Un ouvrage dont l’ambition est de revisiter l’histoire culturelle de la Guerre de 14 dans une perspective transnationale à travers la thématique du deuil.

La Guerre de 14 a durablement endeuillé les sociétés des pays belligérants et propagé en leur sein une douleur diffuse : "ce nuage de douleur et son expression dans la culture de l’Europe est le sujet de ce livre. Montrer comment l’imaginaire européen a pu se représenter, de multiples façons, un monde de l’après-guerre composé de survivants perchés sur une montagne de cadavres"   .

Sur un mode didactique annonçant clairement dans une longue introduction l’objet de sa démonstration, Jay Winter évalue méthodiquement l’impact de la guerre sur les modes d’expression culturelle de trois pays européens : l’Allemagne, la France et le Royaume-Uni. Le récit se structure autour de deux parties quelque peu inégales et dont les contours sont parfois confus. Néanmoins l’auteur parvient à nous immerger dans un récit vivant à force d’illustrations, d’extraits et d’anecdotes souvent paradigmatiques, au risque cependant de lasser le lecteur impatient par l’effet de catalogue, compensé il est vrai, par des conclusions analytiques aussi bien menées que bienvenues clôturant la plupart des chapitres. Bien que l’on doive à Armand Colin l’édition de ce travail publié depuis 1995 outre-Manche, on regrette que l’éditeur ait produit les notes de bas de pages en toute fin d’ouvrage et qu’il ait négligé quelque peu la mise en page des illustrations.

Ouvrage à thèse, l’auteur refuse d’accréditer l’idée selon laquelle la guerre aurait, de par son caractère paroxysmique, constitué une rupture culturelle donnant naissance à une ère nouvelle sous les auspices de Dada et du surréalisme, alors qu’au contraire l’expression du deuil et de la mémoire, qui a constitué une part considérable de la production culturelle d’après-guerre, a essentiellement puisé dans un fonds culturel sacré et romantique traditionnel. Autrement dit, et loin de marquer une discontinuité, la guerre a renforcé, approfondi et accentué les langages traditionnels du deuil. En cela, la guerre ne donne pas lieu à une nouvelle ère culturelle, mais annonce la dernière phase d’une histoire culturelle européenne à laquelle la Seconde Guerre mondiale mettra un terme définitif.


Retour et célébration des morts

Dans une première partie, intitulée "Affronter la catastrophe" l’auteur décrit la façon dont les sociétés vont faire face au retour de leurs morts. Psychologiquement d’abord via la description par le menu de l’attente fébrile des familles quant aux sorts des soldats et leur angoisse lancinante de recevoir à tout moment le funeste télégramme réglementaire. Et si l’angoisse fut partout aiguë, l’auteur nous invite à imaginer les cimes qu’elle a pu atteindre lorsque les familles, très éloignées des zones de front, se trouvent dans l’incapacité d’obtenir des informations fiables. C’est dans ces circonstances que la Croix Rouge Internationale, palliant l’inaction ou la faillite des États, a bien souvent fait figure d’ultime lien entre les familles et les soldats prisonniers, blessés, malades ou morts.

Spirituellement ensuite, au travers du spiritisme qui prétendait offrir un pont entre morts et vivants, et qui connut alors un très net regain à l’occasion de l’affaiblissement très net des filtres traditionnels de ce type de pratiques (religion, scientisme, rationalisme, etc.) On voit donc se réactiver des superstitions de masse issues du paganisme gravitant en marge du christianisme. L’auteur manque toutefois d’analyser en profondeur la résurgence de ces croyances et leur impact historique réel. En effet, on ignore tout de l’audience que connurent ces pratiques ou de leur devenir. De même, l’auteur néglige de nous informer sur la qualité scientifique des sources spirites qu’il cite abondamment ou sur la réaction des Églises et des États face à ces pratiques susceptibles de les inquiéter.

Physiquement enfin, au travers du désir de nombreuses familles de rapatrier les corps des soldats tombés au front vers leur terre natale. L’érection de mémoriaux dans toutes les villes d’Europe servit, dans une certaine mesure, de palliatif à l’éloignement des cimetières militaires essentiellement situés sur la ligne de front.

À cet égard, l’apparente diversité des mémoriaux de guerre ne saurait dissimuler une source d’inspiration commune, ce qui fait dire à l’auteur que : "l’ironie tranchante, l’esprit sauvage de Dada ou du surréalisme, par exemple, pouvait sans doute exprimer la colère et le désespoir, et ils le firent de bien des façons ; mais ils étaient incapables d’apporter le moindre réconfort". Alors qu’à l’inverse, les expressions traditionnelles du deuil (bien que parfois superficielles) laissaient entrevoir une rémission possible, ce qui explique "pourquoi l’art commémoratif, jusqu’en 1945 s’inspira tant des anciennes conventions, au lieu de regarder en avant vers l’abstraction pure"   . On regrette toutefois que l’auteur en soit resté à une explication confirmant finalement sa thèse principale, alors qu’il aurait pu interroger le fait que ces monuments furent essentiellement des commandes émanant des États, lesquels avaient sans doute leurs raisons pour se montrer rétifs à toutes les manifestations subversives de l’art déchainé d’après-guerre. Car d’aucuns pourraient voir dans ces monuments publics ornant le plus souvent le cœur des villages la tentative de la part des États auteurs de la guerre, d’instrumentaliser à leur profit le sacrifice des soldats en donnant un sens à leur mort (glorification de la nation, martyrologie, etc.)


