Un livre d'entretien stimulant sur l'histoire et l'actualité du rôle social et politique des intellectuels dans l'espace public.

Après avoir consacré des études décisives aux phénomènes guerriers, à la violence et aux totalitarismes dans l'histoire du XXe siècle   , Enzo Traveso peut être considéré comme un historien et un politologue particulièrement qualifié pour évoquer, avec une voix critique et alternative, le rôle et l'évolution des intellectuels dans l'histoire face aux événements politiques   .

C'est à cet éclairage que s'attache l'ancien professeur et chercheur en science politique de l'Université de Picardie, enseignant aujourd'hui à l'Université Cornell de New York, dans un livre d'entretien avec Régis Meyran, publié sous le titre Où sont passés les intellectuels ?   . Particulièrement intéressé par la question de la place de l'intellectuel dans l'espace public – Enzo Traverso étant lui-même d'une certaine manière un "intellectuel spécifique"   "en situation", pour reprendre l'expression de Sartre, puisqu'il participe ou a participé aux comités de rédaction de revues (Contretemps) ou de maisons d’édition militantes  (La Fabrique, Lignes) –, il en vient avec cette discussion à retracer dans une première partie passionnante l'histoire des intellectuels depuis l'affaire Dreyfus – considérée traditionnellement comme le "moment" fondateur   de l'apparition de la figure de l'écrivain engagé sur la scène politique en la personne d'Emile Zola – et à établir une typologie des intellectuels s'inspirant à la fois des écrits classiques (La trahison des clercs (1927) de Julien Benda ou Les chiens de garde de Paul Nizan (1932) en particulier) et des recherches plus récentes en la matière.

Ainsi montre-t-il que c'est d'abord par la défense des droits de l'homme dans l'espace public que s'est construite la figure de l'intellectuel dans son acception moderne, jouant ainsi un rôle de garde-fou démocratique dans le but d'affirmer une vérité et des valeurs, parfois contre le pouvoir politique. Comme le remarque en effet Enzo Traverso dans ce long entretien, reprenant un exemple donné par Sartre, "ce qui fait de Robert Oppenheimer un intellectuel, ce n'est pas le fait qu'il ait fabriqué la bombe atomique, c'est le fait qu’il prenne position pour ou contre. Un physicien devient un intellectuel quand il se positionne dans l’espace public sur une question de société. Le pacifisme d'Albert Einstein, pendant les années 1920, ne découlait pas de ses connaissances scientifiques"   . En historien du XXe siècle, Enzo Traverso insiste également sur l'évolution et la radicalisation du rôle de l'intellectuel après la Grande Guerre, avec le poids des idéologies comme horizon indépassable, reprenant ainsi des analyses qu'il a déjà publiées   .

Les nombreux exemples historiques invoqués par Enzo Traverso lui permettent aussi de réinterroger la pertinence de la distinction établie par Michel Foucault entre les "intellectuels universels"   , tel Jean-Paul Sartre (qui déclarait précisément, comme le rappelle Enzo Traverso, que l'intellectuel était "quelqu'un qui se mêle de ce qui ne le regarde pas"), et les "intellectuels spécifiques" qui se consacrent, dans une démarche critique, à un domaine "d'expertise", en particulier par des recherches et des interventions publiques (comme celles de Michel Foucault et du Groupe d'information sur les prisons (GIP) sur la question de l'incarcération, précisément). Reprenant notamment les travaux de Gérard Noiriel, Enzo Traverso affine cette typologie avec les figures de plus en plus présentes des "intellectuels de gouvernement" (les fameux "experts" des thinks tanks en particulier, dont l'origine est anglo-saxonne et que le politologue italien Norberto Bobbio appelait plus prosaïquement les "conseillers") et des "intellectuels médiatiques" ("BHL", André Glucksmann, Alain Finkielkraut, Michel Onfray...) dont la force n'est pas liée à un domaine de spécialité (il ne s'agit jamais de chercheurs et rarement d'universitaires reconnus) mais à une façon de capter un marché par le biais de leur participation à des médias grand public.


Dans une seconde partie au ton plus offensif, intitulée "L'essor des néoconservateurs", Enzo Traverso en vient ainsi à considérer que l'époque actuelle se caractérise par l'inexistence des anciens intellectuels à visée universaliste – le plus souvent de gauche mais pas toujours (le cas d'Aron étant un idéal-type) –, notamment depuis la mort de Pierre Bourdieu en 2002 en France   , mais aussi d'Edward Saïd   en 2003 aux Etats-Unis, et, de manière générale, par la perte d'influence des intellectuels spécifiques réellement critiques, dont la parole est souvent polluée par les interventions tonitruantes, pourtant aussi inoffensives que dénuées de nuances, des "bons clients" des mass media, relayant ainsi l'idéologie dominante par ce que certains (en particulier les "experts économiques") appellent la "pédagogie de la réforme".

Enzo Traverso en vient d'ailleurs à affirmer que "le silence des intellectuels critiques provient de l’intériorisation d'une défaite"   car, dans le champ politique, "aujourd'hui les partis n'ont plus besoin ni de militants ni d'intellectuels, mais surtout de managers de la communication"   . Avec la "fin des idéologies" depuis 1989 et le triomphe du capitalisme, aucune alternative ne devient véritablement intelligible dans l'espace public avec "l'émergence des thinks tanks qui se chargent de neutraliser la pensée critique et [qui] élaborent des stratégies de pouvoir […] [alors que] les nouvelles revues qui avaient structuré le débat intellectuel des années 1970 disparaissent ou se transforment [et que] de nouvelles revues surgissent [dans les années 1980], orientées vers "l'extrême centre", parfois d'une haute tenue intellectuelle, comme Le Débat, mais toujours d'un conformisme affligeant"   .

