Ce texte constitue la deuxième partie d'un long entretien avec Romain Bertrand : la première partie a été publiée le mardi 21 août et la dernière partie sera publiée le mardi 4 septembre. 


Nonfiction.fr - On oppose souvent "histoire connectée" et "histoire comparée". Pensez-vous que cette opposition soit pertinente ?

Romain Bertrand - Pour moi, la réflexion sur le couple "histoire comparée" / "histoire connectée" renvoie à la question des "morphologies situées", pour reprendre une expression un peu sibylline de Roger Chartier   . Bon, l'idée de départ, c'est de travailler sur une situation de contact à périmètre spatial, temporel et documentaire réduit, en essayant de décrire au plus près de la documentation les interactions entre les mondes. On fait donc une histoire située des acteurs, aussi bien des marchands hollandais et des fidalgos portugais que des fonctionnaires royaux javanais et des grands négociants indiens ou sino-javanais. Quand on travaille à ce niveau, qui est de l'ordre du face à face individuel, on travaille nécessairement sur des personnages, c’est-à-dire sur des individualités qui sont porteuses d'un certain nombre de codes sociaux. C’est une banalité, mais il faut la rappeler : aussi décontenancé soit-il par un monde dont il ne connaît rien, un marchand hollandais n'agit ou ne réagit pas au hasard. Il est le produit de sa socialisation, le fruit des inscriptions qui ont été les siennes dans des cercles concentriques d'appartenance : la famille élargie, avec l'importance à l’époque des relations de clientèle entre oncles et neveux, la cité et ses milices, la guilde, le quartier, etc.
Pour reconstituer la grammaire des dispositions à l'action de tel ou tel marchand hollandais ou de tel ou tel aristocrate javanais, on est donc obligé de faire jouer une histoire parallèle de leurs trajectoires sociales. Pour comprendre le comportement d’un marchand hollandais en juin 1596 à Banten, il faut comprendre ce que voulait dire être un homme de négoce dans la société hollandaise de la fin du XVIe siècle. Idem pour le noble bantenois qui négocie avec ce marchand hollandais : pour saisir à quels codes de conduite il obéit, il faut faire une sociologie des modes de vie nobiliaires javanais et s’intéresser à l’opposition entre nobles et marchands qui structure très profondément les sociétés politiques insulindiennes. Donc c'est la connexion qui guide la comparaison : c’est bien parce qu’on a isolé une situation de contact particulière et parce qu’on travaille au niveau des agents de contact qu’on procède à une comparaison souple de leurs styles de vie, et par implication des espaces sociaux dont ils sont issus. Il ne s'agit pas de comparer totalement au hasard, sinon pourquoi ne pas comparer une société du Pacifique avec les principautés germaniques ? Ca n'aurait en soi aucun sens ! Si l’on en vient à écrire une histoire "en miroir" des dispositions sociales des agents de contact, c’est parce qu’on part de la scène du contact et qu’on remonte, fil par fil, des personnages à leurs mondes.

Du coup, il me semble qu’on se trouve placé dans une situation assez similaire à celle qui a obsédé – dans le bon sens du terme – Carlo Ginzburg pendant une quinzaine d'années, lorsqu'il menait sa recherche sur les croyances des benandanti frioulans et qu’il trouvait des homologies très fortes entre des témoignages très éloignés dans l’espace, de la Vénétie à la Livonie. Il le dit bien : les coïncidences sont trop nombreuses pour être le seul fruit du hasard, on retrouve les mêmes motifs de croyance – les combats nocturnes contre les sorciers pour la défense des récoltes, les dispositions chamaniques de ceux qui sont "nés coiffés", etc. – et pourtant il n’y a aucun moyen d’attester un circuit de transmission des croyances d’un bout à l’autre de la chaîne des cas   . Quand on est en face d'homologies formelles de croyances en des lieux très éloignés, entre lesquels n'existent pas de connexions, de contacts documentés, on a trois choix d'interprétation : le premier est une sorte d'universalisme béat, anthropologique, qui consiste à dire que l'homme est partout le même. C’est une bonne façon de rendre compte des analogies, mais pas des différences, qui sont aussi nombreuses concernant d’autres secteurs de croyance ou de pratique : la Livonie, ce n’est pas exactement le Frioul ! La deuxième solution, c'est de dire qu'il y a réellement eu connexion historique, contact, transmission, mais qu'en l'absence de traces, on les postule sans pouvoir les démontrer.

