Retour sur le parcours de Ramon Fernandez, intellectuel français qui cautionna par sa plume l'occupant nazi.

Comment tant d'intellectuels français, que leur position, leur jugement aurait dû prémunir contre pareils égarements, ont-ils pu cautionner par leur plume et par leurs services l'occupant nazi ? Près de soixante-dix ans plus tard, la question interpelle toujours avec la même violence les intellectuels d'aujourd'hui. Elle est plus grave, plus douloureuse encore si on est fils d'un intellectuel collaborateur. Comment en est-il arrivé là ? L'interrogation revient, lancinante, dans le gros livre que Dominique Fernandez consacre à ce père admiré et aimé – sentiments qui ne semblent d'ailleurs pas avoir été complètement payés de retour – dont la figure avait déjà inspiré deux de ses romans. Il ne s'agit plus, cette fois, d'une transposition romanesque, mais d'un long essai biographique, et souvent autobiographique, qui est aussi un pamphlet. Ce témoignage s'appuie en partie sur ce qui survit des papiers personnels de son père. Il est d'autant plus précieux que ce dernier, qui n'a pas droit à une mention dans le Dictionnaire de biographie française, n'a encore fait l'objet d'aucune biographie   .

Né à Paris en 1894, Fernandez était fils d'un diplomate mexicain en poste en France, mort des suites d'un accident de cheval en 1905, et d'une Toulonnaise, Jeanne Gabrié, génitrix impérieuse qui survivra dix-sept ans à son fils et dont Dominique Fernandez laisse entendre qu'elle a été son mauvais génie. Le futur critique étudie à la Sorbonne, où il suit les cours de Brunschvicg et de Bergson, à l´École libre des sciences politiques, à Cambridge. Mexicain – il ne sera naturalisé qu'au moment de son mariage – il ne participe pas à la guerre. Son fils voit dans cette lacune la racine du "complexe d'infériorité de l'intellectuel devant l'homme d'action" expliquant en partie ses aberrations tardives. En 1919, Fernandez soumet à Proust le manuscrit d'un roman sur l'homosexualité. L'auteur de Dans la main de l'ange s'interroge à bon droit sur la fascination de son père pour ce thème, longuement abordé aussi – et de manière inhabituellement positive pour l'époque – dans son Gide de 1931, et tenu par Gide pour le meilleur livre écrit sur lui. L'homosexualité refoulée explique-t-elle donc aussi, comme chez Brasillach et bien d'autres, la dérive fasciste de son auteur ? La question revient aussi plusieurs fois.

Grâce à Proust, qui le présente à Jacques Rivière, Fernandez entre en 1923 à la N.R.F. Il y collaborera jusqu'à sa mort. Son premier livre, Messages, paru en 1926, et que Grasset vient de rééditer, s'ouvre sur un plaidoyer pour ce qu'il  appelle la critique philosophique – ni subjective, ni biographique, un peu à la manière du New Criticism d'I.A. Richards, qu'il a été l'un des premiers à lire en France – et qu'il va appliquer à un éventail impressionnant de sujets et d'auteurs, anciens et modernes, français et étrangers (mais avec un désintérêt singulier pour la littérature latino-américaine). Messages contient notamment des essais sur Conrad, Meredith – peu lu de nos jours, alors très prisé –, et le cardinal Newman, qu'il cite directement en anglais. On peut regretter que Grasset n'ait pas enrichi le texte de 1926 de l'essai sur T.S. Eliot ajouté au recueil dans la traduction anglaise de 1927. Mais cette réédition est bienvenue, comme l'était, en 2000, celle de sa Vie de Molière, publiée en 1929 et qui reste un classique, moins comme biographie que comme une analyse du comique plus subtile au fond, Eustis l'a bien vu, que celle de Bergson dans Le Rire. À l'instar de son fils, on est plus réservé sur les deux romans de Fernandez, Le Pari, prix Fémina 1932, et sa suite, Les Violents (1935).

