A quelques mois des élections, le chercheur au CNRS Sébastien Michon évoque les thèmes de l'ouvrage qu'il a coordonné au sujet du fonctionnement politique du Parlement européen.

Nonfiction : Votre ouvrage traite du Parlement européen au travail, c’est-à-dire non seulement des eurodéputés, mais aussi ceux qui gravitent autour, notamment leurs assistants parlementaires et les administrateurs de l’Union européenne qui œuvrent au Parlement. Aujourd’hui, alors que l’on va fêter lors des prochaines élections européennes du printemps prochain les 40 ans des premières élections à cette échelle, on a parfois l’impression du point de vue national (qui n’est sans doute pas le meilleur angle pour juger de ces élections), que les candidats sont un peu les perdants des élections nationales et locales, envoyés à Strasbourg presque comme une punition… Est-ce quelque chose que l’on retrouve dans d’autres pays et est-ce que cela tend à évoluer ?

Sébastien Michon : Vu du niveau national, on a toujours en tête les figures qui sont les plus connues et qui sont souvent en France, en effet, des perdants des législatives ou des « sortis » du gouvernement qui viennent au Parlement européen dans une position d’attente ou pour un dernier mandat (cas de Michel Rocard ou d’Alain Lamassoure, par exemple). Certains vont même jusqu’à y voir en France une maison de retraite dorée… qui offre difficilement un retour vers le plan national (cas de Nadine Morano ou Rachida Dati notamment).

Mais, en réalité, cette catégorie d’élus passés par les élections nationales, si elle est visible médiatiquement, est assez circonscrite et ne représente pas la majorité des élus. C’est une catégorie d’autant plus circonscrite dans les « anciens » pays, notamment en France, en Allemagne voire en Italie ou en Espagne, alors qu’elle est plus présente dans les pays ex-communistes où les eurodéputés sont souvent d’anciens ou futurs ministres de premier plan (un chapitre de l’ouvrage démontre notamment que les élites politiques polonaises ne négligent pas du tout le Parlement européen de ce point de vue, ce qui s’explique aussi par le niveau de rémunération et le sentiment d’appartenance à une élite politique nationale).

En France, ce sont en réalité assez vite les élus locaux d’expérience (le Costarmoricain Alain Cadec ou le Lillois Gilles Pargneaux) qui ont davantage été présents au Parlement européen et qui trouvent un prolongement de leur carrière à un niveau plus visible (voire un bâton de maréchal). Nous avons surtout une grande catégorie d’élus qui n’ont jamais exercé de mandats auparavant. Ce sont certains anciens sportifs ou journalistes célèbres, comme Jean-Marie Cavada par exemple, voire des personnages publics comme Eva Joly. Ce sont aussi des collaborateurs d’élus, pour qui le mandat européen est une opportunité de passer de la coulisse à la scène et d’exercer un premier mandat ou un premier mandat prestigieux, notamment pour certains partis minoritaires comme le Front national ou les Verts par exemple (Karima Delli, Pascal Durand). Cela peut être le cas aussi pour de plus grands partis, comme le montre le cas de Geoffroy Didier, récemment, chez LR. Ces élus sont soit de passage à Strasbourg (avant de bénéficier éventuellement de plus de visibilité au Parlement national ou au gouvernement) soit y restent et s’investissent durablement au niveau européen.

 

Certaines analyses ont tendance à dire que les élections européennes ne constituent peut-être pas l’enjeu le plus important pour le fonctionnement de l’Union européenne et certaines critiques sont adressées à cet égard à la nomination purement confidentielle du futur Président de la Banque centrale européenne (BCE), alors que les enjeux sont sans doute plus importants, eu égard aux pouvoirs respectifs de la BCE et du Parlement européen. D’autre part, une critique d’ordre politico-démographique est adressée au Parlement européen, au sein duquel les Allemands jouissent notamment d’une influence considérable du fait de leur effectif proportionnel à la population du pays. Est-ce que les élections européennes sont l’arbre qui cache la forêt des enjeux de l’UE ou est-ce que la France, malgré son siège à Strasbourg, n’a pas assez appréhendé l’importance politique de ces élections ?

Il est certain que le Parlement européen n’est pas l’institution la plus dominante dans le fonctionnement actuel des institutions européennes et dans le champ de « l’eurocratie », bien entendu par rapport à la Commission, mais aussi par rapport au Conseil dont on a bien perçu l’importance au moment des récentes crises (celle de l’euro et celle des migrants, notamment) qui ont été traitées d’un point de vue intergouvernemental. Et en effet, même si le grand public tend à l’oublier, la BCE a pris une place considérable dans ce fonctionnement.

