Un recueil d'articles et de témoignages sur un phénomène mondial.

L'année 2011 a incontestablement marqué une impulsion notable dans l'histoire des mobilisations collectives et des mouvements sociaux. Le “printemps arabe” – qui a d'ailleurs plutôt eu lieu en hiver – en Tunisie, en Égypte et en Libye mais aussi au Maroc, au Yémen, en Syrie et jusqu'au Bahreïn, “los Indignados” de la Puerta del Sol à Madrid, l'assemblée générale géante de la Place Syntagma d'Athènes, en passant par le mouvement “Occupy Wall Street” de New York et les mouvements sociaux sans précédent qui ont ont eu lieu en Israël, tous ces événements marquants à l'échelle mondiale ont donné une force symbolique à ce que le sociologue américain Charles Tilly a appelé un “répertoire d'action collective” nouveau, démontrant qu'au-delà d'un apparent désordre et d'appels d'une jeunesse en colère pour un nouvel espoir, il existe une unité et une certaine institutionnalisation du mouvement des Indignés à travers le monde.
C'est en tout cas cette cohérence que s'attache à démontrer, textes et témoignages à l'appui, le récent ouvrage collectif intitulé #Indignés ! D'Athènes à Wall Street, échos d'une insurrection des consciences (Zones, 2012), qui est en réalité un recueil réalisé par la revue Contretemps   , fondée par Daniel Bensaïd en 2001 et qui se définit comme une “revue critique en ligne de la gauche radicale”.

Parmi ces textes rassemblés en un seul livre, il faut lire avec attention les manifestes – souvent accompagnés d'illustrations originales, qui ne sont pas sans rappeler l'imagination et la créativité des affiches de Mai 68 –, dans un style bien souvent oral plus qu'écrit, qui sont très instructifs, notamment sur les motivations des Indignés de la Puerta del Sol, de l'assemblée de la Place Syntagma et des occupants de Wall Street.
Une autre partie est consacrée aux importantes correspondances que s'échangèrent durant toute l'année 2011 l'ensemble des citoyens qui s'étaient levés dans le monde, de la Place Tahrir au Caire jusqu'à Santiago du Chili et la commune de Wukan dans le sud de la Chine, dans un souci commun de donner une unité à des mouvements épars, aux origines et aux causes souvent bien différentes d'un pays à un autre. Ces échanges se firent bien souvent par l'intermédiaire des nouvelles technologies et des réseaux sociaux – Twitter et Facebook en particulier – de la part d'une jeunesse mondiale très connectée à ce nouvel espace de communication instantané qui, on l'a souvent répété concernant les révolutions arabes, a en général pris de court des autorités et des régimes restés souvent prisonniers des anciennes techniques de surveillance collective. Ce qui transparaît de ces échanges, c'est une volonté affichée de créer ce que la revue Contretemps appelle “une insurrection des consciences” par-delà les frontières et les contextes nationaux, entre les insurgés des régimes autoritaires du Sud de la Méditerranée et les Indignés des pays européens aux économies en crise et connaissant des taux de chômage endémiques – en particulier chez les jeunes. Derrière des slogans souvent affichés par les manifestants (“Nous sommes les 99 %”, “Un autre monde est possible”, “Démocratie réelle”, “Egalité, justice, dignité”, “Occupy everything”...) apparaît une volonté de dénoncer les errements des gouvernants (politiques et financiers), ces fameux “1 %” qui ont mené le système politique et économique à la ruine et qui ont amené la jeunesse à pousser un cri d'espoir pour la construction d'une alternative mondiale.
Au-delà du romantisme révolutionnaire et de “l'esthétique de la révolte”, relayée par les artistes et commentée par les intellectuels, au sujet de laquelle la revue Contretemps, de manière prévisible, ne prend guère de recul, il ne ressort pourtant pas seulement de cette lecture un regain d'espérance et le témoignage à la fois d'une lucidité politique et d'une naïveté de la jeunesse mondiale car l'ouvrage laisse place à des analyses assez éclairantes sur les tenants et les aboutissants des ces indignations.
Les contributions de plusieurs intellectuels bien connus de la sphère radicale et contestataire ont ainsi été rassemblées au sein de l'ouvrage : Michael Hardt et Toni Negri, Naomi Klein, Judith Butler et Slavoj Zizek en particulier.
Les deux premiers, prolongeant leurs analyses issues de leur maître-livre Empire (Exils, 2000) assimilent le mouvement des Indignés et d'Occupy Wall Street à un échec de régulation du système politique représentatif et à une tentative notable de dépassement, par l'intermédiaire de revendications et d'aspirations autant sociales que politiques. Insistant sur le cas new-yorkais, ils veulent démontrer que par ce phénomène largement inédit outre-Atlantique, les insurgés ont voulu témoigner de l'impasse politique dans laquelle le système représentatif se retrouve, entre la bataille des républicains et démocrates, bien incapable qu'il est de résoudre les graves problèmes d'ordre financier depuis septembre 2008, avec les conséquences économiques et sociales que l'on sait et qui se sont propagées dans la plupart des économies mondialisées. Selon Toni Negri et Michael Hardt, “pour le meilleur et pour le pire – et nous sommes évidemment de ceux qui le prennent comme un développement prometteur –, ce cycle de mouvements s'exprimera à travers des structures participatives et horizontales, sans représentants. De telles expérimentations de petite échelle dans l'organisation démocratique devront bien sûr être développées plus avant afin de pouvoir articuler des modèles efficaces d'alternative sociale. Ils constituent cependant dès à présent des expressions fortes de l'aspiration à une “démocratie réelle”.

