Dans ce livre, Scott Rasmussen et Douglas Schoen assimilent (un peu rapidement) l'émergence du Tea Party à une réactualisation du malaise fiscal américain des années 1970.

En 2009, l’ancien président Jimmy Carter rappelait à ses concitoyens que le mouvement des Tea Parties avait un précédent récent dans la vie politique américaine : dans les années 1970, alors qu’il accédait à la Maison-Blanche, les conservateurs manifestèrent ouvertement leur opposition à la fiscalité du gouvernement fédéral et préparèrent ainsi le terrain à l’élection de Ronald Reagan en 1980. Dans une formule qui fit date, Pat Caddell, le conseiller en sondages de Carter, lui expliquait alors que "ce n’était pas seulement une révolte fiscale, mais une révolution contre le gouvernement". L’adage semble toujours valide aujourd’hui comme l’ouvrage de Scott Rasmussen et Douglas Schoen, Mad as Hell, cherche à le démontrer, et la référence historique est assumée avec l’expression du titre ("mad as hell") qui renvoie aux diatribes d’Howard Jarvits, le conservateur californien qui mena le combat victorieux en faveur de la proposition 13 en 1978. Au-delà des critiques contre l’impôt, les militants conservateurs, nous expliquent les auteurs, dénoncent un mode de gouvernance bien peu démocratique.

 

Tous deux proches du mouvement conservateur, Rasmussen et Schoen livrent un condensé des thèses en vogue parmi les militants. Le vernis universitaire (statistiques, références historiographiques, esquisses de sociologie politique) ne fait pas longtemps illusion. Ecrit dans la précipitation du temps éditorial et du calendrier électoral, dans la mesure où il devait sortir avant les élections de mi-mandat en 2010, le livre est souvent bâclé et approximatif, et s’appuie principalement sur des sondages comme base méthodologique. Si le livre a peu d’intérêt pour quiconque s’intéresse sérieusement aux formes de résistance fiscale et de mobilisation de la société civile, il permet de comprendre les thématiques, les griefs et les angoisses des conservateurs américains, ainsi que leur pouvoir de mobilisation à l’échelle locale et nationale.

 

Dès l’introduction, les auteurs avancent trois propositions pour définir le mouvement Tea Party : 1) son ancrage local dans la société (grassroots) ; 2) la caricature du phénomène dans les médias traditionnels ; 3) la capacité du mouvement à dépasser le bipartisme de la vie politique américaine. Sur l’importance de la mobilisation grassroots, l’ouvrage est sans doute le plus convaincant. Souvent moqués pour être des jouets dans les mains de puissants milliardaires, les militants conservateurs ont depuis longtemps démontré leur capacité à se mobiliser à l’écart des structures traditionnelles dans des conseils d’école, des organisations de quartiers ou des associations politiques   . Le mouvement en cours ne fait pas exception à la règle, et les auteurs ont raison de rappeler la présence d’Américains ordinaires au cours des milliers de manifestations tenues dans les villes américaines. Dans les analyses du Tea Party, ce point est souvent occulté, comme il le fut dans l’analyse du mouvement conservateur avant que les historiens ne se penchent sur la question. Pour les deux auteurs, cette omission est provoquée par l’establishment politique et médiatique, condescendant à l’égard du peuple. Si la critique des élites est fréquente dans la bouche des conservateurs, elle prend une tournure singulière dans le cas présent en raison de l’inscription du mouvement dans l’héritage historique américain : reprenant la geste des colons américains, les militants conservateurs s’opposent à leur tour à l’arrogance et au mépris des élites au pouvoir. Si le procédé est habile, il renvoie plus à une vieille antienne conservatrice qu’à une réalité du moment. De la chaine de télévision Fox News aux puissants talk-shows radiophoniques, dont beaucoup vantent d’ailleurs les mérites de l’ouvrage sur la quatrième de couverture, les médias conservateurs ont joué un rôle décisif dans la mobilisation et la visibilité du Tea Party. A ce titre, la comparaison avec les mouvements des années 1970 est révélatrice : ce n’est qu’après la victoire du référendum sur la proposition 13 en Californie que les médias se sont intéressés à la croisade antifiscale des conservateurs. Cette lecture militante se retrouve également dans l’argument final de l’ouvrage sur la possibilité de dépasser le bipartisme américain pour créer un parti populiste et populaire. S’inspirant des travaux de Michael Kazin sur le populisme américain, les auteurs espèrent l’émergence d’une force politique transcrivant dans les urnes le combat des Tea Partiers et renouant ainsi avec l’essence même de la démocratie. Sur ce point, leur démonstration tourne court tant le mouvement est inscrit dans des codes, des pratiques et des logiques propres au conservatisme américain et n’apparaît guère capable de rallier des sympathisants en dehors des militants habituels. Les élections de mi-mandat ont d’ailleurs démontré que les candidats Tea Party n’ont pas réussi à dépasser les clivages partisans traditionnels.