Codes culturels et langages du deuil

La guerre terminée et les morts enterrés, se fit alors jour la nécessité pour les vivants "d’apprendre à cohabiter avec les spectres de la guerre" alors que les morts "continuaient de vivre au milieu des vivants". Et c’est dans cette perspective pathologique que les sociétés meurtries entamèrent un long travail de deuil, mettant à contribution toutes les ressources de l’esprit. Si bien que les codes culturels de l’époque furent pénétrés par le deuil, ce qui apparaît nettement dans les productions artistiques et littéraires, marquées en particulier par un processus de mythologisation de la guerre, ainsi que par la résurgence du sacré notamment au travers du thème de l’apocalypse.

La mythologisation de la guerre permettait dans une certaine mesure de fuir la réalité crue et intolérable du conflit pour se réfugier dans un récit aux accents d’épopée à fort contenu idéologique. Et on ne peut évoquer les mythologies de guerre sans rappeler le rôle central que jouèrent les fabriques d’images, et particulièrement celle d’Épinal. Ces entreprises privées connurent un fort développement à la faveur d’une vigoureuse demande de l’arrière désirant à la fois fuir la réalité et faire la démonstration de son indéfectible patriotisme. Ce faisant, elles devinrent de véritables entreprises de propagandes, nourrissant en retour le nationalisme et œuvrant déjà à la réécriture de l’histoire (ainsi du mythe bien connu du soldat parti en guerre la fleur au fusil). À noter toutefois que l’ouvrage ne nous renseigne pas sur des entreprises similaires qui auraient été menées en Allemagne ou au Royaume-Uni.

Par ailleurs, toutes les formes d’expression culturelle, des plus populaires aux plus élitistes, confirment l’existence d’un cadre commun d’expression du langage du deuil et de la souffrance, dans le but affiché de les surmonter. Ce cadre commun, c’est un romantisme au langage modernisé et poussé dans les retranchements du sacré. Le contraste avec la Seconde Guerre mondiale est à cet égard saisissant puisque après Auschwitz le thème de l’apocalypse cédera la place "au silence et à l’abstraction". À cet égard, l’auteur présente un nombre important d’œuvres de l’époque, et en particulier celles qui puisent dans un imaginaire apocalyptique et dans lequel les morts viennent tourmenter les vivants indignes des sacrifices accomplis. La sculpture et peinture l’expriment au travers d’une forme allégorique appartenant au registre du romantisme le plus traditionnel ; le cinéma autour de films à succès, notamment le J’accuse d’Abel Gance ; la littérature avec une production considérable aux intonations prophétiques ou aux accents de jugement dernier (l’auteur convoquant successivement Henri Barbusse, Karl Kraus, Bernard Shaw ou F.S. Fitzgerald). Le retour généralisé des thèmes apocalyptiques dans l’art s’explique par son effet cathartique, tant il devient urgent de donner un sens au cataclysme de la guerre.

L’ouvrage se conclut sur un chapitre consacré à la poésie de guerre, dont l’auteur reproduit certains des extraits les plus emblématiques qui ne sont pas sans susciter une certaine émotion. Dénonçant la complicité du soldat survivant à l’horreur de la guerre parce que survivant, Apollinaire apostrophe l’Homme "poux de la terre, ô vermine tenace", là où Kipling dresse l’acte d’accusation des vivants "Si l’on demande pourquoi nous sommes morts / Dis leurs : parce que nos pères ont menti". Loin de l’art monumental consensuel, ou du langage sacré producteur de sens, poésie et littérature de guerre apparaissent violemment subversives, même si elles aspirent elles aussi et avant tout à guérir

Ouvrage publié avec l'aide du Centre national du livre. 

* À lire également sur nonfiction.fr :

- Christophe Prochasson, 14-18. Retours d'expériences (Tallandier), par Pierre Chancerel.

Une porte d'accès originale aux questionnements que pose la culture de guerre.

 

- Stéphane Audoin-Rouzeau, Gerd Krumeich, Jean Richardot, Cicatrices. La Grande Guerre aujourd'hui (Tallandier), par Pierre Chancerel.

Un beau livre qui s'attache aux marques concrètes laissées par le conflit sur le territoire.

 

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Deux spécialistes pour une histoire résolument comparatiste de la Grande Guerre.

  

- Yaël Dagan, La NRF entre guerre et paix (Tallandier), par François Quinton.

Une étude précieuse qui interroge l’attitude des intellectuels face à la guerre.

 

- François Bouloc, Les profiteurs de guerre (Complexe), par Pierre Chancerel.

 Une approche novatrice, sous l'angle de l'histoire culturelle, d'un sujet dont le choix n'est pas innocent.

 

- Vincent Chambarlhac et Romain Ducoulombier (dir.), Les socialistes français et la Grande Guerre. Ministres, militants, combattants de la majorité 1914-1918 (Éditions universitaires de Dijon), par Emmanuel Jousse.

Un livre qui invite à ouvrir de nouveaux chantiers sur un sujet mal connu.

 

- Frédéric Guelton et Gilles Krugler, 1918, L'étrange victoire (Textuel), par Jonathan Ayache.

Un recueil d’archives de la Grande Guerre proposant une immersion dans les derniers mois de la guerre, mais qui s’avère finalement superficiel et peu rigoureux. 

 

- Laurent Véray, La Grande Guerre au cinéma. De la gloire à la mémoire (Ramsay), par Nicolas Guérin.

Dans un bel ouvrage illustré, Laurent Véray interroge les changements de perception de la Grande Guerre au cinéma.