Quant à Naomi Klein, son texte est en réalité celui de son intervention devant les occupants de Wall Street le 29 septembre 2011. Comme elle l'a elle-même expliqué, “la sonorisation ayant été (honteusement) interdite, tout ce que je disais devait être répété par des centaines de personnes afin que tous puissent m'entendre (un système de “microphone humain”)”. La journaliste canadienne et militante altermondialiste a ce jour-là largement félicité les manifestants pacifiques pour leur courage et leur lucidité politique en leur criant : “le mouvement Occupy Wall Street est actuellement la chose la plus importante du monde”. De manière générale, son discours vante les facultés d'empowerment – c'est-à-dire de prise en charge des individus par eux-mêmes – de son auditoire et considère cela comme une nouveauté porteuse d’une promesse d’espoir.
La démarche de Judith Butler, philosophe américaine réputée pour ses positions féministes, est proche : dans son discours également prononcé par “microphone humain” au Washington Square, elle juge que “si l'espoir est une exigence impossible, alors nous demandons l'impossible. […] S'il est impossible d'exiger que ceux qui profitent de la récession redistribuent leurs richesses et en finissent avec la cupidité, alors oui nous exigeons l'impossible”, battant ainsi en brèche l'idée, véhiculée par des esprits chagrins et perplexes, selon laquelle le beau mouvement de Wall Street ne propose rien de “réaliste”.

Enfin, le très prolifique philosophe slovène Slavoj Zizek, dans une contribution efficace intitulée “Nous ne rêvons pas, nous sommes en train de nous réveiller d'un rêve qui tourne au cauchemar”, offre une belle métaphore pour illustrer la richesse du mouvement des Indignés en termes de débat public. Il écrit ainsi, s'adressant à eux : “Dans une vieille blague de la défunte RDA, un travailleur allemand trouve du boulot en Sibérie. Conscient que tout son courrier passera par le filtre de la censure, il dit à ses amis : “Convenons d'un code : si la lettre que je vous envoie est écrite à l'encre bleue ordinaire, cela signifie que son contenu est vrai ; si elle est écrite à l'encre rouge, c'est faux. Un mois plus tard, ses amis reçoivent la première lettre, écrite en bleu : “Tout est fantastique ici : les magasins sont pleins, la nourriture est abondante, les appartements sont grands et bien chauffés, les cinémas passent des films de l'Ouest, il y a plein de jolies filles prêtes pour une aventure – la seule chose qui manque, c'est de l'encre rouge.” N'est-ce pas là notre situation jusqu'à présent ? Nous avons toutes les libertés que l'on puisse désirer – la seule qui manque est de l'encre rouge : nous nous sentons libres parce qu'il nous manque jusqu'au langage nécessaire pour exprimer notre non-liberté. […] Et ce que vous nous offrez, vous, ici, à toutes et à tous, c'est de l'encre rouge.”

A défaut d'offrir une analyse objective et étoffée du mouvement des Indignés – il est encore trop tôt et, à l'heure actuelle, il fait encore des émules avec le “printemps érable” au Québec –, ce recueil de textes et de témoignages collectifs permet de connaître de plus près un ensemble d'“insurrections des consciences” qui a gagné tous les continents et provoqué un élan de renouveau dans un climat lourd et porteur d'inquiétudes profondes.