Cette sélection de critiques des grandes plumes de la NRF offre un riche panorama sur un siècle de littérature et un excellent tremplin vers d’autres lectures.

Pour le centenaire de la naissance de la NRF, les éditions Gallimard ont fait paraître une série d’ouvrages : Une histoire de la NRF par Alban Cerisier, archiviste et éditeur chez Gallimard; un recueil de documents et de photographies, En toutes lettres, Cent ans de littérature à la NRF ; un numéro spécial de la NRF de près de 400 pages qui réunit des témoignages d’anciens et d’actuels collaborateurs de la revue ; enfin, en version poche, ce recueil de cent critiques parues tout au long du siècle dans les pages de la NRF, et réunies par Louis Chevaillier.

Février 1909 marque la sortie officielle du premier numéro de la Nouvelle revue française, fruit de la collaboration d’un petit groupe d’intellectuels et d’écrivains réunis autour d’André Gide. La NRF, qui se veut « sans prévention d’école ni de parti », prônant une littérature dégagée de la politique, accueille des plumes prestigieuses et devient vite une revue de référence, ouverte à l’international et à la diversité des points de vue et des opinions. Ce prestige est écorné pendant l’Occupation où, avec Drieu La Rochelle à sa tête, elle est placée sous tutelle allemande et sanctionnée après la Libération pour collaboration. Sa parution est interrompue jusqu’en 53, où la NRF renaît de ses cendres sous l’impulsion de Jean Paulhan et Marcel Arland qui la dirigeront successivement jusqu’en 77. Michel Braudeau, rédacteur en chef de la NRF depuis 1999, insiste sur sa vocation exploratrice, son exigence de diversité et son ouverture à tous les genres, y compris les moins attendus.

Le choix des critiques établi par Louis Chevaillier dans L’œil de la NRF illustre cette volonté de diversité. Diversité des genres représentés : roman, poésie, théâtre, essai, philosophie, sociologie, linguistique, roman policier, ou encore science fiction et roman érotique. Diversité par conséquent du ton et de la taille des critiques, de la plus frivole à la plus sérieuse, du billet d’humeur à la dissertation théorique sur la littérature. « Nous apprécions l’insolence, l’imprévu » affirme Michel Braudeau. Au milieu des critiques portant sur des chefs d’œuvre incontournables, on s’est amusé à semer des critiques plus inattendues : une de Jean Schlumberger sur un manuel scolaire suédois, cousin scandinave de notre Tour de France par deux enfants, dans lequel un jeune garnement est transformé en gnome et emporté par des oies sauvages qui le font voyager d’un bout à l’autre de la Suède. Une autre porte sur Emmanuelle, dont le film a été tiré d’un livre attribué à Emmanuelle Arsan. André Pieyre de Mandiargues, enchanté de sa lecture, n’hésite pas à comparer certains de ses chapitres aux « meilleurs épisodes charnels de Balzac » et vante l’érudition de l’auteur ainsi que sa conception « radieuse » de l’érotisme. A une critique sur La pensée et le mouvement de Bergson, en succède une autre sur Les contes du chat perché de Marcel Aymé. Le ton est donné, il y en a pour tous les goûts et on y croise aussi bien Simenon, H. P. Lovecraft ou Sempé que Benveniste ou Derrida.


Dans sa présentation du livre, Louis Chevaillier expose les critères qui ont présidé au choix de ces critiques : elles doivent être assez courtes pour que la lecture en soit ludique, elles doivent porter sur des livres qui ont marqué leur époque, même si un certain nombre d’entre eux sont à présent oubliés, enfin elles doivent exprimer la variété des opinions mais aussi être l’expression d’une sensibilité et d’un style singuliers. En fait d’appareil critique, il n’y a que le minimum, index des auteurs et présentation expresse de Chevaillier. Les textes se succèdent simplement, sans notice explicative, ce qui est tantôt appréciable, tantôt frustrant quand il s’agit d’un livre aujourd’hui perdu de vue. Cela donne aussi lieu à des passes d’armes imprévues, des douches écossaises revigorantes : à une critique consciencieuse, fouillée, de Mauriac sur Silbermann, qu’il apprécie pour être à l’opposé d’une certaine « rutilante littérature, où parmi la faune des palaces, des sleepings, des bars de nuit et des hammams, l’instinct sexuel mène les êtres comme des chenilles aveugles » succède une critique de Cocteau sur le Diable au corps, rédigée dans son style un peu tapageur, un peu toc, un peu prestidigitateur, et truffé de formules chocs réjouissantes. Radiguet ? « un très jeune homme qui rentre dans la ronde et gagne d’emblée plusieurs parties d’échecs. » Le Diable au corps ? Cocteau y détecte un zeste de Daphnis et Chloé, un chouia d’Adolphe, une dose des Confessions, un soupçon de La Princesse de Clèves, et voilà, le tour est joué, l’affaire est emballée, le livre est là.




