« Mère de toutes les élections », la présidentielle américaine de 2020 va-t-elle sonner le glas du système politique « contre-révolutionnaire » de Donald Trump ou lui donner un nouvel élan ?

Depuis l’élection de Donald Trump en novembre 2016, l’élection présidentielle du 3 novembre 2020 focalise l’attention de ceux qui considèrent que la présidence actuelle n’est qu’une « parenthèse » dans l’histoire américaine. Cependant, ses (nombreux) opposants, souvent fers de lance d’un progressisme aux tendances nouvelles – bien que Joe Biden ne le représente nullement –, sont-ils plus nombreux que ses supporters, portés, non seulement par une forme de conservatisme, mais davantage encore par une dynamique « contre-révolutionnaire », très marquée sociologiquement (Etats du Mid West, espaces ruraux et périurbains, populations blanches non-urbaines et nationalistes, etc.) ? Proposer une réponse claire à cette question n’est pas qu’une affaire de démographie, et la surprise de novembre 2016, comme avant elle l’élection présidentielle de 2000, a fort bien démontré à quel point le système électoral américain ne dépend pas que de la seule arithmétique, mais engage une logique institutionnelle plus complexe, mêlant fédéralisme et géographie électorale.

Tout cela est bien connu mais mérite des analyses plus fouillées, offertes par de récents essais qui prennent le temps d'examiner les ressorts d’un pays en proie à une nouvelle forme de « populisme », à la fois propagandiste et anti-médias (Fox News échappant seule à la critique), calculateur et dilettante, protectionniste et libéral – les paradoxes et incohérences sont légion –, et s’exprimant de manière intempestive par des tweets délirants et consternants, ce qui donne une impression de campagne électorale permanente depuis quatre ans. Tout d’abord, le brûlot de l’écrivain et universitaire danois Mikkel Bolt Rasmussen intitulé La contre-révolution de Trump sonne comme un avertissement original et sans doute pas assez remarqué (en tout cas en France) : non, Trump n’est pas qu’un avatar grotesque du conservatisme WASP américain mais une nouvelle forme, proprement contre-révolutionnaire, d’alliance entre la classe blanche paupérisée et la classe capitaliste, de manière à contrer les nouvelles formes de progressisme américain, radicalisées depuis les déceptions de la présidence Obama et incarnées à la fois par les mouvements Occupy et, de manière plus récente, Black Lives Matter. Dans une forme plus classique, l’essayiste Didier Combeau offre avec Être américain aujourd’hui un tableau convaincant des enjeux de l’élection présidentielle de 2020 en détaillant les différentes thématiques qui sont au cœur de la campagne : immigration, protection sociale, environnement, discriminations sexuelles et ethniques, violences policières et tensions liées à l'usage des armes à feu… Enfin, à travers des chroniques particulièrement fouillées, les journalistes Jérôme Cartillier et Gilles Paris livrent une fresque originale de l’Amérique années Trump, permettant de mettre en perspective la chronologie d’un mandat par bien des aspects apocalyptiques – nationalisme exacerbé sur la scène internationale, tentative d’impeachment (destitution) par ses opposants au plan institutionnel, révoltes ethno-raciales, mauvaise gestion de la pandémie de Covid-19….

Une nouvelle « peste brune » hante-t-elle les Etats-Unis d’Amérique ?

L’analyse de La Contre-révolution de Trump par Mikkel Bolt Rasmussen est à bien des égards originale voire iconoclaste, inspirée par la théorie néo-marxiste. Pour l’auteur, historien de l’art de l’Université de Copenhague et écrivain engagé à gauche, la politique mise en place par Trump et son cortège de conseillers et ministres – dont la valse des renvois a défrayé la chronique washingtonienne – peut être rapprochée d’une forme de néo-fascisme, notamment par l’association qu’elle fait d’un usage aussi habile que dangereux des nouveaux moyens de communication – les réseaux sociaux comme outil de propagande moderne –, avec en filigrane le projet de regénérer la grandeur perdue d’une Amérique riche, blanche, anti-urbaine et patriarcale.

Cette rengaine trumpienne du « Make America Great again », à coups de tweets, de culture country et de nationalisme exacerbé et recroquevillé à l’intérieur de ses frontières (imaginées et construites comme des murs), est au cœur de la politique menée par la Maison Blanche depuis quatre ans. Et dans ses six chapitres ciselés et percutants, La Contre-révolution de Trump propose une analyse synthétique des fondamentaux de la pensée – le terme est en lui-même impropre, pour caractériser Trump… –  politique au pouvoir depuis 2016. Selon Mikkel Bolt Rasmussen, Trump (ou les forces qui l’ont mené au pouvoir) entend totalement renouveler le système politique américain en récupérant une vague de contestation recuite, celle de la classe blanche paupérisée qui s’était levée après la crise des subprimes de 2008, mais en usant paradoxalement des remèdes les plus éculés de l’économie capitaliste.

Cette volonté de « contester la contestation » sociale en la retournant contre les classes urbaines et ethniques – qui avaient porté Obama au pouvoir – est un des chapitres les plus intéressants de l’ouvrage, rejoignant en partie les analyses de Thomas Frank dans Pourquoi les pauvres votent à droite. Mais les développements sur la politique de l’image et le nouvel ordre (post)fasciste de l’Amérique de Trump, même si on n’est pas obligé d’adhérer à toutes ses conclusions, constituent également les leçons les plus pénétrantes de l’essai, expliquant pourquoi cette politique ne peut que mener, par ses provocations permanentes, à une forme de chaos apocalyptique, renforçant toutes les fractures socio-économiques, culturelles et ethniques des Etats-Unis.

