Un témoignage de premier plan sur les débats artistiques de la France de l'entre-deux-guerres et de l'immédiat après-guerre.

L'intérêt de ce volume n'est pas à démontrer. Il réunit tout ce qui survit des échanges épistolaires, pendant quatre décennies, entre deux grands noms d'une des grandes institutions du pouvoir intellectuel dans la France du vingtième siècle, la Nouvelle Revue française. On sait que le nîmois Jean Paulhan (1884-1968), devenu secrétaire de Jacques Rivière en 1919, est nommé son rédacteur en chef en 1925 à la mort de ce dernier, puis son directeur en 1935 jusqu'à la guerre. Membre du comité de lecture de Gallimard dès 1922, il restera jusqu'à sa mort, ainsi qu'on l'a dit, l'"éminence grise" de la maison d'édition. Le nom d'André Lhote (1885-1961) est aujourd'hui moins familier sans doute. Né à Bordeaux, c'est un autodidacte : la correspondance le montre d'ailleurs assez pointilleux lorsqu'on le lui rappelle. Après son certificat d´études, il fait son apprentissage comme sculpteur sur bois avant de se tourner, en 1905, vers la peinture et de se former à l'école des Beaux-Arts de sa ville natale. Deux ans plus tard, il expose pour la première fois au Salon d'Automne. Le collectionneur bordelais Gabriel Frizeau, ami de Francis Jammes, de Gide, de Claudel, du jeune Saint-John Perse, lui a révélé Gauguin. C'est lui qui le présente, toujours en 1907, à Jacques Rivière (autre Bordelais) et à Alain-Fournier. Lhote se lie avec eux d'une vive amitié. Rivière, le premier, présente la peinture de Lhote dès 1909. Une exposition personnelle a lieu en 1910 à la galerie Druet. Elle désigne Lhote à l'attention de l'avant-garde. Il se lie avec Gleizes, avec Metzinger, avec Léger, avec Villon ; à ce dernier en particulier, le livre le confirme, il ne cessera jamais de vouer une vive admiration. Il rencontre également Cocteau, à qui il fait découvrir le bassin d'Arcachon, et sera le pilote du premier livre illustré de ce dernier, Escales (1920).

Ce peintre qui se situe dans la mouvance du cubisme, sans jamais cesser d'être ouvertement représentatif, et dont Cézanne est et restera le dieu, devient, en 1919, le premier critique d'art de la NRF à laquelle il va collaborer jusqu'en 1955. Lhote est en effet l'auteur d'une œuvre écrite abondante : monographies consacrées à Seurat, à Corot, à Cézanne notamment et aussi et surtout ouvrages théoriques où il expose ses conceptions d'un modernisme tempéré, fidèle au motif et à la figure humaine, respectueux de la grande tradition: Parlons peinture (1936), Traité du paysage (1939), Peinture d'abord (1942), Traité de la figure (1950), La peinture libérée (1956) et, posthume, Les invariants plastiques (1967), pour ne citer que les plus importants. Mais ce théoricien est aussi un pédagogue, qui crée, en 1922, sa propre académie.

Lhote rencontre Paulhan en 1919 par l'intermédiaire d'Éluard, dont il a illustré cette année-là Les Animaux et leurs hommes. Les deux méridionaux se prennent l'un pour l'autre d'une affection qui ne se démentira pas. Lorsqu'ils concluent leur lettre par un " Je t'aime bien ", il est clair qu'ils ne mentent pas. On ne sera donc pas surpris de trouver dans cette correspondance de nombreuses confidences, notamment sur les difficultés de leurs divorces respectifs, celui de Lhote s'avérant particulièrement difficile ; on trouvera à ce propos, dans les lettres des années 1940, un portrait peu flatté d'Isabelle Rivière (sœur d'Alain-Fournier comme on sait), avec laquelle Lhote et Paulhan ont eu l'un et l'autre maille à partir. Leur complicité est bien mise en lumière dans les billets qu'ils échangent, dans les années cinquante, au cours de réunions du Conseil des musées.

Cette cordialité n'empêche pas – c'est d'ailleurs ce qui donne à cette correspondance un côté si vivant – des échanges assez secs, parfois acerbes. Ce sont d'abord d'innombrables petits problèmes révélateurs de l'atmosphère à la fois excitante et un peu brouillonne qui règne à la NRF des années vingt et trente : parutions retardées, coupures, réécritures et coquilles, livres non envoyés ou perdus, dessins non restitués etc. À plus d'un moment il est question, de part et d'autre, de mettre fin à cette collaboration – sans d'ailleurs que les relations personnelles soient en cause.