Ces différentes lectures sont avant tout un espace de rencontre, de frottement entre deux sensibilités singulières, celle de l’auteur et celle du critique. Chez Michel Leiris, la fascination pour la corrida est perceptible dans sa critique d’un livre d’Hemingway, Mort dans l’après midi, qu’il décrit comme une « introduction à la tauromachie à l’usage d’un public lettré ». Six ans plus tard, en 45, il écrit son texte, De la littérature considérée comme tauromachie, où il réitère sa description de la corrida comme spectacle tragique. En 1959, cinq ans après la parution d’Histoire d’O, Dominique Aury, interroge dans sa critique de Lolita le lien entre littérature et scandale. Sartre, dans une ardue et belle critique sur Sartoris, explore la question de la conscience chez Faulkner. Mais on a parfois plus le sentiment d’assister à un détournement, une indélicate effraction qu’à une rencontre: ainsi Denis de Rougemont tord Le Procès de Kafka dans le sens de la théologie chrétienne, et achève sa critique par un appel à la foi au Christ où on a bien perdu de vue Kafka.

Car ces critiques comprennent aussi leur cliché, leur snobisme, leurs ridicules et leurs longueurs emphatiques : par exemple Ramon Fernandez distinguant le Lord Jim de Conrad comme un des « romans les plus satisfaisants de la littérature contemporaine. » A mon sens, « satisfaisant » qualifierait mieux le bulletin de fin de trimestre de l’élève médiocre en progrès que l’un des plus grands romans du XX ème siècle. Certains ne peuvent pas résister à finir leur critique sur une note grandiloquente. Ringards parfois, les ténors de la « nénéref » ainsi que l’appelait Céline. Il n’y a qu’à voir l’accueil que Marcel Arland, alors co-directeur de la NRF réserve à Bonjour Tristesse de Françoise Sagan : « C’est charmant….c’est tout à fait charmant », « une pointe de Claudine une autre de Radiguet… ça et là ces petites licences de syntaxe ou d’orthographe par où un jeune auteur entend marquer sans doute qu’il a quitté le collège », « Il n’en reste pas moins que l’auteur nous désarme » reconnaît quand même Arland qui n’a l’air rien moins que désarmé. Et même ces formules les plus heureuses sont entachées de condescendance  comme ce « cocktail aussi délicat et vif, aussi complexe qu’on peut le souhaiter d’une jeune fille. » par lequel il désigne le livre.

Ces critiques nous livrent aussi des informations sur la réception des textes : l’ampleur du scandale qu’a soulevé la sortie de Lolita, les résistances à l’attribution du Goncourt pour A l’Ombre des jeunes filles en fleurs. Plus étonnant, le billet laconique de Jean Guérin alias Jean Paulhan sur Fin de partie, qui s’achève sur ces mots : « Ce drame un peu noir a rencontré à Londres le contraire d’un succès d’estime : la critique est sévère, mais les spectateurs attentifs. » C’est curieux, on aurait plutôt dit le contraire. Surprenant Benjamin Crémieux, qui loue A l’Ouest Rien de Nouveau mais trouve étrange et peu vraisemblable que le héros y déteste autant la guerre. « Un jeune homme de dix-huit ans, même sans lyrisme, n’était pas malheureux à la guerre ; ou du moins ne l’était pas aussi profondément, aussi continûment… » Mais mis à part quelques exceptions (Nizan), les critiques sont écrites à l’écart de l’Histoire, fidèlement à la ligne impulsée par les fondateurs de la NRF. Quand celle-ci apparaît, c’est de manière feutrée, au détour d’allusions, comme chez Leiris qui rappelle tristement à la fin de sa critique sur Mort dans l’après midi, écrite en 39, que six ans ont passé depuis la parution de Death in the Afternoon, et que le livre dépeint une Espagne qui n’est plus.



