Mâitre de conférences à l'Université de Strasbourg, Alexandre Sumpf, spécialiste de l'histoire de l'URSS, nous parle de son dernier ouvrage.

Nonfiction : Etant historien de la société russe et soviétique contemporaine, en quoi votre ouvrage (1917. La Russie et les Russes en révolutions   ) apporte-t-il un éclairage nouveau sur le rapport des Russes à leurs révolutions de 1917, un siècle après les faits ?

Alexandre Sumpf : Mon livre prend en effet place à la suite de nombreux travaux mais ce que j’ai voulu étudier relève d’une attention particulière au social dans une histoire qui est très politique, c’est-à-dire une attention particulière à tous les acteurs des différentes révolutions, à commencer par les paysans que j’ai longuement étudiés. Par ailleurs, je me suis également intéressé aux différentes nationalités (selon la terminologie impériale russe) qui constituaient la Russie tsariste au moment des révolutions de 1917, notamment les musulmans et les juifs.

Or, ce dont je me suis rendu compte en adoptant cet angle de vue, c’est que la grande oubliée de cette histoire est la démocratie. En 1917, la Russie a connu à la fois la séparation des pouvoirs mais aussi la compétition électorale, la structuration d’une opinion publique et la participation massive de la population à un mouvement révolutionnaire qui peut être autre chose qu’un soulèvement violent.

De quelles archives nouvelles avez-vous disposé pour appuyer votre étude ?

Je n’ai rien « découvert » au sens propre sur les révolutions de 1917. Je me suis appuyé sur des sources qui sont publiées et sont à la disposition des chercheurs mais ne sont pas forcément utilisées. J’ai notamment eu recours aux textes qui ont été rédigés par des collectifs qui revendiquaient de nouveaux droits et qui, ce faisant, ne sont pas privés d’exiger une nouvelle manière de diriger la nation conforme aux promesses issues de la révolution de Février, celles d’une plus grande justice sociale et d’une véritable égalité entre les citoyens (décret du gouvernement provisoire du 6 mars 1917). Etant également un historien du cinéma, je me suis aussi intéressé aux sources audiovisuelles, aux films qui ont été tournés en 1917 et qui sont toujours conservés dans les archives. Ces films sont difficiles à appréhender car, muets et souvent privés de tout intertitre, ils ne nous parlent pas directement. Comme tous les documents historiques, ils doivent être croisés avec d’autres sources.

Ces films ont opéré une véritable révolution de l’information, y compris dans la manière de filmer, avant même le tournant esthétique marqué notamment par la figure d’Eisenstein. Ces images tournées montrent le peuple, qui n’avait pas droit de citer auparavant car on ne s’intéressait qu’au tsar et aux généraux. On voit donc des soldats qui ne sont pas en train de se battre mais de faire de la politique, on voit des rassemblements populaires électoraux, c’est-à-dire la démocratie à l’œuvre, et dans ces manifestations, on peut voir des citoyens qui se constituent en militants. Parfois, ils orientent leurs banderoles (« Liberté, égalité, fraternité », « Terre et liberté », « Une Russie libre », « Vive la République démocratique, à bas l’autocratie ! », etc.) en fonction de la présence des caméras : ils sont bien conscients du fait qu’ils font partie de la révolution en cours. Dans cette nouvelle Russie, on peut voir aussi des enfants manifestants devant le Palais de Tauride (siège du Soviet) le 1er mai 1917 à Petrograd, avec leurs éducateurs, pour exiger l’instauration d’un véritable droit des enfants au travail.

Finalement, ces archives nous montrent que tous les acteurs politiques n’agissent pas de la même manière et qu’en particulier, un parti politique se distingue nettement : les bolcheviks. Pas seulement par ses slogans, bien visibles et bien identifiés, mais aussi parce que ses militants défilent de manière disciplinée et savent ce qu’une manifestation politique doit être. Lénine fait rapidement accepter au comité central et aux militants ses mots d’ordre (pas de compromis avec les partis bourgeois, pas d’alliance avec les partis socialistes, paix immédiate, « tout le pouvoir aux soviets »). Peu de partis russes et européens de cette époque peuvent se targuer d’avoir un tel leader et une telle discipline. Dans ce contexte, alors qu’il n’y a plus de censure depuis le 4 mars 1917, la propagande des bolcheviks va pouvoir se déployer avec force et tirer parti de ces opportunités offertes, ce qui explique en partie la victoire finale en octobre.

Comment expliquer que, dans l’idéologie officielle de l’URSS, qui se réclame pourtant en permanence du peuple, « les figures de proue » de la Révolution (Lénine, Trotski, Staline, etc.) aient à ce point pris le pas sur l’acteur collectif qu’est le peuple dans les révolutions de 1917, alors même que l’histoire d’inspiration marxiste a eu pour apport majeur de toujours prôner l’histoire « par le bas » ?