Les enjeux d’une campagne inédite

L’essai Être américain aujourd’hui de Didier Combeau est une excellente synthèse des grands enjeux de la campagne électorale actuelle et un tableau panoramique des grands débats des Etats-Unis en 2020. De la question de l’immigration à celle de l’assurance-santé, de la problématique de l’avortement à celle de l’environnement, des tensions interraciales au fléau de la violence, l’essayiste spécialiste des Etats-Unis tente de comprendre les fractures qui parcourent la société américaine et qui se traduisent par un rejet de plus en plus viscéral de l’adversaire politique.

Bien entendu, Trump est au cœur de l’ouvrage mais, de manière plus classique que le pamphlet de Mikkel Bolt Rasmussen, l’essai de Didier Combeau tente, de façon accessible, d’offrir des clés de compréhension pour démêler ce qui dans le système politique américain d’aujourd’hui tient aux équilibres des pouvoirs (check and balances) dans un pays fédéral, ainsi qu’à l’importance des médias, de la société civile et de la personnalisation du pouvoir – plus marquée que jamais depuis 2016. Surtout, il propose des chapitres particulièrement clairs sur les thématiques qui créent les plus grandes polarisations de la société – certaines, comme les discriminations ethno-raciales ou les violences policières, pouvant créer des situations de quasi-guerre civile (après les événements de Charlottesville en 2017 ou, plus récemment en juin-juillet 2020, après la mort de George Floyd et les manifestations qui s’ensuivirent, malgré le contexte sanitaire).

De manière moins attendue, Didier Combeau insiste aussi sur la préservation de l’environnement – purement et simplement niée par Donald Trump, qui défie les scientifiques en contestant le réchauffement climatique... et en retirant les Etats-Unis de l'accord de Paris –, clivage très fort au sein de la société américaine, singulièrement entre les populations jeunes, urbaines et diplômées et celles des Etats plus ruraux et âgés, car il touche à l'American way of life consumériste et axé sur la voiture individuelle. De même, la question des identités, de la maîtrise des corps et des discriminations sexuelles est analysée comme une ligne de fracture très importante entre une part de la société américaine restée très puritaine et des franges progressistes à l’avant-garde des nouvelles contestations occidentales (à l’image du mouvement #MeToo). Didier Combeau en vient finalement à se demander si ce n’est pas même l’identité américaine – d’où le titre de l’ouvrage – qui est en jeu lors de cette élection – présentée comme un référendum anti-Trump par tous ses opposants – que d’aucuns considèrent comme la plus importante depuis la Seconde Guerre mondiale.

Chronique d’un pays sous électrochocs

Enfin, dans une veine moins analytique et selon une logique plus chronologique, les journalistes Jérôme Cartillier et Gilles Paris, respectivement correspondants de l’AFP et du Monde à Washington, offrent un portrait bien illustré de l’Amérique années Trump, à travers les thèmes et les périodes du premier (et dernier ?) mandat du 45e président des Etats-Unis. Depuis les élections de novembre 2016, les deux auteurs ont en effet suivi au quotidien les fameux points de presse – le plus souvent improvisés – dans le bureau Ovale, ainsi que les voyages à l’étranger à bord d’Air Force One, sans parler des déplacements entre Washington et la luxueuse résidence floridienne de Mar-a-Lago et des sempiternels meetings qui ponctuent la vie politique américaine, telle une campagne électorale éternelle.

Ce qui est le plus convaincant dans cette fresque de quatre années réside dans la restitution du rythme effréné de la présidence Trump (et de ses polémiques incessantes), ce dernier subissant (et provoquant) les crises comme autant d’électrochocs qui électrisent la société américaine et qui déstabilisent l’ordre international – singulièrement dans le face-à-face de plus en plus antagoniste avec la Chine, mais aussi avec l’Europe (au-delà de la vacuité des communiqués diplomatiques). En décryptant l’usage frénétique de Twitter de l’ex-magnat de l’immobilier et de la téléréalité, mais aussi en détaillant le mélange des genres (entre business familial et conduite des affaires de l’Etat) propre à sa pratique du pouvoir, le récit Amérique années Trump plonge ainsi le lecteur au cœur de la présidence Trump, s’inspirant des best seller de Michael Wolff (Fire and Fury) et de Bob Woodward (Fear), publiés en 2018.

La dernière partie, si elle n’a pas le souffle de ces derniers ouvrages, permet de relire de façon circonstanciée les épreuves des derniers mois : la bataille de l’impeachment – que les auteurs assimilent à une « victoire à la Pyrrhus » pour Trump –, la vague épidémique du Covid-19 – longtemps niée puis fort mal gérée par la Maison Blanche – et les très nombreuses protestations liées au mouvement Black Lives Matter à la suite de la mort de George Floyd. Nul doute que ces trois événements, à bien des égards inédits, pèseront, d’une manière ou d’une autre, dans le résultat de l’élection présidentielle américaine du mois prochain.