Évoquer la biographie de Francis Ponge c’est parler de ses amitiés, tant sa vie et son œuvre sont intimement mêlées.

Les poètes contemporains ne sont guère à l’honneur dans les médias, pas plus que dans les manuels scolaires, et il faut pratiquer l’école buissonnière pour les y croiser… Gérard Farasse, professeur de littérature française à l’université du Littoral-Côte d’Opale, a rencontré Francis Ponge (1899-1988) en 1969 et est devenu son ami. Il publie deux ouvrages, Francis Ponge profession : artiste en prose et Francis Ponge vies parallèles (Alcide, 2011), qui éclairent la vie et l’œuvre de l’auteur du Parti pris des choses (1942) dont les Œuvres complètes sont parues récemment dans la “Bibliothèque de la Pléiade” (en 1999 et 2002).

De son premier recueil Douze Petits écrits (que Paulhan publie dans sa collection “Une œuvre, un portrait” aux Éditions de la Nouvelle Revue française en 1926) à Pratiques d’écriture ou l’inachèvement perpétuel (Hermann, 1984), c’est incontestablement Le Parti pris des choses qui est immédiatement attaché à son nom, non sans raison, car “tout objet est, à lui seul, écrit Gérard Farasse, un univers à explorer et à découvrir”. Associer Ponge à “éponge”, par exemple, semble normal, non pas parce qu’il a été proche des surréalistes – qui recherchaient le surréel dans l’ordinaire le plus banal – mais parce qu’il s’évertue à pénétrer la vérité de chaque “chose” qui appartient au monde et d’une certaine manière “fait” monde, comme le notera un autre fidèle du poète, le philosophe Henri Maldiney   .

Comme l’écrit Gérard Farasse, “le familier est exotique ; le plus proche nous est le plus lointain”, d’où la nécessité de bien scruter cette figue que l’on va manger, ou la pluie qui se pose sur le zinc du toit, et d’utiliser les mots justes pour les décrire, les révéler, les enchanter. “C’est l’objet, précise le biographe, par conséquent, qui souffle au poète la leçon d’écriture (ou de rhétorique, si l’on préfère) qu’il lui est loisible d’en tirer et celle-ci est chaque fois différente : la fleur fragile des mûres, ‘par un rébarbatif enchevêtrement de ronces défendues’, réussit, grâce à des efforts patients, à produire ses fruits et le ‘poète au cours de sa promenade professionnelle, en prend de la graine à raison’ : il lui faudra faire preuve de ténacité pour écrire son œuvre.”

Afin d’illustrer son propos introductif à l’écriture si soignée et précise du poète, Gérard Farasse propose un judicieux choix de douze textes ou d’extraits. Dans son “Introduction au ‘Galet’”, Francis Ponge note : “Je propose à chacun l’ouverture de trappes intérieures, un voyage dans l’épaisseur des choses, une invasion de qualités, une révolution ou une subversion comparable à celle qu’opère la charrue ou la pelle, lorsque, tout à coup et pour la première fois, sont mises au jour des millions de parcelles, de paillettes, de racines, de vers et de petites bêtes jusqu’alors enfouies. Ô ressources infinies de l’épaisseur des choses, rendues par les ressources infinies de l’épaisseur sémantique des mots !” Juste quelques vers du poème “Le pré” :

Crase de paratus, selon les étymologistes latins,
Près de la roche et du ru,
Prêt à faucher ou à paître,
Préparé pour nous par la nature,
Pré, paré, pré, près, prêt,

Le pré gisant ici comme le participe passé par excellence
S’y révère aussi bien comme notre préfixe des préfixes,
Préfixe déjà dans préfixe, présent dans présent.

Choix des mots, humour discret, rappel étymologique, description quasi-entomologique, Francis Ponge semble toujours soucieux de l’exactitude, ce que confirme Gérard Farasse dans le second ouvrage, où il nous entraîne dans l’atelier du poète en compagnie de certains de ses amis. L’ouverture est originale, il s’agit du célèbre tableau de Max Ernst, Au rendez-vous des amis, où entre Max Morice et Paul Éluard figure Raphaël, le peintre de L’École d’Athènes qui se place parmi la vingtaine des philosophes qu’il représente… Ainsi Gérard Farasse explique-t-il sa difficulté à choisir quelques amis de Ponge parmi de nombreux (vivants ou morts, contemporains ou non) pour se résoudre à en retenir sept : Jean Paulhan, Léon-Paul Fargue, Albert Camus, Henri Calet, André Pieyre de Mandiargues, Philippe Jaccottet et Philippe Sollers.

L’ouvrage comprend donc sept chapitres qui chacun relate une relation amicale, non dénuée parfois de colères, de tempêtes, de ruptures, tant l’amitié est chose sérieuse pour Francis Ponge ! Du reste, celui-ci n’hésite pas à marquer ses désaccords (avec Camus, Calet, mais aussi dans une moindre mesure avec Jaccottet). On voit à quel point la vie de Francis Ponge est entièrement absorbée par l’écriture (la politique, les “problèmes de société”, la “carrière” et l’argent sont absents de ses préoccupations) et comment ses amitiés sont aussi livresques, c’est-à-dire que chaque ami est avant tout un partenaire de conversation littéraire, tant sur le pourquoi de la création que sur le comment tel ou tel auteurs appréciés s’y prend – s’y prenait – pour écrire. L’existence se révèle une prise de position : le parti pris poétique.