En 1925, à Pontigny, Fernandez a rencontré une Auvergnate, Liliane Chomette, sévrienne, agrégée, protégée de Paul Desjardins, propriétaire de l'abbaye et fondateur des célèbres décades qui y réunissent l'intelligentsia de l'époque (le portrait de Desjardins que donne l'auteur, citations à l'appui, n'est pas des plus sympathiques). Liliane et Ramon se marient en 1926. Le mariage, dont une fille naît en 1927, et Dominique deux ans plus tard, ne sera pas heureux. Fernandez dépense l'argent gagné par sa femme, boit et même – le livre n'insiste guère sur cet aspect peu attrayant du personnage – la bat. À ses infidélités, elle finit par répondre, en 1935, en devenant la maîtresse d'Angelo Tasca (1892-1960), socialiste en exil qui fut, avec Gramsci, l'un des fondateurs du Parti communiste italien. Est-ce parce qu'il le suppose connu que Dominique Fernandez n'évoque pas l'itinéraire ambigu de son futur beau-père ? On le retrouvera à Vichy au ministère de l'Information de Paul Marion, et il sera arrêté à ce titre en 1944 – mais aussitôt dédouané pour faits de résistance...  

Si Fernandez adhère dès 1925 à la SFIO, sous l'impulsion de Jean Prévost, c'est le Six Février qui réveille sa conscience politique. Il confesse des sympathies marxistes, et appartient pendant quelques mois à l'Association des artistes et écrivains révolutionnaires de Vaillant-Couturier. Il contribue alors à Marianne, la revue de Berl, qui se situe résolument à gauche. En 1936, tout bascule : en août il figure parmi les signataires du télégramme de soutien aux Républicains espagnols publié dans Europe ; en décembre, il signe le manifeste de la droite soutenant Franco. Ce revirement brutal demeure mystérieux. Aucune passion cléricale n'est à mettre en cause : Fernandez est et demeurera athée. Son fils parle d'un phénomène d' "autoflagellation" consécutif au naufrage de son mariage. Pourtant il a une nouvelle compagne, Betty Bouwens, d'un tempérament manifestement plus en accord avec le sien, et qui sera sa deuxième femme. Les autres motivations envisagées – sursaut anticommuniste, en cette année où le Staline de Boris Souvarine révèle les dessous du dictateur soviétique ; influence de Drieu, dont pourtant il n'est pas proche et goûte peu les romans – ne convainquent pas complètement non plus. Quoi qu'il en soit, le virage amorcé se poursuit : en mai 1937, en même temps que Drieu, Jouvenel et Fabre-Luce, Fernandez rejoint le PPF de Doriot. Il publie régulièrement dans l'organe de ce parti, L'Émancipation nationale. On retrouve sous sa plume les poncifs du fascisme à la française, dont d'ineffables hymnes à la virilité et des éloges de Doriot d'une flagornerie si outrancière ("Doriot est très proche du philosophe grec...") qu'on est tenté de se demander avec Dominique Fernandez s'il faut les prendre au sérieux. En 1938 il salue les Bagatelles pour un massacre de Céline, en dépit de quelques réserves, comme un "acte de courage" (l'année suivante, par un étonnant phénomène d'aliénation, non relevé par son fils, il est clair qu'il prend "L'Enfance d'un chef" de Sartre pour un éloge du chef). Il devient secrétaire général des Cercles populaires français, branche culturelle du PPF, puis membre de son bureau politique.

Fernandez, qui s'est détaché de la N.R.F., tout en continuant, jusqu'à la fin, d'offrir ses services à Marianne, y revient en force fin 1940 quand elle passe sous la coupe de Drieu – avec qui les rapports se sont pourtant envenimés. Ses articles se cantonnent dans la littérature, contrairement à ceux qu'il fournit aux Cahiers franco-allemands ou à La Gerbe d'Alphonse de Châteaubriant, où il interviewe notamment, outre Doriot, Brinon, Déat, Deloncle, Lehideux, Pucheu. Dominique Fernandez n'aborde pas cette période sans prudence : il distingue entre collaboration active et passive, entre les différentes phases de l'Occupation, s'efforçant même de déceler chez son père des traces d' "esprit de résistance".