Et puis il y a une troisième solution, une position médiane qui est une sorte de "polygénisme écologique". Ca consiste à dire que si l’on trouve des faits de croyance relativement analogues en des lieux distants, c’est parce que ces lieux obéissent peu ou prou aux mêmes dynamiques sociales. Je prends un exemple concret, lié à la situation de contact entre Hollandais et Javanais. On trouve des deux côtés, à la même époque, des visions étonnamment convergentes des dangers moraux du négoce. Le commerce – ou plutôt, le goût du profit qui va de pair avec le commerce – met en péril l'honneur des familles, la paix des cités et le salut des âmes. Au tournant du XVIIe siècle, il y a des discours extrêmement virulents condamnant l'usure aussi bien aux Provinces Unies que dans le monde musulman insulindien. En Hollande, les lombards sont exclus de la Table de la communion, on leur refuse l’accès aux synodes et quantité de pamphlets en font des "ennemis du bien public", des prédateurs voraces qui vivent sur le dos du bon peuple. A Java et en monde malais, la pratique de la riba – le prêt à intérêts – est un pêché grave, et les littératures de cour peignent un portrait épouvantable des marchands, les sudagar : au plan social, ils sont un danger pour le royaume, car ils n’ont aucune fidélité envers leur prince ; au plan moral, ce sont des êtres monstrueux, des infirmes affectés d’une sorte de "tare" (cacad) qui les pousse à tout sacrifier à un "amour excessif du monde".

Donc on a là des discours qui se ressemblent beaucoup, qui se font écho de façon très frappante. Mais on n'a pas de documents qui attestent une connexion antérieure entre Hollandais et Javanais. Alors, soit on postule l'universalité absolue des formes de pensée – mais ça ne marche pas car sous certains aspects, ces mondes sont très dissemblables –, soit on pratique une forme de "polygénisme écologique", c'est-à-dire qu'on explique l’apparition simultanée de discours similaires dans des sociétés distinctes par le fait que ces sociétés connaissaient des processus de transformation congruents. Et de fait, on a à la fin du XVIe siècle, aussi bien en Hollande que sur la côte Nord de Java, des situations sociales génériques assez analogues. On a des sociétés politiques complexes, dotées de cités ouvertes au commerce à longue distance, travaillées par des oppositions idéologiques fortes entre des groupes de statut clairement définis (noblesse / gens du commun, princes / marchands). On a des mondes sociaux qui sous bien des aspects sont commensurables, et ceci nous aide à comprendre la possibilité même du contact ou de l'interaction entre eux. Tout ceci pour dire qu'entre l'"histoire comparée" et l'"histoire connectée", entre la pratique par l'historien de la comparaison et le repérage par l'historien de la connexion, il y a un lien pratique très fort. On en vient à comparer parce qu'on étudie une situation dans laquelle s'établit un contact, se noue une connexion. La comparaison n'est du coup pas une comparaison préalable terme à terme : il ne s'agit pas de comparer d'emblée les Provinces Unies et Java en 1600, de procéder à une sorte d’inventaire des mondes à la Prévert. Il s'agit, à partir de l'étude des interactions de contact, de resituer socialement les dispositions dont sont porteurs les individus. Donc c’est une comparaison dérivée, pas une comparaison première. Et c’est une comparaison thématique souple, pas une comparaison structurelle rigide. Elle est un moyen du récit, pas sa finalité.

 

Nonfiction.fr - Un peu comme votre chapitre sur "le constitutionnalisme en partage", étudié à partir d’un traité de bon gouvernement malais ?

Romain Bertrand - Exactement. Jusqu’à présent, à ma connaissance, aucune étude n’a mis au jour des relations d'emprunt direct entre un texte constitutionnaliste européen et le Taj us-Salatin, rédigé en 1603 à Aceh ou à Johore. Personne n'a démontré qu'un émissaire vénitien ou génois aurait apporté une copie de la Méthode pour la connaissance facile de l'histoire de Bodin à Istanbul ou à Ispahan, et que de là le texte aurait été traduit en arabe ou en persan, puis convoyé à travers l’Océan Indien avant d’être adapté en malais ! Ce qu'on sait, en revanche, c'est qu'il y a, à l'échelle des siècles, un espace eurasiatique de connexions très denses, qui court par voies maritimes et terrestres de l’Europe atlantique à la Chine impériale, et que l’une des matrices ou l’une des linguae francae de cet espace de connexions, c’est l’arabe comme langue d'études astronomiques, théologiques, philosophiques, etc. Et le fait est qu'à un moment donné – on place le curseur vers 1600 –, on trouve, tout du long de ce tronçon eurasiatique, des textes qui sous certains aspects sont formellement analogues. Par exemple, le Taj us-Salatin évoque la possibilité du régicide lorsque le souverain ne respecte plus les mandements de justice coraniques auxquels il est astreint. À la même époque, on trouve la même réflexion sur les conditions de licéité du régicide chez le Jésuite espagnol Juan de Mariana dans son De rege et  regis institutione (1599) et, de l’autre côté du spectre politique, chez les Monarchomaques comme Bèze et Duplessis-Mornay. Même dans le détail de l'énonciation, dans la façon dont on décrit la relation entre le monarque et ses sujets sous la forme du "double contrat" passé avec Dieu et avec le royaume, on trouve des analogies très frappantes. Et pourtant, on n'a pas de connexion directe attestée entre ces textes. Donc ce qu’on peut dire, c’est : 1/ qu’il existe en toile de fond ce très ancien bassin eurasiatique de médiations, et 2/ que des sociétés ont développé les mêmes types de cadres de la vie sociale, d'appareils institutionnels, et par implication les mêmes types de théorisations politiques.