Cela n’est pas tout à fait exact car il y a eu en URSS des collectes non négligeables de documents – notamment en 1927, pour le dixième anniversaire de la révolution. Il est vrai que certains acteurs ont été oubliés et écartés de l’histoire officielle, en particulier les anarchistes et ceux parmi la garde rouge qui étaient perçus par les bolcheviks comme trop radicaux. La base était d’ailleurs souvent plus radicale que les dirigeants du parti, ce qui s’est notamment exprimé lors des journées de juillet 1917.

Concernant Lénine, il est vrai qu’il n’a pas empêché le culte (de son vivant) de sa personnalité mais il ne l’a pas non plus favorisé. C’est véritablement après sa mort que ce culte devient un outil politique pour Kamenev, Zinoviev et Staline contre Trotski, qui se place lui aussi dans la lutte pour l’héritage de Lénine. Bien entendu, cette histoire a très vite été politisée, en mettant en avant Staline pendant la période stalinienne puis en sous-dimensionnant son rôle dans la révolution à l’époque de Khrouchtchev, pour devenir en effet une histoire officielle. En définitive, l’histoire racontée par les bolcheviks peut s’opposer en bien des points à celle écrite ou racontée par ceux qui n’ont pas été des « gagnants » des révolutions de 1917.

L’histoire des révolutions de 1917 a malgré tout été très documentée et il faut noter que les histoires racontées et transmises en ont gardé des traces : les marins de Cronstadt restent ainsi marquants dans cette historiographie soviétique immédiate (même après les épisodes de 1921) et ce sont en réalité surtout les éléments les plus incontrôlables qui en ont été écartés, comme les gardes rouges et les anarchistes.

Surtout, il faut aussi garder à l’esprit qu’il y a différentes dimensions de l’histoire : celle qui est retranscrite dans le Précis d’histoire du parti communiste soviétique en 1938, celle qui est enseignée au niveau scolaire, l’historiographie anarchiste de la révolution, les faits racontés par les témoins (Trotski notamment), etc. De ce point de vue, l’histoire des révolutions de 1917 ne peut pas se résumer à une histoire unique « bolchevisée », cette réécriture orientée qui a été, il est vrai, quasiment immédiate.

De ce point de vue, peut-on constater dans l’historiographie russe des évolutions très sensibles dans la manière de restituer l’histoire des révolutions de 1917 ?

En réalité, c’est un sujet qui n’intéresse plus beaucoup les foules, en tout cas beaucoup moins que la question du stalinisme, pour des raisons d’éloignement générationnel et de débats politiques actuels. Depuis l’ouverture des archives russes au début des années 1990, des études régionales ont été produites et sur les minorités également (un bel ouvrage a été publié en russe sur les musulmans dans la révolution). Mais l’effondrement de l’URSS a éclaté les histoires nationales : il y a par exemple aujourd’hui une histoire ukrainienne de la révolution qui découle de la politique agressive du régime ukrainien actuel, interdisant de faire l’apologie du régime soviétique et d’aller contre le sentiment national ukrainien. Le problème mémorial est très sensible dans toutes les nations issues de l’éclatement du bloc soviétique.

Depuis les années 1980, des chercheurs occidentaux ont retracé l’histoire des autres partis révolutionnaires, celle des trotskistes dans la révolution de 1917, celle des mencheviks, celle des autres tendances politiques. Aujourd’hui le centre névralgique de cette production historiographique est Saint-Pétersbourg pour des raisons assez évidentes. Le passage à une histoire critique n’ayant pas peur de la censure reste cependant encore assez peu évident pour beaucoup d’historiens russes, y compris ceux de la nouvelle génération, sous la tutelle d’enseignants qui ont été des apparatchiks communistes et qui sont désormais de fervents soutiens de Poutine… La méconnaissance des langues étrangères leur interdit de prendre en compte les derniers apports historiographiques – dans un contexte où ce qui vient de l’étranger est condamné comme hostile à la Russie.

Au fond, les révolutions de 1917, et celle d’Octobre en particulier, ont-elles été véritablement des révolutions populaires ?

Mon ouvrage vise justement à parler des Russes en révolutions – et j’ai insisté sur ce pluriel dans le titre – car les sources nous permettent de dire que toutes les couches sociales ont été impliquées dans ces révolutions de 1917 : les révolutionnaires professionnels et la classe ouvrière, bien entendu, mais aussi les paysans, qu’ils soient soldats ou non (leur révolution est larvée en réalité depuis 1902), les nationalités et minorités, etc.

