemple.

A travers sept chapitres parfaitement ciselés, bien écrits et instructifs, Federer. Un mythe contemporain offre au lecteur, spécialiste du tennis comme novice, une agréable plongée réflexive dans le parcours et les ressorts de l’icône suisse, sans proposer pour autant « un traité de fedérologie, froid et désincarné »   , pour reprendre les termes des auteurs. L’intérêt de cette démarche est ainsi de s’attarder sur les codes et les effets d’une sucess-story unique en son genre, à la fois sur le plan sportif, économique mais aussi symbolique. C’est en ce sens que l’ouvrage propose d’abord un retour sur « l’invention » du tennisman à la technique parfaite et à la maîtrise de soi exemplaire – on comprend ainsi qu’il n’est devenu celui que l’on connaît qu’à travers un long apprentissage aux péripéties aussi nombreuses que celles des romans picaresques –, mais aussi sur son caractère empathique et les caractéristiques de son rapport au public, fait à la fois de respect, de silences et d’adulation. Avec passion et détail, mobilisant des arguments illustrés de références nombreuses et variées, les auteurs analysent également les différents « moments » qui ont constitué la carrière de Federer : la période de disette (1998-2001), marquée par une nervosité juvénile et un manque de confiance, la révélation du match gagné à Wimbledon en 2001 contre son idole Pete Sampras (qui régnait sur le tennis des années 1990), ses premiers titres du Grand Chelem et sa domination sans partage (2003-2005), puis ses premiers grands échecs en finale (Wimbledon 2008) et l’émergence de deux immenses rivaux, Rafael Nadal d’abord et Novak Djokovic ensuite – le chapitre « Le bon, la brute et le truand » est à lire avec délectation – avant un retentissant come back à plus de 35 ans (deux titres tardifs à l’Open d’Australie en 2017 et 2018 et à Wimbledon en 2017), jusqu’à la douloureuse dernière défaite en date à Londres lors de la finale de 2019.

Mythes et temps long

Cette dramaturgie propre au sport a bien entendu beaucoup fait pour nourrir le culte mais Charles Haroche et Frédéric Vallois cherchent à aller plus loin dans la mise en perspective de la « large communauté des croyants »   propre au « mythe Federer ». « Piège de Thucydide »   , « retour ulysséen »   , « le Sisyphe heureux »   , comme on le voit, les auteurs n’hésitent pas à convoquer la mythologie pour caractériser les étapes et les moteurs de « l’histoire Federer », en insistant notamment sur l’importance du « temps long »   et en se posant la question de « la fin de l’histoire » dans les dernières pages de l’essai (même si « le Maître » a fait son retour à Doha puis à Genève après plus d’un an d’absence, avant de participer à Roland Garros puis à Wimbledon).

Tel Ernst Kantorowicz dans Les deux corps du roi à propos de l’immortalité du corps monarchique (au regard du corps physique), l’essai propose enfin une lecture plus symbolique de la postérité du mythe Federer au-delà de son inéluctable fin de carrière, dont il n’est pas évident qu’elle soit aussi florissante que celle qui s’est écoulée depuis plus de vingt ans. A cet égard, les auteurs n’évitent pas « la » question sempiternelle des médias : le tennisman suisse sera-t-il le « GOAT » (greatest of all time) ou sera-t-il dépassé dans les prochains mois par ses rivaux Nadal et/ou Djokovic ? A vrai dire, au-delà du caractère assez absurde d’un « Hall of fame » tennistique (mais les palmarès constituent des obsessions sportives), Charles Haroche et Frédéric Vallois considèrent que ce qui restera de Federer réside, au-delà des résultats sportifs, dans une forme d’ethos presque artistique du jeu et de son rayonnement. De ce point de vue, Federer, parfait communiquant polyglotte, appartient « indistinctement à tous »   , tant aux Suisses bien sûr (dont il est le meilleur ambassadeur, y compris du point de vue économique), qu’aux Français (son seul titre à Roland Garros en 2009 est tout à fait « spécial » pour lui, pour reprendre l’un de ses anglicismes préférés), ou aux Sud-Africains (ses origines maternelles) et aux Australiens (Melbourne est sa « terre » d’adoption, celle de son retour triomphant), car il s’agit en définitive d’une « star globale »   et d’un « homme de la mondialisation »   .

Passionné, argumenté et dans le prolongement de sorties littéraires simultanées (Une passion absurde et dévorante   de l’écrivain Olivier Guez à propos du football, par exemple) l’essai Federer. Un myhte contemporain sonne ainsi comme une tentative de rebond ( !) à l’une des remarques de bon sens lancée par le tennisman bâlois lors d’une énième conférence de presse : « Mon travail est de bien jouer au tennis, à vous de trouver les mots qui conviennent »   . Charles Haroche et Frédéric Vallois ont su reprendre cette invitation à la volée, en proposant une réflexion de fond (de court)…