Une étude sur les mouvements libertariens aux Etats-Unis

Vu de France, les libertariens apparaissent bien souvent comme un courant d’illuminés et d’extrémistes ultralibéraux comme seule l’Amérique peut en produire, dont le culte sans limite du marché les poussent à justifier la privatisation intégrale, la prostitution et le libre commerce de toutes les drogues. Ce courant n’est d’ailleurs guère représenté ici que par une poignée d’intellectuels et de politiques (Pascal Salin, Alain Laurent, Philippe Nemo, Alternative Libérale, et dans une moindre mesure Alain Madelin). Cette réputation n’est pas totalement usurpée, mais occulte cependant la pluralité comme l’importance politique du mouvement outre-atlantique. Il est désormais impossible de les méconnaître avec l’ouvrage de Sébastien Caré, dernier volet tiré d’une imposante thèse consacrée au libertarianisme états-unien. Quand le premier se concentrait sur les théories   , le second se consacre aux hommes et au mouvement.

Cette séparation éditoriale entre histoire des idées et sociologie est peut-être regrettable sur le plan méthodologique, mais on dispose au moins d’une étude complète sur la question en langue française, fondée sur de multiples sources (ouvrages et presse du mouvement, archives du Parti, entretiens semi-directifs). Elle se présente comme une sociologie d’inspiration elle-même américaine, tant des intellectuels (Lipset et Basu) que des mouvements sociaux (mobilisation des ressources).

 

C’est le paradoxe apparent de cette approche : comment faire la sociologie d’un mouvement dont l’idéologie est aussi radicalement individualiste ? Cela n’implique pas qu’il s’agisse d’un "mouvement asocial", comme le laisse suggérer le sous-titre : il existe pléthore d’organisations libertariennes, à commencer par le Parti libertarien. L’"aporie des utopies" reste d’abord un problème pratique pour ceux qui les prennent comme étendard, à savoir le fossé infranchissable entre le réel et l’idéal, les impératifs de la politique et la pureté d’une utopie profondément anti-politique. "L’utopie libertarienne a ceci de particulier qu’elle ne se propose pas de recréer un nouveau lien social, mais simplement de délier celui qui se noue autour de l’État."   : ce qui exclut en principe la conquête de d’État, soit l’imposition par la force d’une société de liberté. Ce problème stratégique grèvera constamment l’unité du mouvement libertarien. 

 

L’un des grands mérites de l’auteur est de rendre justice à ce mouvement largement élitaire et intellectuel, et qui a pourtant notablement marqué la vie politique de la première puissance mondiale. "Le gouvernement n’est pas la solution à nos problèmes ; le gouvernement est le problème." La fameuse formule de Ronald Reagan ne peut se comprendre sans le background idéologique tissé par un mouvement composite depuis les sixties. Si l’on dispose maintenant de travaux marquants sur l’avènement du néolibéralisme (F. Denord, Y. Dezalay et B. Garth, Ch. Laval), l’on a quelque peu négligé le courant libertarien, dont l’apparente marginalité ne doit pas obérer la réalité des échanges et contaminations avec le mainstream néolibéral. Milton Friedman, père du monétarisme et dont les théories furent centrales dans les révolutions conservatrices des années 1980, n’a jamais rejeté l’étiquette de libertarien. Hayek, qui refusa toujours d’endosser le label, en approuvait l’essentiel du projet et en constitua une source d’inspiration majeure ; il entretenait des liens avec des figures majeures du mouvement (comme Rothbard).

