Le féminisme a-t-il pris la mesure du Web ? A l’image de ses figures les plus reconnues, il y semble encore marginal, décalé, en proie à de grandes difficultés pour se faire entendre. Et pourtant, il tisse sa toile, petit à petit. 

 

 

Les hommes et les femmes font l’info

 

Partons de deux questions simples : lorsqu’on veut s’informer sur le féminisme, ses actions ou ses structures, où doit-on chercher sur Internet ? Peut-on trouver des sites qui ont véritablement un traitement égalitaire de l’information ?  

 

Le féminisme militant en ligne est sans doute le reflet du mouvement qu’il veut représenter : pluriel, ramifié, éclaté en multiples groupes ou initiatives qui lui donnent une certaine vitalité tout en le rendant difficilement lisible. Si nombre de féministes déplorent le sexisme latent des médias dominants, leurs critiques concernent autant la représentativité des femmes dans les lieux de pouvoir que leur représentation. On trouve donc peu de journaux qui cherchent à rétablir un équilibre dans l’information sans tomber dans la revendication militante. 

 

C’est l’objectif d’Egalité Infos, site généraliste créé par Caroline Flepp   en septembre 2010. Egalité Infos cherche à rééquilibrer "une information qui, trop souvent, "oublie" les femmes, aussi bien dans les thèmes traités que dans la sélection des "invités" à la commenter." Il s’agit donc bien de parler de tous les sujets- grâce aux rubriques Culture, Économie, Médias, Monde, Politique, Santé, Société et Sport - en rendant compte de "la dimension sexuée de la société". Un espace "Débats" recueille pour l’instant ponctuellement des points de vue sur des sujets aussi variés que les femmes dans la révolution tunisienne ou les maisons closes en Europe, sans que la cohérence éditoriale de la rubrique soit encore précisément définie. Le site regroupe les thèmes les plus étudiés, comme la violence faite aux femmes ou le foot au féminin sous la forme de dossiers. L’objectif n’est pas ni de toucher un public féministe- déjà en partie familiarisé avec le site-, ni de faire un magazine féminin décalé. "On ne s’adresse pas qu’aux femmes", insiste Caroline Flepp, "il faut sensibiliser l’opinion". Contrairement à plusieurs mouvements féministes qui assimilent la domination masculine aux médias dominants, Egalité Infos cherche à créer un espace médiatique  qui puisse valoriser les idées féministes au-delà d’une niche.   

 

Caroline Flepp est en train de constituer une petite équipe, avec une secrétaire de rédaction à plein temps et quelques stagiaires, en espérant se payer elle-même dans les mois qui viennent. Pour l’instant, les quelques subventions publiques qu’elle a récoltées ne permettent pas de payer les contributeurs. Elle mise cependant sur le comité de marrainage prestigieux- l’anthropologue Françoise Héritier, l’historienne Michelle Perrot, ou Antoine Baduel, président de Radio FG, soutiennent l’initiative- et le lancement officiel, prévu dans le courant du mois de mars, pour créer un buzz autour du site  

 

Si Caroline Flepp aime à penser que son nouveau projet va occuper un espace encore inoccupé, ce n’est pas exactement le cas. Egalité Infos vient en effet directement concurrencer Les Nouvelles News, qui se veut également généraliste et mixte. C’est Isabelle Germain, présidente de l’association des femmes journalistes et animatrice du blog Du rose dans le gris   qui lança le projet en septembre 2009. Les Nouvelles News est un webmagazine qui veut lutter contre la statistique selon laquelle les femmes représentent moins de 20 % des personnes citées dans les médias- la plupart du temps pour être caricaturées- et les lecteurs de la presse généralisée sont des hommes à 60 %. En bon pure player cherchant à se singulariser, Les Nouvelles News proposent une hiérarchie de l’information alternative avec des rubriques "Civilisation", "Contre-courant", "Plaisirs" ou "Entreprendre"   .

 

La blogosphère émergeante

 

En parallèle de ces médias créés par des professionnels, les blogs féministes ont prospéré ces dernières années. Et cette progression est le signe d’une volonté de renverser le déséquilibre entre hommes et femmes, perceptible sur le Web autant que dans la société. C’est dans cet esprit que Sandrine Goldschmidt a lancé il y a un peu plus de deux ans A dire d’elles, un blog qui choisit essentiellement d’évoquer la place des femmes dans la culture. Convaincue qu’il y a "un tas de femmes qui font des tas de choses dont on ne parle pas beaucoup", Sandrine Goldschmidt, journaliste indépendante, aborde l’actualité culturelle pour dénicher dans les journaux, les magazines ou les films les préjugés sexistes qui courent encore dans notre société. Outre un agenda très fourni sur les manifestations féministes et culturelles   , A dire d’elles réagit aussi à l’actualité la plus polémique, en fustigeant l’incitation à la violence contre les femmes du rappeur Orelsan, ou en condamnant l’absence de remords de Roman Polanski. Grâce à cette diversité, le blog recueille un peu plus de 300 visites par jour. Et Sandrine Goldschmidt n’hésite pas à s’engager, en soutenant par exemple la récente campagne contre le viol. "Je n’ai pas de divergence de fond avec Osez le féminisme (OLF), peut-être une ou deux. Je suis aussi proche du Collectif Féministe Contre le Viol." Selon elle, le féminisme doit se concentrer sur ce qui l’unit et non sur ses divergences : "L’intérêt d’OLF est de faire consensus sans trop se renier sur le fond. La pensée féministe peut être radicale, mais dans l’action, il faut vivre avec la société telle qu’elle est." De même, La Barbe a beau user de happenings et de formes ludiques d’action, ses positions de fond sont rigoureusement féministes. Au croisement de tous ces mouvements, Sandrine Goldschmidt essaie de créer des passerelles entre les militantes qu’elle connaît bien et un public plus large. Et tente de donner l’exemple d’un journalisme véritablement soucieux de la place des femmes : "le langage est très important. Les journalistes eux-mêmes doivent réfléchir à la façon dont ils écrivent sur des questions comme le viol ou l’inceste."   C’est l’une des nombreuses idées explorées par A dire d’elles pour faire entendre une autre voix : "il faut multiplier toutes les formes d’action pour qu’un autre discours soit entendu, notamment sur le viol et l’inceste. C’est le système qui doit changer."