Un clivage plus profond est néanmoins au cœur de ces relations. Il est dû en premier lieu à l'absence d'enthousiasme de Paulhan pour la peinture de Lhote, même si celui-là fait de son mieux pour dissimuler sa tiédeur sous des éloges ponctuels. Ces derniers, significativement, s'adressent surtout au Lhote des grandes fresques décoratives, comme cette Gloire de Bordeaux commandée par la faculté de médecine de la ville. Comme le notent les éditeurs du volume, Paulhan, qui a tant écrit sur tant de peintres, n'a rien écrit sur Lhote (à part quelques lignes dans un catalogue).

Ce clivage en recouvre un autre, qui vient au grand jour lorsque Paulhan, au milieu des années trente, se prend d'enthousiasme pour la peinture de Fautrier, puis, en 1944, découvre Dubuffet. Lhote ne les aime ni l'un ni l'autre et ne s'en cache pas ; l'animosité est d'ailleurs réciproque : les lettres de Lhote, que Paulhan n'hésite pas à montrer à Dubuffet, provoquent chez ce dernier des réactions peu amènes. On devine Lhote ulcéré de voir son meilleur ami, ou peu s'en faut, lui préférer des artistes si éloignés de son esthétique, si contraires à ses idées, et, au fond, le considérer plus comme un critique que comme un créateur. Comble d'exaspération, Paulhan marche sur ses plates-bandes en devenant lui-même critique d'art. On songe à la querelle entre Edmund Wilson et Vladimir Nabokov à partir du moment où le premier prétend donner au second des leçons de russe, à cela près que nos deux amis, ici, ne parviennent jamais à se brouiller. L'irritabilité de Lhote reçoit un nouveau coup de fouet après la Seconde Guerre mondiale au moment du triomphe de l'abstraction, ce qui nous vaut des passages, assez drôles il faut dire, où le tachisme est comparé au lettrisme. Son exécration va jusqu'à englober des précurseurs, ou qu'il croit tels, comme Hercules Seghers.

Malgré l'abondance de cette correspondance (632 lettres),   elle n'est pas complète : il est clair, d'après le contexte, que certaines ont disparu. Des deux responsables scientifiques, Dominique Bermann Martin est la nièce du peintre. Ses commentaires souvent personnels sont bienvenus et enrichissent le volume. Les principes d'édition sont clairement expliqués et se justifient. Mais si l'orthographe a été normalisée, il est dommage de trouver plus d'une fois " événement " avec un accent grave, compte rendu avec un trait d'union, des substantifs de nationalité avec une minuscule et au moins une faute d'accord ! Dans l'index, très complet, on trouve le nom du sculpteur du Christ de Rio avec un y, alors que Lhote lui-même écrit son nom Landowski, comme il convient. Toujours dans l'index, Constantin Jelenski n'a pas été correctement identifié. La particule " du " faisant partie du nom, Pierre du Colombier (critique d'art à Comœdia) devrait être à la lettre D, comme au catalogue de la BnF. Les prénoms, enfin, sont donnés ou non en dépit du bon sens : Marx oui, Husserl non ; Rabelais mais pas Montaigne.

Laissons encore la parole à Beckmesser pour s'étonner que les noms de galeries, voire de théâtres, soient imprimés en italique, comme des titres. Ce n'est pourtant pas l'usage suivi habituellement par Gallimard, ni celui recommandé par l'Imprimerie nationale, le meilleur guide en la matière. Lorsqu'il est appliqué au nom d'institutions étrangères donné en traduction (galerie Marlborough) on est en pleine absurdité typographique.   Un dernier point : op. cit. est l'abréviation d'opere citato, " dans l'ouvrage cité ". Il ne signifie donc pas " édition citée " ; les lecteurs seraient d'ailleurs mieux servis par un renvoi à la note où l'ouvrage est référencé pour la première fois.

Mais ne restons pas sur ces broutilles. Bien illustré, ce volume est un ajout majeur à cette correspondance désormais presque complète de Paulhan, qui s'affirme décidément de plus en plus comme l'un des témoins capitaux de son siècle

 

* À lire également sur nonfiction.fr :

 

 - Alban Cerisier, Une histoire de La NRF (Gallimard) et En toutes lettres ... Cent ans de littérature à La Nouvelle Revue française (Gallimard), par Caroline Pichon.

- Collectif, L'œil de La NRF. Cent livres pour un siècle (Gallimard), par Camille Koskas.

- Yaël Dagan, La NRF entre guerre et paix. 1914-1925 (Tallandier), par François Quinton.

- Jean Paulhan et André Lhote, Correspondance 1919-1961 (Gallimard), par Vincent Giroud. 

 

- Dominique Fernandez, Ramon (Grasset), par Vincent Giroud.