Quand la socio-histoire s'intéresse aux politiques publiques : une démarche nouvelle et féconde.

Comme son nom l'indique, et telle qu'elle a été théorisée notamment par l'historien Gérard Noiriel   , la socio-histoire est née de la rencontre entre la sociologie et l'histoire, par un travail pluridisciplinaire   qui touche à la constitution des rapports sociaux et des entités collectives   et, en particulier, à une réflexion sur l'émergence des relations de pouvoir et la généalogie des systèmes politiques. C'est donc assez naturellement que la socio-histoire a été l'une des sources de renouvellement théorique et pratique de la science politique   , concernant à la fois la politique   et le politique, de manière générale   .

Cependant, la science politique ne s'est pas seulement inspirée de l'analyse socio-historique pour décrire la nature des pouvoirs politiques et les relations entre les gouvernants et les gouvernés, mais également pour ce qui concerne le contenu même des politiques publiques, telles qu'elles sont ou ont été décidées, menées et évaluées par les pouvoirs publics, qu'il s'agisse d'un Etat ou d'une collectivité territoriale. C'est pour faire le point sur l'état de ces derniers travaux que les deux universitaires Renaud Payre, professeur à l'Institut d'études politiques de Lyon, et Gilles Pollet, directeur de ce même établissement, viennent de publier une courte introduction intitulée Socio-histoire de l'action publique   .

Les deux auteurs, en effet, ne sont pas novices dans leurs domaines de recherches. Gilles Pollet est un spécialiste de l'analyse des politiques publiques et, notamment, de l'histoire des administrations locales, comme en témoigne l'excellent ouvrage Les élites municipales sous la IIIe République. Des villes du Sud-Est de la France   , qu'il a écrit en collaboration avec Bruno Dumons et Pierre-Yves Saunier, et qui constituait un parfait exemple de socio-histoire dans le cadre de l'émergence des administrations municipales de Lyon, Grenoble, Saint-Etienne, Chambéry, Annecy et Roanne. Renaud Payre est quant à lui un des théoriciens des "sciences de gouvernement", qui constituent l'un des chantiers les plus actifs des recherches actuelles en science politique   , cette dernière apparaissant de plus en plus comme une recherche appliquée, cherchant à s'intéresser   à la conception, la mise en œuvre et à l'évaluation des politiques publiques et, de manière générale, au travail des administrations   .

Précisément, l'éclairante synthèse de Gilles Pollet et Renaud Payre démontre tout d'abord dans quelle mesure la science politique s'est muée en "policy analysis", pour reprendre des termes anglais, c'est-à-dire en une science sociale qui ne se cantonne pas seulement à l'observation des systèmes politiques mais qui vise à réinterroger les dynamiques de l'action publique, notamment ce que les auteurs appellent, paraphrasant une expression d'Yves Déloye, la "mise en administration de la société". Les deux chercheurs font ainsi le point sur des recherches – inspirées de prime abord tant par Max Weber et Norbert Elias que par Michel Foucault –, qui ont été menées sur la bureaucratisation, l'étatisation et la catégorisation   de pans entiers de la société : gestion de l'immigration, politiques pénales, protection sociale en particulier. Contre une idée courante souvent répandue, Gilles Pollet et Renaud Payre insistent d'ailleurs sur la constitution d'un "laboratoire municipal"   qui, sur certaines politiques publiques (logement, santé, hygiène, assistance publique mais aussi en matière de police), a anticipé l'action de l'Etat, par ce que certains, notamment des juristes, ont appelé le "socialisme municipal"   . Par ailleurs, à la différence des approches "par le haut", l'action publique telle que définie par l'ouvrage vise également à s'intéresser à ce que l'on appelle en anglais la "street level bureaucracy", autre axe important de la recherche actuelle en science politique, qui ne concerne pas seulement la conception des politiques publiques (tâches dites "nobles" réservées à la "haute administration") mais aussi leur exécution "sur le terrain" par les agents de la base (réception des usagers, traitement de leurs demandes, instruction des dossiers, etc.).

L'un des principaux intérêts de cette Socio-histoire de l'action publique est en outre de se focaliser en particulier sur des éléments décisifs des sciences de gouvernement, qui n'avaient pas été aussi finement analysés par la science politique traditionnelle, c'est-à-dire la mobilisation des savoirs au sein des administrations et la formation des cadres de l'action publique, au niveau étatique comme au niveau local. Concernant les savoirs produits par les acteurs de l'action publique, mis à part quelques travaux pionniers, centrés notamment sur les grands corps de l'Etat   , la question avait jusqu'alors plutôt été posée en rapport avec une expertise externe plutôt qu'au sein des rouages internes aux administrations   . Enfin, au sujet des cadres supérieurs des administrations, la recherche a été très longtemps orientée vers la question de la reproduction sociale de la "noblesse d'Etat", pour reprendre les termes célèbres de Pierre Bourdieu   , sans s'intéresser outre mesure au contenu même des formations reçues au sein des "grandes écoles du service public", notamment d'un point de vue historique   .

Au-delà de son caractère synthétique, comme tout volume de cette collection, le livre de Gilles Pollet et Renaud Payre peut aussi être considéré à bien des égards comme un manifeste, dont le but est autant de faire connaître des recherches que de poser des jalons et des perspectives nouvelles. En effet, toute la seconde partie de l'ouvrage est consacrée aux chantiers qui s'ouvrent aux chercheurs tentés par l'approche socio-historienne de l'action publique.

Or, si les sphères étatique et locale ont été déjà largement investies, comme on vient de le voir, les dimensions transnationale et européenne ne sont pas encore autant l'objet de recherches. Pourtant, l'analyse comparée a toujours été un moteur de la science politique, propice aux fertilisations croisées et aux distinctions scientifiques. C'est pourquoi les deux auteurs en appellent à une "socio-histoire de la mondialisation" centrée sur la question de la circulation et, en particulier, sur l'exportation d'un modèle occidental (notamment par le biais du New Public Management en matière de gestion publique) vers des cultures nationales fort différentes, si ce n'est antagonistes, ce qui rejoint le débat sur "l'occidentalisation du monde", pour reprendre les termes de Serge Latouche   . De la même manière, il est étonnant que la socio-histoire n'ait pas encore appréhendé la construction européenne dans ses dimensions les plus prégnantes, c'est-à-dire dans l'acculturation des normes et des pratiques, ce que les politologues appellent "l'européanisation des politiques publiques", qui se déploie en effet à presque tous les domaines de l'action publique nationale, voire locale.

Pour finir, il faut saluer la vivacité et la fréquence des publications de science politique dans la collection "Repères" des éditions La Découverte car le livre recensé ici n'est sans doute qu'un des exemples de ce renouveau scientifique. En effet, depuis quelques années, ces ouvrages que l'on pouvait considérer de prime abord comme des petites synthèses pour étudiants pressés sont venus constituer un impressionnant corpus, renouvelant de manière importante les thèmes et les chantiers. Ainsi, parmi quelques exemples récents, outre les titres déjà évoqués ci-dessus, citons la Sociologie politique de l'expertise de Corinne Delmas   , la Sociologie de la communication politique de Philippe Riutort   ou encore la Sociologie du journalisme d'Erik Neveu   . Toute cette démarche éditoriale et scientifique a été couronnée par une somme impressionnante par sa dimension encyclopédique et qui porte bien son nom : le Nouveau manuel de science politique   , dirigé par Antonin Cohen, Bernard Lacroix et Philippe Riutort