Une riche synthèse pluridisciplinaire qui pose la question de la singularité française dans l'histoire du temps présent.

L'histoire du temps présent a longtemps constitué une pratique dédaignée des historiens, dont la noblesse du métier dictait que l'on ne s'intéresse aux événements qu'avec le recul du temps et des archives officielles. Or, aujourd'hui, il semble que c'est l'actualité qui dicte l'intérêt du public et, lorsqu'elle est convoquée, l'histoire est souvent ramenée à des enjeux propres aux préoccupations actuelles, notamment sur le plan politique, ce qui n'est d'ailleurs sans doute pas si nouveau. Certains analystes savants, tel François Hartog, considèrent ainsi le "présentisme" comme notre nouveau régime d'historicité   .

Mais, il faut reconnaître qu'à la différence des "ouvrages de journalistes", aussi vite lus qu'écrits, un regard d'historien sur la période très contemporaine (ces trente dernières années) permet cependant de prendre du recul et d'envisager les grands thèmes de l'actualité avec une perspective critique et distanciée, même sans bénéficier encore de l'ouverture des archives.

C'est à cet exercice que s'est essayée Ludivine Bantigny, maître de conférences à l'Université de Rouen, membre du comité de rédaction de la revue Vingtième siècle et spécialiste de l'histoire de la jeunesse et des phénomènes générationnels – elle a notamment publié les ouvrages Le plus bel âge ? Jeunes et jeunesse en France de l'aube des Trente Glorieuses à la guerre d'Algérie   , Jeunesse oblige. Histoire des jeunes en France   et Hériter en politique   . Complétant la série de l'"Histoire de la France contemporaine", dirigée par Johann Chapoutot, La France à l'heure du monde. De 1981 à nos jours   offre, comme les autres volumes déjà parus au Seuil, dans la collection "L'Univers historique" – L'Empire des Français, 1799-1815 par Aurélien Lignereux, Monarchies post-révolutionnaires, 1814-1848 par Bertrand Goujon et Le Crépuscule des révolutions, 1848-1871 par Quentin Deluermoz –, la possibilité à un(e) historien(ne) d'une nouvelle génération de proposer un regard neuf sur une période contemporaine, dans le souci d'éclairer un public de non-spécialistes, par l'intermédiaire d'une synthèse pluridisciplinaire sans note de bas de pages.

Une histoire pluridisciplinaire du temps présent

Cet exercice, difficile, est, il faut le dire, réussi par Ludivine Bantigny, à propos d'une période particulièrement sensible puisque tous ses lecteurs la connaissent autant que l'auteur. Si les sources sont nombreuses – des études précises de sociologie, de science politique, de géographie et d'économie, notamment, sont souvent citées –, il est pourtant loin d'être aisé de rassembler en un discours cohérent le récit de notre actualité nationale. L'essai est ici largement transformé car l'histoire de la France depuis 1981 est restituée en suivant plusieurs fils conducteurs : la politique, sans doute – qui dicte d'ailleurs la borne chronologique de départ, avec l'arrivée de François Mitterrand à l'Elysée –, mais aussi la société – en particulier le rapport entre les sexes et le générations (domaine cher à l'historienne), le travail et le chômage, l'immigration, le rapport aux territoires –, et les bouleversements de l'économie, les relations internationales de la France – car  Ludivine Bantigny ne masque pas la difficulté d'être restreint à un cadre national, plus que jamais étriqué – et, enfin, l'évolution du champ culturel, largement analysé mais, malheureusement, parfois survolé – c'est d'ailleurs bien là l'aspect frustrant d'une synthèse, aussi volumineuse (plus de 500 pages) et aussi brillante soit-elle.