 

Le libertarianisme n’apparaît pas d’abord comme une doctrine économique, mais comme une conception morale et politique du monde, où l’absolutisation du principe de liberté individuelle (conçu comme droit naturel) est associée à la promotion d’un capitalisme édénique et une forme d’évolutionnisme spencérien qui ne dit pas son nom. L’éventail idéologique des libertariens est cependant assez large : de l’État minimal (Nozick) à l’anarcho-capitalisme (Rothbard), du radicalisme intransigeant au gradualisme accommodant – à tel point qu’on peut se demander s’il ne s’agit pas d’un label plutôt que d’une doctrine cohérente. Car qu’est-ce qui peut bien rassembler des personnages aussi invraisemblablement hétéroclites qui tous se disent, ou se sont dit, "libertariens", comme Alan Greenspan (ancien directeur de la Réserve Fédérale), Milton Friedman et son fils David (tous deux économistes), Trey Parker et Matt Stone (les créateurs du dessin animé satirique South Park), Robert Nozick (célèbre philosophe), Robert Heinlein (fameux auteur de science-fiction) ou encore Jimmy Wales (le fondateur de Wikipedia) ? "Les doctrines libertariennes ont par ailleurs ceci de particulier que, étant minimales, elles présentent une capacité d’accueil extraordinaire"   .

Le point de mire de tous ces acteurs reste ce que Foucault appelait la phobie d’État, et partant le rejet (inégalement partagé) du jeu politique américain officiel, à savoir les conservateurs et les liberals (au sens américain). Si le libertarianisme nage à contre-courant d’une culture politique imprégnée de pragmatisme, de méfiance envers les utopies et d’anti-intellectualisme, elle se ressource cependant dans un "individualisme ancestral", l’antifédéralisme d’inspiration jeffersonienne et la tradition isolationniste de la Old Right.

 

L’ouvrage se décline ainsi en deux parties. La première retrace l’histoire du mouvement, né "d’une violente rupture avec les conservateurs et d’une alliance fugitive avec la gauche radicale"   . Leur commune opposition à la guerre du Viêt-Nam fut la véritable matrice de ce rapprochement sur les campus, la conscription étant considérée comme une grave atteinte aux droits humains, et l’interventionnisme militaire comme une oppression étatique. La conjonction d’une défense des principes économiques libéraux, d’une position isolationniste et d’un attachement intransigeant à toutes les libertés individuelles, conduit "les militants les plus radicaux qui étaient jusqu’alors associés aux conservateurs" à devenir "pleinement libertariens."   . On dit parfois que l’anarchisme de gauche et l’anarcho-capitalisme se ressemblent à s’y méprendre, et que Proudhon est un précurseur de Hayek. Il s’agit plus probablement d’une méprise fondée sur une convergence contingente qui ne survécut pas à la guerre et sur quelques affinités de campus entre contestataires de gauche et "hippies de droite".

 

Les principaux acteurs dans l’émergence du mouvement sont au nombre de deux. Ayn Rand tout d’abord, célèbre romancière d’origine russe, chantre de l’"objectivisme"et de l’égoïsme rationnel, a érigé un véritable culte de la personnalité autour de sa personne et popularisé une vision extrême de l’individualisme entrepreneurial.

Le second est Murray Rothbard, véritable personnage clé de l’épopée libertarienne. Ce promoteur de l’anarcho-capitalisme est un économiste et philosophe venu de la tradition libérale autrichienne (Ludwig von Mises et Hayek). D’abord situé à la droite du Parti Républicain, il passe armes et bagages à l’extrême gauche de l’échiquier politique pendant la guerre du Viêt-Nam, clame un temps son admiration pour Che Guevara, avant de se ranger aux côtés du politicien populiste d’extrême droite Pat Buchanan dans les années 1980. "Et pourtant, mes opinions politiques n’ont pas changé d’un iota durant ces vingt années !", s’exclame l’impétrant   . La montée en puissance du mouvement correspond à l’atmosphère délétère de l’ère Nixon, qui alimenta un certain anti-étatisme. La suspension de la convertibilité-or du dollar et la surtaxation des importations décidèrent de la création du Parti Libertarien en 1972. Celui-ci, fort de sa présence dans tous les États américains, se vante d’être la troisième force politique du pays, ce qui prête à sourire au vu de résultats électoraux au niveau fédéral (jamais plus de 1% des inscrits). Le Parti devint cependant la maison commune de toutes les tendances libertariennes et sut faire parler de lui.