 

Si ce basculement vers le pamphlet politique et le débat politicien ne surprend guère, il est plus étonnant de constater l’absence de débats autour de la fiscalité elle-même. Sans cesse, les auteurs soulignent le sentiment croissant d’injustice fiscale, citant ainsi une manifestante expliquant à sa fille devant le ministère des Finances à Washington D.C. que "Tim Geithner ne paye pas d’impôt". Il aurait été très pertinent de relier ces expressions de rejet de l’ordre fiscal à la transformation du code fiscal depuis le début des années 1980 et l’élection de Ronald Reagan. Les critiques récurrentes contre le président George W. Bush, tout aussi critiquées que l’actuel hôte de La Maison-Blanche, prenne alors tout leur sens : les réductions fiscales pour les plus riches, entamées sous Reagan, mais relancées au début des années 2000, ont non seulement creusé le déficit, mais également accru le sentiment que la répartition de l’impôt est injuste et privilégie les plus riches au détriment des classes moyennes. La similitude avec les années 1970 est frappante : les réductions d’impôts pour les grandes entreprises avaient aiguisé les critiques contre la fiscalité parmi les classes moyennes. En renouant avec ce qui fait l’essence même de la critique des Tea Partiers, les auteurs auraient ainsi compris que ce mouvement est d’abord l’expression d’un malaise fiscal, plus que d’une attaque contre le gouvernement, pour paraphraser l’expression du conseiller de Jimmy Carter. Comme ce fut le cas dans les années 1970, ce malaise fiscal d’une frange militante risque de gagner peu à peu les rangs de la classe moyenne et de s’imposer dans les débats de l’élection présidentielle de 2012.

 

 

A lire aussi sur nonfiction :

 

4 critiques de livre : 

 

Kate Zernike, Boiling Mad : Inside Tea Party America, par Boris Jamet-Fournier.

 

Jill Lepore, The Whites of Their Eyes: The Tea Party's Revolution and the Battle over American History, par Françoise Coste.

 

Scott Rasmussen et Douglas Schoen, Mad as Hell. How the Tea Party Movement is Fundamentally Remaking Our Two-Party Systempar Romain Huret.

 

Sébastien Caré, Les libertariens aux Etats-Unis, sociologie d'un mouvement asocial, par Arnault Skornicki.

 

2 interviews de spécialistes :

 

Une interview de Justin Vaïsse, chercheur à la Brookings Institution de Washington D.C., par Emma Archer et Quentin Molinier.

 

Une interview de Mark Lilla, essayiste et historien des idées à Columbia University, par Emma Archer (traduction de Quentin Molinier).

 

3 analyses du mouvement :

 

Une analyse du Tea Party Movement, publiée sur nonfiction en septembre 2010, par Françoise Coste.

 

Une analyse critique d'une note de la Fondapol consacrée au Tea Party, par Quentin Molinier.

 

Une analyse des rapports entre le Tea Party et les think tanks, par Marie-Cécile Naves.

 

1 revue de presse :

 

sur le financement du Tea Party par les frères Koch, par Pierre Testard