La NRF a un siècle. Gallimard célèbre l’événement en publiant deux ouvrages qui retracent l’histoire de la revue, en toutes lettres et en images.

Une histoire (officielle) de La NRF ?

Comment retracer cent ans de la vie d’une revue qui incarne également tout un pan de l’histoire littéraire en moins de 700 pages ? Le défi est quasi impossible et pourtant, Alban Cerisier l’affronte, non sans courage. L’auteur, archiviste chez Gallimard, semble particulièrement bien placé pour s’atteler à cette tâche. Trop peut-être, diront certains esprits chagrins qui feront d’Alban Cerisier le juge et partie d’une histoire officielle, tant la revue est liée à la célèbre maison d’édition de la rue Sébastien-Bottin. Certains passages de ce vaste essai pourraient bien donner du grain à moudre à ces esprits soupçonneux… Ainsi ces pages justifiant parfois avec emphase les décisions prises par Gaston Gallimard, ou celles mentionnant un peu rapidement les périodes sombres de la revue. On s’interrogera également sur le relatif déséquilibre dans la construction de l’essai qui consacre de nombreuses pages à la période de l’avant-guerre, celle de l’âge d’or de la revue, et ne dit rien des choix éditoriaux des années les plus récentes. Des directeurs ayant succédé à Jean Paulhan, Alban Cerisier ne retient pas grand-chose. C’est d’autant plus dommage qu’il y a là une partie de l’histoire de La NRF méconnue et peu étudiée. Affaire de choix… 

On le comprend : il ne faut donc pas s’attendre ici à une déconstruction du mythe NRF. Les centenaires se prêtent-ils vraiment à ce genre d’opérations ? Alban Cerisier s’attache surtout à montrer comment La NRF s’impose peu à peu comme la « rose des vents » à partir de laquelle la vie littéraire française s’oriente et se situe. Il déploie pour ce faire des talents qui sont autant voire davantage ceux d’un conteur que d’un historien. L’aspect de ce livre déconcertera bon nombre de lecteurs habitués à une plus grande rigueur méthodologique. On ne trouve en effet ici ni notes de bas de page, ni découpage hiérarchisé. Les chapitres se succèdent dans un ordre chronologique et ne proposent qu’un seul niveau d’intertitre. Cela ne rend pas la lecture aisée. On se sent parfois un peu désemparé face à ce flot ininterrompu d’informations délivré sans coupure, sans pause. Impression renforcée par l’absence d’illustrations alors même que l’objet s’y prête. Des paragraphes nous décrivent le choix des couvertures, la découverte d’un document inédit, telle lettre de Gide ou Gallimard… et piquent la curiosité d’un lecteur qui ne peut s’en remettre qu’à son imagination pour visualiser ces documents. Quelle frustration ! Certes, un livre entier vient remédier à ce manque : le catalogue de l’exposition  « En toutes lettres ». Cent ans de littérature à La Nouvelle Revue française qui s’est tenue à la Fondation Martin-Broder à Cologny, en Suisse, du 13 février au 20 avril – un magnifique ouvrage, mais quel dommage d’avoir ainsi scindé les deux faces d’une même histoire ! Sans parler du coût que cela suppose. Quand on aime, on ne compte pas, et ces deux livres s’adressent bien évidemment en premier lieu à un lectorat tout entier acquis à La NRF, mais tout de même… Une dernière incongruité frappe le lecteur avisé : on cherche en vain les pages de bibliographie et de sources. Une simple phrase renvoie à leur consultation sur le site Internet. Ce choix semble faire du livre d’Alban Cerisier un simple ouvrage de circonstance, puisque le site cité a été spécialement conçu dans le cadre de la célébration du centenaire de la revue. Existera-t-il encore dans un an, dans deux ans?

Passé le premier moment de surprise que ces quelques « écarts » par rapport aux livres d’histoire habituels suscitent, on accepte ce parti pris. Qu’Alban Cerisier ait intitulé son essai Une histoire de La NRF est sans doute le signe d’une grande prudence, une manière d’afficher que son livre n’est que le fruit d’un regard, d’un choix et n’épuise en rien la riche matière de ce siècle NRF. Prenons ce livre pour ce qu’il est : une histoire, un récit, celui d’une extraordinaire aventure éditoriale et humaine.