Si Jean Fourastié avait, dans une formule restée célèbre, magistralement analysé la période de l'après-guerre dans Les Trente Glorieuses, ou la révolution invisible de 1946 à 1975   , Ludivine Bantigny ne s'est pas risquée, tels Nicolas Baverez, de manière assez peu convaincante d'ailleurs dans Les Trente Piteuses   ou Jean-François Sirinelli, avec plus d'acuité dans Les Vingt décisives. Le passé proche de notre avenir, 1965-1985   , à proposer un titre accrocheur ou spectaculaire. Mais si un mot ressort de son essai, c'est bien celui de "crise" : crise économique, bien sûr, lancinante et assommante, malgré les multiples plans de relance et tentatives de sauvetage, mais également crise du politique, crise de la représentation, crise de la critique, crise du "vivre ensemble", crise du creuset national, crise de l'habitat et du logement, crise de la culture, crise de la foi, crise de la presse, crise de l'autorité, crise de l'enseignement, crise de l'université, crise de la confiance...Le terme est bien entendu galvaudé, en particulier pour une époque volontiers décrite comme "post-moderne", mais le constat de Ludivine Bantigny est convaincant : c'est la croyance dans la promesse du changement, malgré les slogans politiques successifs – pour les évoquer, l'historienne emploie l'heureuse formule du "bouillon de ruptures"  –, que la société française a fini par perdre depuis plus de trente ans, alors que la rhétorique redondante de la "réforme" n'a jamais été aussi employée que dans cette période durant laquelle, pourtant, elle échoue bien plus souvent qu'elle ne réussit.

Et, pourtant, comme le note justement l'historienne, malgré l'impuissance apparente des institutions, le changement s'accélère, il est palpable, si bien qu'il y a "un avenir pour le futur"    : "La déploration sur la dépolitisation de la société, une antienne qui sillonne bien au-delà de la période, mérite d'être relativisée. Droit à la différence et droit à l'égalité, place des femmes, sexualité et parentalité, manières de vivre et de consommer, attention renouvelée à l'environnement, discriminations et oppressions, Europe et mondialisation : il y a là autant de sujets qui ont été au cours de ces années politisés ou repolitisés. Cette "capacité d'agir" […] est une autre manière de "faire société"."   .

La fin de l'exception française ?

Ces bouleversements, il est vrai, n'ont rien d'une spécificité nationale, ce qui est peut-être le signe de la fin d’une "exception française", si tant est qu'elle n'ait jamais existé. Le propre de la nouvelle génération d'historiens et d'intellectuels que représente Ludivine Bantigny est d'ailleurs de démontrer à quel point la croyance en "un grand récit national" est illusoire et de relativiser les particularités hexagonales vis-à-vis des changements économiques et sociaux de notre époque, dont l'horizon (plus indépassable qu'auparavant ?) est marqué par la mondialisation et le libéralisme économique.

C'est ce paradoxe qui frappe lorsque l'on lit ce bel ouvrage fort justement intitulé La France à l'heure du monde : quel sens peut-on encore donner à une histoire strictement nationale ? "Quel regard porter sur la France, quand le monde semble devenu le meilleur critère pour comprendre cette nouvelle ère ?  Quelle pertinence à réfléchir encore en termes nationaux, alors que s’affaiblissent les frontières ?"   pour reprendre le questionnement de Ludivine Bantigny.

En effet, la mondialisation, phénomène qui a déjà existé sous d'autres formes, n'est pas qu’une globalisation des marchés et des échanges commerciaux, elle revêt également une dimension sociale et culturelle   qui modifie la vie des individus et leurs imaginaires. Pourtant, le rayonnement et l'influence de la France se fondent aujourd'hui sur la défense de son "exception culturelle" et ses dirigeants continuent de prôner ce concept sur la scène internationale, au sein de l'UNESCO notamment. Car, malgré les mobilités et les circulations transnationales – dont la France, qui accueille plus de 80 millions de touristes par an, est l'une des principales bénéficiaires –, l'auteur n'exclut pas que l'une des dernières croyances collectives réside dans la défense d'un modèle social français, issu d'une histoire et d'un patrimoine spécifiques et dont la fin n'est peut-être encore pour demain