On ignore souvent à quel point les généalogies et les filiations façonnent la vie intellectuelle et ses soubassements. A la suite de la théorie bourdieusienne de l’école comme mécanisme de reproduction sociale des inégalités, le sociologue Rémy Rieffel (La tribu des clercs. Les intellectuels sous la Ve République, Calmann-Lévy, 1994) ou le journaliste Emmanuel Lemieux (Pouvoir intellectuel. Les nouveaux réseaux, Denoël, 2003) ont bien mis au jour le rôle de la sociabilité dans la préservation du pouvoir intellectuel. Personne, néanmoins, n’a poussé le vice biographique jusqu’à établir la généalogie du milieu intellectuel français, dont on connaît la concentration géographique et sociale. Un exemple peu connu mais édifiant est celui de la famille Todd.

Dans la famille Todd, je demande le grand-père…

Olivier Todd a marqué les esprits avec sa biographie de référence d’Albert Camus en 1996. Il aurait pu aussi bien écrire celle de Jean-Paul Sartre, sorte de père adoptif et tuteur de sa première épouse, Anne-Marie Nizan, fille de l’écrivain communiste Paul Nizan, mort sur le front en mai 1940. Né en 1929 d’une mère anglaise et d’un père austro-hongrois, son parcours de déraciné le mène à Cambridge, où il entre au College de Corpus Christi. Après deux échecs à l’agrégation d’anglais et la publication de deux romans, il entre de plain-pied dans le journalisme lorsqu’il rejoint France Observateur en juin 1964. Il devient une figure du journal pour lequel il couvre la guerre du Vietnam et anime la rubrique société malgré des relations difficiles avec Jean Daniel. Sa désillusion vis-à-vis des Viet Minh le poussera d’ailleurs à se recentrer politiquement dans les années 1970 et à abandonner ses sympathies communistes. Il suit ensuite son ami Jean-François Revel à L’Express avant de se consacrer à l’écriture de romans souvent autobiographiques   et à ses biographies de Brel, Camus ou encore Malraux.

Le père…

Emmanuel Todd est sans doute le plus connu de la famille, depuis ses algarades antisarkozystes remarquées et l’émergence dans le débat public d’une idée qu’il a grandement contribué à diffuser, la démondialisation. Communiste dans sa jeunesse, il passe comme son père par Cambridge pour faire une thèse d’histoire avant de se consacrer à la démographie à l’INED. Parcours qui lui permet de mettre à l’épreuve l’idée originale selon laquelle les systèmes familieux déterminent de manière essentielle les systèmes politiques et religieux, notamment dans Le rendez-vous des civilisations (avec Youssef Courbage, Seuil, 2007) ou son dernier ouvrage, L’origine des systèmes familiaux. Tome 1- L’Eurasie (Gallimard, Nrf Essais, 2011). Militant depuis plusieurs années pour un protectionnisme à l’échelle européenne, on attribue souvent à tort à Emmanuel Todd le fameux slogan de campagne de Jacques Chirac en 1995, "la fracture sociale".

…et le fils

Le petit dernier se nomme David. Pour ne pas déroger à la règle familiale, il fait ses études à Sciences-Po, Paris I et… Cambridge. Il consacre ses recherches à l’invention du libre-échange et du… protectionnisme en France et en Europe au XIXe siècle, dont on peut lire quelques condensés ici. Il enseigne actuellement la World History au King’s College de Londres.

Peut-on déduire d’une telle transmission verticale du savoir chez les Todd une quelconque interprétation sur le mode de fonctionnement de l’intelligentsia française ? Pour répondre à cette question, il faudrait également aborder d’autres exemples intéressants, comme ceux des Wieviorka, Kriegel ou Domenach