 

Si le système doit changer, il n’est pas certain que la diffusion des idées féministes sur le Web soit encore en mesure d’y concourir. Pour Gaëlle-Marie Zimmerman, animatrice de Zonezerogene, un blog à l’humour provocateur et sans-gêne, les choses sont claires : "en ligne, c'est simple : les filles parlent chiffons, les hommes parlent politique."   Osez le féminisme est sans doute la première association à l’avoir compris. Et à user des réseaux sociaux pour toucher un public qui n’a cure du féminisme. Son groupe Facebook a plus de 3600 membres et ses techniques de messages viraux semblent très efficaces. Avec les 1649 et 1200 amis de leurs fanpages respectives, les Panthères Roses et la Barbe se sont également emparés de cet outil multimédia pour promouvoir leurs actions. De nombreux blogs viennent compléter ce panorama comme la fameuse Olympe et le plafond de verre, Crêpe Georgette, Fanchon la Parité ou la Fée Myrtille. Reste à savoir si ce bouillonnement va contribuer à féminiser l’espace numérique ou rester circonscrit à un milieu acquis à la cause des droits des femmes. Car Internet pose les mêmes freins au féminisme que la société elle-même : il véhicule des préjugés sexistes, incite à l’entre-soi et sert aussi de plateforme à la marchandisation des corps tant décriée. Le problème reste entier, et le combat ne fait que commencer…

 

Pour aller plus loin :

 

- Valentine Pasquesoone, "Le féminisme est-il soluble dans la blogosphère ?", Rue89. 

 

- Le recensement des principaux blogs féministes par Olympe et le plafond de verre

 

- L'initiative intéressante de Girlz in Web, le réseau au féminin pluriel.

 

 

Le dossier complet de nonfiction.fr :

 

Les lobbies féministes, par Lilia Blaise.

 

- Les associations de banlieue, Voix de Femmes et Voix d'Elles Rebelles, par Lilia Blaise. 

 

Mix-Cité, par Pierre Testard.

 

Osez le féminisme, par Lilia Blaise.

 

La Barbe, par Quentin Molinier. 

 

Les TumulTueuses, par Quentin Molinier.

 

 

- Une analyse des nouvelles modalités d’action des militantes féministes, par Marie-Emilie Lorenzi. 

 

- Un entretien avec la chercheuse Christelle Taraud sur la structuration actuelle du mouvement féministe, par Pierre Testard.

 

- Un entretien avec la philosophe Sandra Laugier sur l'éthique féministe du care, par Pascal Morvan et Quentin Molinier. 

 

- Une recension du livre de Valérie Ganne, Juliette Joste et Virginie Berthemet, Merci les filles, par Charlotte Arce. 

 

- Un portrait d’une "ancienne", Florence Montreynaud, par Charlotte Arce.

 

- Un entretien avec Martine Storti, sur le passé et l'avenir du féminisme, par Sylvie Duverger. 

 

- Une interview de la philosophe Geneviève Fraisse sur le féminisme et son actualité, par Sylvie Duverger et Lilia Blaise. 

 

- Un entretien avec Marie-Hélène Bourcier sur la queer theory, par Sylvie Duverger. 

 

- Une chronique de l'ouvrage de Jean-Michel Carré, Travailleu(r)ses du sexe (et fières de l’être), par Justine Cocset. 

 

- Une brève de féminisme ordinaire, par Sophie Burdet. 

 

 

 

* Ce dossier a été coordonné par Charlotte Arce, Lilia Blaise, Quentin Molinier et Pierre Testard.

 

 

 

A lire aussi : 

 

- Martine Storti, Je suis une femme. Pourquoi pas vous ? 1974-1979, quand je racontais le mouvement des femmes dans Libération, par Fabienne Dumont. 

 

 

- Réjane Sénac-Slawinski (dir), Femmes-hommes, des inégalités à l'égalité, par Aurore Lambert. 

 

- Sylvie Schweitzer, Femmes de pouvoir. Une histoire de l'égalité professionnelle en Europe (XIXe-XXIe siècles), par Léonor Gutharc. 

 

 

- "L'Etat doit-il réglementer la représentation du corps féminin dans la publicité ?", par Matthieu Lahure.