Cette "éclipse des intellectuels", au sens noble du terme, dont parle Enzo Traverso tout au long de cette discussion avec Régis Meyran, correspond ainsi à une période contemporaine, ouverte depuis la fin des années 70, durant laquelle un courant qu'il considère "néoconservateur" s'impose dans le débat public, souvent incarné d'ailleurs par des ex-communistes   ou par d'anciens gauchistes   . Cette période charnière, qui court jusqu'aux années 1980 et 1990, a en particulier imposé très largement l'idée selon laquelle les utopies, par essence totalitaires, sont dangereuses, alors que parallèlement le triomphe de la démocratie libérale combinée à l'économie de marché a fait apparaître de manière très marquée l'emprise de la communication en politique, la marchandisation de la culture et l'émergence d'une pensée dominante relayée par des médias puissants peu portés vers la critique. C'est dans ce contexte "postidéologique", propre à notre époque contemporaine, que l'on peut parler, selon Enzo Traverso, de la "fin des intellectuels" car la politique s'alimente de moins en moins d'idées, remplaçant l'ancien intellectuel engagé – et donc critique – par un expert désincarné qui épouse l'air du temps, en se montrant au service du pouvoir et totalement étranger aux mouvements sociaux.


Quelles alternatives l'auteur propose-t-il donc pour rendre ses lettres de noblesse à l'intellectuel, dont le rôle a aujourd'hui incontestablement perdu de son aura ? C'est tout le sujet passionnant de la troisième partie de ce long entretien, dans laquelle Enzo Traverso appelle à un décloisonnement des "intellectuels spécifiques" – dont le savoir est aujourd'hui par trop éclaté, l'expertise étant "un moyen efficace pour tuer la critique"   – afin qu'ils retrouvent une posture universaliste et relayent éventuellement de nouvelles formes de mobilisation et un nouvel horizon d'attente – voire de nouvelles utopies   . Sans doute, comme il le fait remarquer, "à l'âge de l'université de masse, le savant est devenu un acteur social parmi d'autres [et] les savoirs sur le monde et la société se sont tellement spécialisés et diversifiés que personne ne peut plus porter un jugement avisé sur tout", comme Diderot, Voltaire voire Sartre à leurs époques respectives, mais il reste que nos sociétés ne peuvent se contenter d'assimiler des "experts" ou des conseillers des gouvernements à des intellectuels, au "risque de devenir un intellectuel organique des classes dominantes"   .

En définitive, Enzo Traverso, qui ne nie pas l'évolution historique du rôle social et politique des intellectuels – de la défense générale des valeurs universelles à la spécialisation de plus en plus affirmée –, s'inscrit en faux contre l'idée qu'aujourd'hui, l'intellectuel ne pourrait être que spécifique. D'ailleurs, dans le sens où Foucault l'entendait, le règne de l'expert et de "l'intellectuel de gouvernement", pour reprendre les termes de Noiriel, est un contre-sens car la fonction critique est désormais totalement absente dans un monde postidéologique où les "techniciens de gouvernement" jouent aux "philosophes-rois"   .

Au-delà des spécialisations universitaires des chercheurs et de l'absence de critique des "experts" officiels, il existe pourtant une voie pour un intellectuel à la fois éclairé et porteur d'un message universel. Enzo Traverso donne ainsi l'exemple de l'Allemagne, où la "querelle des historiens" (Historikerstreit), qui a permis en 1986 l'émergence d'un vaste débat public sur la conscience historique allemande et le poids du passé nazi dans les représentations nationales contemporaines, a été ouverte non pas par un historien "de métier" mais par un philosophe, Jürgen Habermas, d'ailleurs théoricien de l'espace public et de "l'agir communicationnel"   . De même, le débat sur les "études postcoloniales" a été ouvert notamment par Edward Saïd   , c'est-à-dire par un intellectuel au sens presque sartrien   , et non par un historien spécialiste de la période.

Le dialogue entre Enzo Traverso et Régis Meyran se termine par la question stimulante des moyens modernes de diffusion d'une pensée critique, à l'heure de la crise des supports traditionnels chers aux intellectuels (livres, revues, journaux...). Or, Internet, s'il constitue de manière incontestable un outil efficace de circulation des idées, "accélère une tendance propre à notre civilisation : l’individualisation, l'atomisation de la société et la perte du lien social"   , ce qui a récemment été mis en lumière par Cédric Biagini dans son essai L'emprise numérique   . Mais Internet, qui a servi de moyen de mobilisation pour les récents mouvements sociaux – les révolutions arabes, mais aussi les "Indignés" et "Occupy Wall Street" –, est également révélateur d'un effet de génération entre les "Anciens" et les "Modernes", les jeunes intellectuels ne bénéficiant "pas de la même visibilité ou reconnaissance que leurs aînés"   mais diffusant plus facilement par l'outil numérique leur pensée alternative, en soutien aux mobilisations. Pourtant, l'on pourrait arguer que les "Indignés" aiment citer dans leur rassemblement des intellectuels "traditionnels" tels que Toni Negri, Slavoj Žižek, Naomi Klein ou Judith Butler   .

Il nous revient donc, pour conclure, d'être plus optimiste et de refuser tout fatalisme quant à la perte d'influence des intellectuels dans l'espace public car, comme les répertoires d'action collective, la pensée critique sait s'adapter aux contextes politiques pour proposer des nouvelles formes de mobilisation