Mais, d’un autre côté, dans le contexte de crise politique et de déficit démocratique, le Parlement européen a le mérite d’être une assemblée élue, certes avec un niveau d’abstention – y compris en France, mais aussi et davantage dans les nouveaux pays de l’UE – qui pose question. Cela reste tout de même « le poil à gratter » de la gouvernance européenne actuelle et ce n’est pas négligeable. L’institution du Parlement européen a par ailleurs été renforcée par les différents traités et en particulier sur les domaines les plus européanisés de la législation communautaire (protection du consommateur, normes environnementales et même les questions monétaires) et beaucoup d’analystes oublient qu’elle est devenue co-législateur dans beaucoup de domaines importants. Et, même s’il ne faut pas se focaliser uniquement sur le vote (car c’est un scrutin de liste avec des négociations essentielles en coulisses en amont), le chef de la majorité élue aux élections européennes (« Spitzenkandidat » en allemand) devient le président de la Commission, ce qui permet au Parlement de ne pas être en dehors du jeu bruxellois. Lors des dernières auditions des commissaires européens, les eurodéputés avaient même montré les dents et demandé à d’autres prétendants de se présenter devant eux, chose difficilement imaginable il y a vingt ans.

Au sein même des partis européens, nous avons vu que la désignation comme « Spitzenkandidat » de l’Allemand Manfred Weber par le Parti populaire européen s’est jouée par des alliances croisées entre partis des différents pays, mais aussi par des prises de position importantes de la part des différents groupes politiques du Parlement européen. Le cas de Manfred Weber tend par ailleurs à montrer à nouveau que les Allemands sont aujourd’hui au centre du jeu, d’autant plus depuis l’élargissement à l’est. Mais cela ne vaut pas seulement par leur poids démographique important et par leur situation géographique centrale, mais aussi par leur investissement au sein des institutions européennes, notamment au sein du Parlement, où les eurodéputés allemands sont ceux qui présentent la longévité la plus élevée.

Or le cumul de mandats dans le temps a une importance capitale au sein de cette assemblée plurinationale au fonctionnement difficilement compréhensible de prime abord par les nouveaux députés. Par ailleurs, les Allemands sont particulièrement adaptés, en raison de leur pratique nationale de la politique, aux règles du jeu du Parlement européen, qu’ils ont totalement intégrées. Cela explique qu’ils soient surreprésentés au sein des positions de pouvoir de l’assemblée de Strasbourg, bien au-delà de leur poids démographique, alors même qu’ils ne l’ont pas toujours été : c’est depuis la sixième législature qu’ils le sont. Très tôt, dans les années 1980 et 1990, ils ont pris conscience qu’il était essentiel pour les députés européens d’y durer et d'y travailler pour acquérir de l’expérience et de s’y rendre utile et important. On l’a vu notamment sur la politique agricole, en particulier lors des négociations avec les Polonais. A l’inverse, les Italiens ont perdu beaucoup d’influence, précisément par qu’ils ont arrêté de s’y investir massivement et y ont envoyé de nouveaux députés à chaque élection européenne. Or, c’est à force de présence, d’expertise et de réseaux que l’on arrive à gagner de l’importance au sein d’une telle institution. De ce point de vue, la France est plutôt dans une position intermédiaire : ni bon ni mauvais élève.

 

Dans votre ouvrage, il est question des collaborateurs parlementaires, catégorie d’acteurs que vous connaissez bien sur le plan national. Certaines affaires ont éclaté récemment au sujet du Modem et du Front national concernant la rémunération de ces collaborateurs par ces partis. Peut-on dire qu’il existe plus de zones grises dans ce domaine qu’au plan national ? Y a-t-il eu une remise en ordre de ce fonctionnement opaque à la suite de ces polémiques ?

Je ne crois pas qu’il y ait plus de zones grises au Parlement européen qu’en France au Parlement national. Le Parlement européen partage avec les autres institutions européennes un souci de la transparence, à la suite de certains scandales politiques, et a souhaité remettre son fonctionnement en ordre à la fin des années 2000, avec des déclarations par les élus du nombre d’assistants accrédités et la publication, sur le site du Parlement, de cette liste. Il existe donc une volonté manifeste de canaliser les choses et d’institutionnaliser cette catégorie d’emplois, sans doute plus qu’en France (du moins jusqu’à une période très récente…).

En réalité, le fonctionnement du Parlement laisse une place importante à la coproduction de la décision avec différentes catégories d’acteurs, dont les assistants parlementaires, mais aussi les lobbyistes – très institutionnalisés au niveau européen –, les représentants des gouvernements nationaux, les administrateurs de l’Union européenne, etc. Les collaborateurs sont donc au cœur de cette machine politique et détiennent un rôle-clé auprès des élus. Les « revolving doors », très débattues au sujet des commissaires et députés européens, se retrouvent d’ailleurs d’une manière non négligeable pour cette catégorie des collaborateurs d’élus.

 

Et les administrateurs constituent-ils un renfort objectif de l’institution du Parlement européen au travail de ces eurodéputés et de leurs collaborateurs ?

Pour tous les rapports parlementaires, et d’autant plus pour ceux avec de gros enjeux pour le Parlement, les institutions et les États membres, les administrateurs ont un rôle-clé : ils représentent des gardiens du temple. Ils contribuent à lisser les positions entre les principaux groupes politiques, et à éviter des positions trop offensives. Ainsi, il n’est pas rare que les élus responsables d’un rapport soient quelque peu déçus du produit final, ayant dû faire différents compromis de forme et de fond. La modération de certaines décisions, la technicité et une certaine froideur bureaucratique font partie du reste des critiques adressées régulièrement à l’Union européenne, qui peine encore et toujours à intéresser les non-initiés