Mais collaboration et résistance n'étaient-ils pas avant tout une question d'actes ? Et les actes sont là. Fernandez est – avec Bonnard,  Brasillach, Jouhandeau – du fameux voyage d'octobre 1941 des écrivains en Allemagne, que, dans L'Université libre, Decour, Politzer et Solomon dénoncent (au nom de Fichte !) avec une sobre éloquence. Dominique Fernandez, qui ne manque pas de les citer, publie aussi un accablant "Rapport sur l'état d'esprit des intellectuels", peut-être rédigé à l'intention de Doriot, dont il a retrouvé le brouillon. Il y a plus grave encore : s'il a fait l'éloge de Bergson en 1941, à la fureur de Céline, Fernandez participe, en avril 1942, à un meeting antisémite où il s'affiche aux côtés du sinistre Georges Montandon. Du moins ne sera-t-il pas un ultra de la collaboration : à l'été 1943 il quitte le bureau politique du PPF. Cette même année voit paraître un Proust, un Balzac, un Barrès, un Itinéraire français qui reprend ses chroniques récentes de la N.R.F. et qui, contrairement à ce que le titre pourrait laisser penser, est si peu tendancieux qu'il aurait pu être écrit en 1935. Inscrit sur la liste noire du Comité national des écrivains, Fernandez échappe à l'arrestation en mourant d'une embolie le 2 août 1944. Mauriac et Paulhan, ne reniant pas leur affection pour celui qui avait été l'un des grands critiques de sa génération, tiendront à assister à ses obsèques.

Sans aller jusqu'à y voir un "acte de résistance" – Morand, son dédicataire, n'était, après tout, ni moins proustien ni moins collaborateur –, c'est avec soulagement qu'on ouvre le Proust de 1943, également réimprimé par Grasset. Ce n'est pas la première fois que Fernandez s'intéressait à Proust : il cite d'ailleurs l'essai paru dans Messages, et des passages sur l'homosexualité sont repris du Gide – il y compare, et c'est tout à son honneur, la persécution des homosexuels à celle des Juifs (sans mentionner particulièrement l'ascendance juive de Proust). Il avait naguère regretté chez Proust – mais c'était avant la parution du Temps retrouvé – ce qui lui paraissait comme une sorte de relativisme moral, une absence de hiérarchies des valeurs. En 1943, il insiste, au contraire, sur la grandeur et la portée universelle  de la Recherche, ce qui donne à Proust (comme J.-Y. Tadié, entre autres, l'a souligné depuis) un statut comparable à Goethe, à Dante, à Cervantès. Les pages consacrées ici à l'amour, à la vie sociale, aux personnages, à la mort dans l'œuvre de Proust ont peu vieilli. C'est le contraste entre la hauteur de vue du livre et l'engagement politique de son auteur qui est criant.

 

Fernandez a-t-il compris, sur le tard, à quel point il s'était fourvoyé ? Son alcoolisme était-il, en fin de compte, une manière de suicide ? De toutes les réponses  que Dominique Fernandez propose aux nombreuses questions que son livre soulève, c'est l'une des plus troublantes et des plus convaincantes. On lui reprochera, tout de même, la brutalité avec laquelle il s'en prend, dans sa piété filiale, à un témoin contemporain comme Léon Werth, qualifié ici de "sinistre". Si Werth était un "opposant à Vichy et à la collaboration", il faudrait d'abord rappeler que, Juif, il n'avait pas le choix   Signalons pour finir un index un peu brouillon, incluant des personnages de romans (le Nissim Bernard de Proust, la Colette Baudoche de Barrès) mais en en excluant d’autres, bien réels, présents dans le texte (Nicola Chiaromonte, Julia Daudet, Jean Fayard, Marie-Blanche de Polignac, pour n'en citer que quelques-uns). L'important est qu'il s'agit d'un livre passionné, et qui passionnera

 

* À lire également sur nonfiction.fr :

- Alban Cerisier, Une histoire de La NRF (Gallimard) et En toutes lettres ... Cent ans de littérature à La Nouvelle Revue française (Gallimard), par Caroline Pichon.

- Collectif, L'œil de La NRF. Cent livres pour un siècle (Gallimard), par Camille Koskas.

- Yaël Dagan, La NRF entre guerre et paix. 1914-1925 (Tallandier), par François Quinton.