Février est une véritable révolution spontanée, populaire, dont les acteurs ne sont pas seulement des ouvriers car confluent rapidement dans les rues des couches très diverses de la partie inférieure de la société de Petrograd. Ce mouvement n’est absolument pas maîtrisé, puis plus ou moins habilement orienté à partir du 26 février par certains partis politiques. Le fait que la foule ne soit pas très contrôlable explique le compromis passé entre les élites politiques le 28 février. Libéraux modérés (Gouvernement provisoire) et révolutionnaires socialistes (Soviet) s’entendent pour éviter la répression de la révolution, mais aussi pour mettre fin au chaos révolutionnaire. Tous souhaitent pouvoir passer à la suite, c’est-à-dire à la création de la nouvelle Russie, et décident donc d’arrêter cette révolution qui semblait impossible à arrêter. La seule personne, bien isolée, qui n’accepte pas cela, c’est Lénine, qui explique à ses partisans que la révolution n’est pas terminée.

Enfin, poser la question du caractère populaire de la révolution, c’est aussi poser la question du commencement territorial et sociologique de cette révolution et de sa terminaison chronologique. Pour les libéraux, il est évident que la révolution doit se terminer à partir du moment où se crée un Etat de droit au sein duquel les citoyens peuvent s’exprimer, tandis que pour les révolutionnaires bolcheviks comme Lénine, cela ne saurait suffire et il faut une véritable révolution démocratique prolétarienne.

N’est-ce pas finalement le même débat que pour la Révolution française…qui constitue d’ailleurs une inspiration importante de Lénine ?

Tout à fait. Et cette comparaison est à l’esprit de tous les révolutionnaires, ainsi que, surtout, les raisons de l’échec de ces révolutions antérieures : la réaction thermidorienne de 1794 sous la Révolution française, la répression de la Commune de Paris en 1871. L’échec de la première révolution russe en 1905 a traumatisé les mencheviks et explique leur passage sans coup férir à des positions en 1917 qui sont peu orthodoxes – à commencer par le « défensisme révolutionnaire », la poursuite de la guerre contre l’Allemagne, mais cette fois pour défendre la liberté.

De ce point de vie, le coup d’Etat des bolcheviks en octobre et la prise de pouvoir d’un parti constituent à la fois une « révolution de palais » mais aussi une mise en scène d’une union des révolutionnaires professionnels et des masses (incarnées par les gardes rouges et les soldats), acteurs convoqués dans ce mouvement révolutionnaire qui mène Lénine au pouvoir, les bolcheviks ayant atteint la majorité aux soviets.

L’une des questions que je ne pensais pas me poser en écrivant cet ouvrage, c’est : pourquoi octobre ? Pourquoi Lénine a-t-il tenu à cette insurrection, contre l’avis de ses principaux partisans et alliés (Trotski notamment), et alors même que les bolcheviks disposent depuis septembre de la majorité au soviet de Moscou et au Soviet de Petrograd ? D’abord, sans doute, parce que dans l’esprit de l’auteur des Thèses d’avril, un révolutionnaire ne doit pas prendre le pouvoir par les urnes. Et aussi parce que ce coup d’Etat militarisé a permis de définitivement trancher les liens qui existaient encore – malgré les tentatives des bolcheviks « modérés » menés par Kamenev et des mencheviks de gauche suivant Martov de créer un gouvernement d’union nationale socialiste –, entre ceux parmi les révolutionnaires qui étaient prêts à la guerre civile (appelée de ses vœux par Lénine) et ceux qui étaient encore dans un compromis « bourgeois » et dans une démocratie « formelle » parlementaire. Et, pour Lénine, cette insurrection qui a lieu en plein milieu du premier congrès des soviets – non pas avant ou après – est aussi une manière pour lui de montrer que son parti doit gouverner seul car il devait seul mettre en œuvre la dictature du prolétariat. De ce point de vue, Lénine souhaite faire en sorte qu’il n’y ait plus que deux camps antagonistes : la révolution (sous-entendu celle des bolcheviks) et la contre-révolution. La guerre civile verra progressivement les bolcheviks triompher de leurs adversaires, un à un, les autres partis révolutionnaires, les soutiens de la Constituante, les paysans révoltés, les nationalités soulevées pour gagner leur indépendance, etc.

Ce coup d’Etat d’octobre est donc pour Lénine un coup d’éclat qui affirme : « la Révolution, c’est moi ». Et tous ceux qui ne sont pas avec lui deviennent en définitive des opposants. C’est une stratégie de dissociation qui recoupe des distinctions qui existaient socialement, avec les oppositions patrons/ouvriers à l’usine (malgré les tentatives du ministre menchevik du travail), mais qui cherche plus globalement à cristalliser toutes les oppositions en affirmant que la révolution bolchevique constitue la seule véritable révolution populaire, à même de saisir les outils de production. Octobre est donc ce coup d’Etat fait par Lénine au nom de tous ceux-là, reflétant une stratégie politique qui légitime la violence qui sera à l’œuvre dans la guerre civile et qui cherche à délégitimer la démocratie parlementaire prônant elle le compromis par le débat et le respect de la décision de la majorité. C’est une politique de lutte de classes sans compromis qui s’affirme à partir d’octobre

 

* Dossier : 1917-2017 : cent ans après la Révolution d'Octobre.