Ces textes invitent enfin à réfléchir aux visées et aux vertus de la critique littéraire, définie assez drôlement par Fieschi dans sa critique de Simenon comme  « l’organisation du ridicule au profit, ou, parfois au détriment du lecteur. » La critique est avant tout un exercice de séduction, d’où l’importance des débuts, véritable appât pour capter l’attention du lecteur. Dans ce domaine, tout le monde n’a pas la bonne fortune d’un Joseph Kessel, qui a le sens de la formule, directe, énergique, accrocheuse juste ce qu’il faut : « Les beaux titres tiennent à l’ordinaire fort mal leurs promesses et servent à couvrir de pauvres livres. » écrit-il avant de préciser que L’archipel des sirènes fait justement exception à la règle et de dépeindre Somerset Maugham en ces termes : «  l’homme le plus charmant qu’aient formé les voyages : il n’en parle jamais. »

Séduction oui, mais séduction qu’il faut exercer au service d’un autre, sans tirer la couverture à soi : en ce sens la critique est aussi exercice de discrétion et de tact. Les meilleures critiques sont celles qui acceptent de s’effacer derrière le livre : au lieu de tenir un discours général sur la littérature, elles attaquent le livre en un point précis et s’en servent comme d’une clé pour y faire entrer le lecteur. C’est Paul Gellings qui étudie le flou spatio-temporel chez Modiano, Aury la fascination et l’influence exercée par la grande ville dans les romans de Michel Butor, Sartre l’esthétique du « trompe l’œil » chez Faulkner. Fieschi, dans sa critique de Simenon, après un discours plutôt rebattu sur l’épopée et le roman, change de cap et s’intéresse à l’héroïsme de Maigret, héroïsme fait de « cette seule richesse de lourdeur, de paresse et de fumée qui nous rend, avec une joie si aiguë, le temps des bistros et des cafés crèmes. » C’est vrai qu’on s’y croirait.

Parmi ces critiques, il y en a deux qui retiennent plus particulièrement l’attention. La première, c’est la lecture que fait Mauriac de La Prisonnière, deux ans après la mort de Proust : mélange d’acuité et de mélancolie sur le thème de l’effacement, de l’écoulement des personnages, dont les contours deviennent moins précis au fur et à mesure que leur créateur s’avance vers la mort. « De même que la dernière année de sa vie, il écartait ses plus chers amis, peut-être supporte-t-il malaisément ce monde vivant de ses livres. » Reste une étude quasiment clinique du sentiment amoureux, et la chambre de l’auteur/narrateur, centre de gravité d’un monde dont il capte les moindres signes. « Comme il fait d’Albertine, il attire l’univers dans sa chambre de malade et le retient prisonnier. » Pour corser un peu le jeu, Mauriac avance quelques critiques. Mais c’est pour avoir le plaisir de les contrer aussitôt. Il est improbable qu’Albertine accepte de loger chez le narrateur ? C’est que Proust se soucie peu de la vraisemblance en ce qui concerne les péripéties, et qu’il « s’inquiète d’être véridique dans l’unique étude du sentiment amoureux. » Oui mais Mauriac le catholique finit par se rebiffer : ces lois tragiques de l’amour exposées par Proust méritent-elles vraiment le caractère d’universalité auquel il prétend? L’objection est retenue mais « cet amour où notre bourreau est celui-là même de qui nous attendons l’apaisement s’appelle l’amour non partagé ; et s’il est vrai que c’est là l’espèce la plus répandue parmi les pauvres hommes, refuserons-nous à Proust d’avoir su dans La Prisonnière rejoindre l’universel ? » Autre figure remarquable et que notre époque a injustement laissée dans l’ombre :  celle de Nizan, qui fait la critique d’Eté 14 de Roger Martin Du Gard en 37. Là aussi, la mort rôde : quand on lit Nizan faisant le portrait de Jacques Thibault, pacifiste engagé contre la guerre et tué par un gendarme français après un accident d’avion, on songe tristement qu’il ne lui reste que peu d’années à vivre avant que, volontaire pour partir au front, il ne soit tué dans la bataille de Dunkerque.

Il faut lire ce livre qui rassemble des critiques qu’on a peu l’occasion de lire, régénère des livres parfois perdus de vue et ranime des plumes injustement oubliées. C’est un riche panorama sur un siècle de littérature et un bon tremplin vers d’autres lectures. Reste qu’on sort un peu étourdi de ce flot de textes, et que parfois le besoin d’explications supplémentaires se fait sentir. Il serait pourtant difficile d’en tenir rigueur à un livre qui offre autant et à si bon prix
 

* À lire également sur nonfiction.fr :

- Alban Cerisier, Une histoire de La NRF (Gallimard) et En toutes lettres ... Cent ans de littérature à La Nouvelle Revue française (Gallimard), par Caroline Pichon.

- Yaël Dagan, La NRF entre guerre et paix. 1914-1925 (Tallandier), par François Quinton.

- Dominique Fernandez, Ramon (Grasset), par Vincent Giroud.

- Jean Paulhan et André Lhote, Correspondance 1919-1961 (Gallimard), par Vincent Giroud.