 

Cependant, l’élection de Reagan en 1980, sur une rhétorique partiellement inspirée des libertariens, dépeça le parti, déjà très divisé, et qui finit par imploser avec la défection de nombre de ses figures tutélaires. Étrangement, l’éparpillement qui s’ensuivit favorisa "une meilleure diffusion de la doctrine libertarienne"(p. 151), et c’est tout l’objet de la seconde partie que d’éclairer ce paradoxe selon lequel la désunion a fait la force des idées. Désormais, les libertariens empruntèrent plutôt la voie du lobbying, des think tanks et du combat idéologique, allant de l’expertise de gouvernement basé à Washington (le Cato Institute) à la prophétie inspirée et intraitable, favorable à l’abolition immédiate de l’État (le Mises Institute). A cet égard, la dispersion fut aussi synonyme d’éclatement idéologique, car (comme le souligne l’auteur) nombreuses sont les pommes de discordes entre libertariens : avortement, droit des homosexuels, peine de mort, et même la politique étrangère (qui fut pourtant le ciment du mouvement à ses débuts).

 

Cet ouvrage se présente comme une histoire assez narrative peuplée de personnalités hautes en couleur, d’anecdotes à la fois significatives et extravagantes, ce qui en rend la lecture agréable et très vivante : on croit respirer l’air de ce monde très singulier qui fait pleinement partie de l’histoire américaine récente et du tournant néolibéral. En ce sens, les ressources de la sociologie ne paraissent pas aussi exploitées que ne semblaient le promettre le sous-titre et l'introduction du livre, alors qu'elle auraient pu mieux éclairer les logiques profondes de groupement, d’éclatement et surtout de réappropriation politique du mouvement libertarien. On ne saurait expliquer le succès relatif de ces idées au sein du Parti Républicain par la seule dispersion du mouvement. En outre, les rivalités au sein du monde académique ne sont qu’effleurées, par exemple entre Nozick et Rothbard. Et il est également curieux que ne soit guère fait mention de John Rawls, contre lequel s’érigent nombre de théorisations libertariennes, en particulier le fameux Anarchie, Etat et utopie de Nozick, son collègue et concurrent à Harvard. Reste que Sébastien Caré a ouvert la voie dans cette étude riche et stimulante.

 

A lire aussi sur nonfiction :

 

 

4 critiques de livre : 

 

Kate Zernike, Boiling Mad : Inside Tea Party America, par Boris Jamet-Fournier.

 

Jill Lepore, The Whites of Their Eyes: The Tea Party's Revolution and the Battle over American History, par Françoise Coste.

 

Scott Rasmussen et Douglas Schoen, Mad as Hell. How the Tea Party Movement is Fundamentally Remaking Our Two-Party Systempar Romain Huret.

 

Sébastien Caré, Les libertariens aux Etats-Unis, sociologie d'un mouvement asocial, par Arnault Skornicki.

 

2 interviews de spécialistes :

 

Une interview de Justin Vaïsse, chercheur à la Brookings Institution de Washington D.C., par Emma Archer et Quentin Molinier.

 

Une interview de Mark Lilla, essayiste et historien des idées à Columbia University, par Emma Archer (traduction de Quentin Molinier).

 

3 analyses du mouvement :

 

Une analyse du Tea Party Movement, publiée sur nonfiction en septembre 2010, par Françoise Coste.

 

Une analyse critique d'une note de la Fondapol consacrée au Tea Party, par Quentin Molinier.

 

Une analyse des rapports entre le Tea Party et les think tanks, par Marie-Cécile Naves.

 

1 revue de presse :

 

sur le financement du Tea Party par les frères Koch, par Pierre Testard