L’aventure NRF

Si La NRF fut une aventure, c’est que son succès n’allait pas de soi. La revue est née dans un contexte de floraison des publications périodiques (Alban Cerisier en recense pas moins de 1268 pour la seule année 1908, celle du premier faux départ de La NRF), des échecs avaient précédé sa naissance (officiellement le 1er février 1909) et sa publication fut interrompue à deux reprises – durant la Première Guerre mondiale et à la Libération quand elle fut condamnée pour collaboration. Comment alors expliquer son succès et l’influence qu’elle exerça à travers ce siècle littéraire ? Il est tout à la fois question de flair, de sincérité, d’assise financière, d’un casting irréprochable et de communauté de vue. Les six fondateurs de La NRF – André Gide, Jean Schlumberger, André Ruyters, Henri Ghéon, Marcel Drouin, Jacques Copeau- étaient mus par le même souci de « nettoyer les écuries d’Augias », selon l’expression utilisée par André Gide qu’Alban Cerisier aime à rappeler. Neuve oui, mais consciente de son héritage. Gide l’incarnait plus que quiconque, qui fut des décennies durant le pilier de La NRF. Un pilier mouvant, louvoyant parfois, peu amène avec ses plus proches collaborateurs – tel avec Jacques Rivière, directeur de la revue de 1919 à 1925, auquel Gide adressa de cinglants et injustifiés reproches –, en un mot insaisissable. Mais ce trait de caractère n’est-il pas également celui de la revue ? La NRF échappe en effet à toute définition… Une chapelle oui, mais ouverte à tous les vents et rétive à tout enfermement dans un mouvement. Cela lui fut parfois reproché comme un manque d’audace voire une compromission – notamment lorsqu’elle accueillit après-guerre des écrivains engagés dans la collaboration tels Jacques Chardonne ou Marcel Jouhandeau –, mais cette ligne de conduite se retrouve au fil du temps. Là se situe la grande force de la revue. Là est aussi sa faiblesse, ce qui la fit tanguer lors des moments de politisation extrême de la société   , ce qui la fit vaciller sous la concurrence de revues plus en écho aux considérations sociétales d’une époque – Les Temps modernes dans les années 1950 – ou plus à même d’attirer les nouveaux auteurs – Tel Quel par exemple. 

Tout ceci, bien sûr, est connu, mais Alban Cerisier nous fait littéralement entrer jusque dans l’officine de la revue. Il exhume des documents   , rend compte de considérations pratiques sur le coût de la revue, le choix du papier, la correction des articles, les chiffres des abonnements   . À ce propos, il faut souligner la qualité du travail d’archiviste de l’auteur, particulièrement visible dans le beau catalogue d’exposition mentionné plus haut, et qui apparaît comme le complément indispensable de cet essai. Y sont reproduits nombre de documents qui éclairent la vie de la revue. Ce n’est pas sans émotion que le lecteur parcourt ces pages, tombant au hasard sur des photographies, des lettres, des cartes postales, des reproductions de couvertures… Nous est ainsi dévoilé tout ce qui a fait le quotidien de La NRF. Un aspect saute aux yeux : l’histoire d’une revue est tout autant affaire de choix éditoriaux que d’affinités ou de mésententes entre individus. Quand l’un et l’autre ne sont pas étroitement mêlés… Il en va ainsi de la querelle entre Jacques Rivière et Henri Ghéon à la sortie de la Première Guerre mondiale sur la volonté de faire une revue dégagée ou clairement politique, du conflit avec Louis Aragon sur l’accueil accordé aux surréalistes, des échanges entre un Paulhan qui aura toujours le souci de s’ouvrir à l’extérieur (et souhaitera investir son talent dans d’autres revues) et un Gaston Gallimard courroucé de ce qu’il juge comme une « expropriation », de la querelle entre André Gide et François Mauriac qualifiant d’un trait d’esprit célèbre La NRF de « vieille dame tondue »   . Les exemples ne manquent pas. Ils sont révélateurs de points de clivage qui ont traversé l’histoire de la revue : la question de l’engagement, la place laissée à l’avant-garde littéraire, le poids symbolique et parfois encombrant de Gide, l’indépendance des choix… Autant de thèmes autour desquels se polarisent les passions et les soubresauts d’une histoire riche en rebondissements.

Comment retracer un siècle de NRF en moins de 700 pages ? En faisant de cette histoire un roman d’aventure peut-être. Le sujet s’y prête et le lecteur éprouvera un certain plaisir à suivre au plus près cette success story des lettres. Le temps d’une célébration, et pour peu qu’il en connaisse déjà les protagonistes et les enjeux…
 

* À lire également sur nonfiction.fr :

- Collectif, L'œil de La NRF. Cent livres pour un siècle (Gallimard), par Camille Koskas.

- Yaël Dagan, La NRF entre guerre et paix. 1914-1925 (Tallandier), par François Quinton.

- Dominique Fernandez, Ramon (Grasset), par Vincent Giroud.

- Jean Paulhan et André Lhote, Correspondance 1919-1961 (Gallimard), par Vincent Giroud.