Pour aller vite, il y a vers 1600, en Insulinde aussi bien qu’en Europe ou en monde ottoman, des sociétés déjà fortement urbanisées, ouvertes au commerce international, qui doivent gérer la présence sur leur sol de communautés marchandes étrangères et sécuriser juridiquement les transactions auxquelles se livrent ces marchands étrangers. Pour rester compétitif en matière d'accueil de ces marchands, il faut élaborer des règles de droit maritime et commercial qui épousent la forme du contrat, de l’accord librement conclu mais protégé par la possibilité du recours devant un juge. On peut faire l’hypothèse que cette forme proprement commerciale du contrat a ensuite essaimé dans la sphère des idées politiques, que son langage a contaminé celui de la relation politique. Et puis il y a aussi la question de la formation du groupe social qui "porte" ce langage. Or, là aussi il y a des parallèles intéressants. Ce qui explique la naissance du "constitutionnalisme" à l'époque en Europe de l'Ouest – la division du monde aristocratique en noblesse de service et noblesse de sang, la montée en puissance des juristes des Parlements, l’affirmation des droits de négoce et de propriété individuels, etc. –, tous ces phénomènes, on les retrouve en monde insulindien. On les observe aussi dans l'Empire ottoman. Il y a un bel ouvrage récent de Baki Tezcan, The Second Ottoman Empire   , qui porte sur cette période charnière du tournant du XVIIe siècle et qui montre qu’en monde ottoman, on a tous ces phénomènes : l'urbanisation, l’unification monétaire de l'ensemble des économies anatoliennes, la montée en puissance d'une classe de juristes qui ne sont plus préoccupés seulement par le droit shariatique mais aussi par la nécessité de sécuriser des accords et des droits commerciaux, et que tout ceci mène, là aussi, à l'émergence d'une pensée "constitutionnaliste" qui met des freins au pouvoir du sultan.

Bref, on a des situations sociales génériques assez similaires, lesquelles vont produire, dans le domaine des idées politiques, des éléments textuels comparables, et pourtant on n'a pas, à chaque fois, la possibilité de prouver une connexion, au sens de la circulation d'un traité, de l'emprunt d'une doctrine, etc. Mais cette idée d'un polygénisme qui est le fait de développements sociaux synchrones et congruents, cela suffit pour dresser une comparaison qui est, du coup, une opération tactique de l'historien. Parce que si je compare le Taj us-Salatin aux traités des Monarchomaques ou aux appels au régicide de Mariana, c'est pour jouer aussitôt, à l'intérieur même de l'histoire des idées européenne, un peu un rôle de trublion. C'est pour créer par effet de "mise en étrangeté" des clés de compréhension des textes que j’édifie cet espace tierce – parfaitement fictif et provisoire – de comparaison, pas pour parvenir à une typologie tirée au cordeau. C'est important de le souligner, parce qu'on a souvent tendance à opposer "histoire comparée" et "histoire connectée", alors que la vraie question c'est : à quel moment et sous quelle forme fait-on jouer l'opération de comparaison dans un récit ? La réponse diffère en fonction de la focale de l'analyse, mais aussi suivant ce qui vous intéresse : la description d'une interaction située ou, au contraire, l'établissement de grandes typologies désincarnées. C'est la question du moment et de la stratégie de comparaison de l'historien qui est importante. Il n'y a pas d'opposition entre les programmes eux-mêmes

* Propos recueillis par Benjamin Caraco. 

 

 

A lire sur nonfiction.fr

- Romain Bertrand, L'histoire à parts égales, par Benjamin Caraco.

- L'intégralité de l'entretien avec Romain Bertrand, "L'histoire et l'anthropologie à parts égales". 

- "Histoire: epistémologie" : deuxième série de "L'histoire maintenant - les grands entretiens pour l'histoire".

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