Une étude précieuse qui interroge l’attitude des intellectuels face à la guerre.

Avec La NRF entre guerre et paix, Yaël Dagan nous donne à lire un passionnant et tout à fait remarquable livre d’histoire. Issues d’une thèse soutenue à l’EHESS   sous la direction de Christophe Prochasson, ces quatre cents et quelques pages se lisent avec plaisir, servies par une écriture alerte, fluide et élégante.

L’interrogation qui parcourt cette étude est celle de l’attitude des clercs (c'est-à-dire surtout, à l’époque, des écrivains) face à la Première Guerre mondiale à travers les problématiques de mobilisation, démobilisation voire remobilisation. Ces intellectuels ont une particularité : être rassemblés dans une jeune revue, la Nouvelle Revue française (NRF), a priori dégagée de préoccupations politiques, puisque guidée par l’amour et la quête esthétique de la "littérature pure", à l’ombre de la figure tutélaire d’André Gide.

On se laisse bien volontiers guider dans l’entrelacs des relations interpersonnelles – parfois difficiles puisqu’"on s’y déchirait à belles dents"   , entre Gide et Gallimard, par exemple –, des désaccords politiques (nationalisme de Ghéon ou Schlumberger contre pacifisme de Martin du Gard), attitudes et contradictions des ces individus qui souhaitaient tant rester dégagés des contingences de la vie politique. Tous se joignent pourtant – à des degrés divers (de la résignation à l’enthousiasme) et selon des modalités évolutives (beaucoup sont de fait, des non-combattants, à commencer par Gide, trop vieux ; Rivière est capturé après trois jours de combats, etc.) – à l’élan patriotique qui saisit la société et brise leur doux cocon littéraire. Tous ? Sauf Gallimard, gérant du "comptoir d’édition de la NRF", qui préfère l’ "embusquage". Si la revue s’interrompt durant la guerre, les réseaux n’en restent que plus actifs, nécessitant un dépouillement minutieux des correspondances et autres carnets, très bien réalisé par Yaël Dagan.

Les itinéraires et tourments, voire double-jeux, tant individuels – pour l’étude desquels Yaël Dagan recourt parfois à un zeste de psychanalyse, notamment dans le cas de Jacques Rivière   – que collectifs n’effacent pas dans ce livre d’autres aspects plus statistiques : évolution du tirage, part de la guerre dans les publications estampillées "NRF", etc. Tous ces éléments sont articulés à la problématique principale, et permettent à l’auteur d’établir une chronologie convaincante. 1923 apparaît ainsi comme une année charnière, marquant définitivement la démobilisation de la NRF à l’occasion de l’occupation de la Ruhr. Pour autant, le retour à la paix ne signifie pas retour au "monde d’hier". Le terrible conflit apparaît bien aux yeux des collaborateurs de la NRF comme une césure : le paysage a définitivement changé. La relance se fait alors sous la houlette de Jacques Rivière, au prix d’un surmenage qui lui sera par ailleurs fatal en 1925.
 
C’est ici que le concept de démobilisation, dans le cadre plus large d’une interrogation sur les sorties de guerre, prend toute sa pertinence, Yaël Dagan mettant bien en valeur le fait que celle-ci est non seulement une condition de la paix, mais en devient également l’enjeu. L’image des anciens ennemis change, signe de l’abandon progressif de la culture de guerre. Désormais, la Nouvelle Revue française assume une position, favorable à l’Europe, entre le nationalisme d’un Maurras et l’internationalisme d’un Rolland.

Dernier aspect remarquable : Yaël Dagan n’adopte pas une posture morale surplombante, si confortable pour juger rétrospectivement les atermoiements, choix et refus de ces intellectuels. Aucun manichéisme, donc, dans cet ouvrage qui restitue avec brio le parcours de ces individualités singulières prises dans le tourbillon de l’histoire.

La NRF entre guerre et paix vient heureusement combler un vide historiographique, offrant un regard nouveau sur cette revue depuis promue dans le champ intellectuel au rang d’institution, ainsi que sur l’engagement des clercs dans la France du premier XXe siècle.

La présentation rigoureuse des sources, bibliographie et notes   rassemblées en fin de volume ravira l’historien ou l’étudiant, tandis que le curieux pourra se dispenser de s’y reporter, pouvant se reposer en toute confiance sur un travail de grande qualité

Ouvrage publié avec l'aide du Centre national du livre.


 

* À lire également sur nonfiction.fr :

sur La NRF :

- Alban Cerisier, Une histoire de La NRF (Gallimard) et En toutes lettres ... Cent ans de littérature à La Nouvelle Revue française (Gallimard), par Caroline Pichon.

- Collectif, L'œil de La NRF. Cent livres pour un siècle (Gallimard), par Camille Koskas.

- Jean Paulhan et André Lhote, Correspondance 1919-1961 (Gallimard), par Vincent Giroud.

 

sur la Première Guerre mondiale :

- Christophe Prochasson, 14-18. Retours d'expériences (Tallandier), par Pierre Chancerel.

Une porte d'accès originale aux questionnements que pose la culture de guerre.

 

- Stéphane Audoin-Rouzeau, Gerd Krumeich, Jean Richardot, Cicatrices. La Grande Guerre aujourd'hui (Tallandier), par Pierre Chancerel.

Un beau livre qui s'attache aux marques concrètes laissées par le conflit sur le territoire.

 

- Jean-Jacques Becker et Gerd Krumeich, La Grande Guerre. Une histoire franco-allemande (Tallandier), par Pierre Chancerel.

Deux spécialistes pour une histoire résolument comparatiste de la Grande Guerre.

 

- Jay Winter, Entre deuil et mémoire. La Grande Guerre dans l'histoire culturelle de l'Europe (Armand Colin), par Jonathan Ayache.

Un ouvrage dont l’ambition est de revisiter l’histoire culturelle de la Guerre de 14 dans une perspective transnationale à travers la thématique du deuil.

  

- François Bouloc, Les profiteurs de guerre (Complexe), par Pierre Chancerel.

 Une approche novatrice, sous l'angle de l'histoire culturelle, d'un sujet dont le choix n'est pas innocent.

 

- Vincent Chambarlhac et Romain Ducoulombier (dir.), Les socialistes français et la Grande Guerre. Ministres, militants, combattants de la majorité 1914-1918 (Éditions universitaires de Dijon), par Emmanuel Jousse.

Un livre qui invite à ouvrir de nouveaux chantiers sur un sujet mal connu.

 

- Frédéric Guelton et Gilles Krugler, 1918, L'étrange victoire (Textuel), par Jonathan Ayache.

Un recueil d’archives de la Grande Guerre proposant une immersion dans les derniers mois de la guerre, mais qui s’avère finalement superficiel et peu rigoureux. 

 

- Laurent Véray, La Grande Guerre au cinéma. De la gloire à la mémoire (Ramsay), par Nicolas Guérin.

Dans un bel ouvrage illustré, Laurent Véray interroge les changements de perception de la Grande Guerre au cinéma.