Dans un bel ouvrage illustré, Laurent Véray interroge les changements de perception de la Grande Guerre au cinéma.

Avec La Grande Guerre au cinéma, Laurent Véray signe un bel essai sur un thème qui curieusement n’avait jamais fait l’objet de publications : les reconstitutions de la Première Guerre mondiale au cinéma. Servi par une riche iconographie (photos de tournage, caricatures, affichettes), cet album propose un parcours chronologique qui explore la filmographie de la Grande Guerre en cherchant les écarts entre "la vérité de l’histoire et sa représentation".

Et la matière est vaste. Car depuis 90 ans, la Grande Guerre demeure une source d’inspiration privilégiée pour le cinéma. Nombre d’œuvres passionnantes ou novatrices s’emparent ainsi des destins exceptionnels et de la dramaturgie propre à la guerre de 14. Certaines d’entres elles sont connues comme La Grande Illusion, J’accuse ou Les Sentiers de la Gloire. Mais à côté de ces incontournables, Laurent Véray accorde une large place à des œuvres plus confidentielles, Rose-France, L’Horizon, Rendez vous à Bray, films qui, dans des registres variés, réinterprètent le conflit au regard des préoccupations du temps présent.

 

Le cinéma patriotique

Fait saillant, la production d’images filmées connaît un développement spectaculaire pendant la Première Guerre mondiale. C’est en 1915 qu’est créé, sous la tutelle du ministère de la Guerre, un Service cinématographique de l’armée (SCA) dont les bandes d’actualités répondent à la curiosité d’un public avide d’images du front. Avec les longs métrages d’inspiration patriotique de Louis Feuillade ou de Léonce Perret, ils forment un des versants de la mobilisation culturelle qui exalte l’héroïsme des soldats, mais jette un voile pudique sur l’horreur des tranchées, faute de moyens techniques ou d’autorisations officielles pour filmer de près le théâtre des opérations. Cette filmographie des temps de guerre, même encadrée par la censure, laisse pourtant percevoir la dure réalité des bombardements ou le sort des blessés et Laurent Véray note qu’"un glissement de sens vient brouiller la vision unanimiste et les clichés établis".

Ce que les bandes d’actualités et les longs-métrages tournés entre 1914 et 1918 n’avaient pas été en mesure de montrer – l’agitation confuse des assauts, la clameur des batailles, le choc des corps à corps – resurgit peu après l’armistice par les artifices des films de fiction. Avec l’arrivée d’une nouvelle génération de cinéastes, dont certains comme Jean Renoir ont pris les armes pendant le conflit, la représentation de la guerre prend un cours nouveau. Cette période d’entre-deux-guerres inspire à l’auteur des analyses éclairées sur le rôle des anciens combattants dans l’élaboration des films de guerre (Les Croix de bois, Verdun vision d’histoire) ainsi que sur le rapprochement franco-allemand visible à l’écran chez Pabst ou Renoir. Les visions cocardières s’estompent alors au profit de visions pacifistes qui insistent sur les fraternités d’armes. À l’heure ou l’on dresse, un peu partout en France, des monuments aux morts rappelant le sang versé par les soldats, le cinéma est mobilisé pour faire œuvre d’histoire en exaltant le pacifisme alors largement répandu dans la société française.

 

Une guerre en cache une autre

Si la production de films inspirés par 14-18 est statistiquement plus faible dans les décennies suivantes, le souvenir de la Grande Guerre garde toute son emprise dans la mémoire collective. À plus forte raison quand un parallèle vient s’établir avec d’autres conflits armés (Algérie, Vietnam, ex-Yougoslavie). C’est particulièrement vrai dans le cas des Sentiers de la Gloire, le chef-d’œuvre de Kubrick, dont la sortie est entravée sous l’effet de pressions émanant du Quai d’Orsay. Comme l’explique Laurent Véray, la controverse porte alors moins sur l’aspect historique du film – des cas de fusillés "pour l’exemple" dans l’armée française en 1917 – que sur la vision subversive de l’armée, jugée calomnieuse par les autorités françaises, dans le contexte de la guerre d’Algérie. En tout état de cause, le film de Kubrick ouvre des perspectives nouvelles et, au cours des années 1960, d’autres films, signés par Rosi, Losey ou Trumbo, sont autant de pamphlets anti-militaristes dénonçant de façon explicite les conflits coloniaux ou la guerre du Vietnam.

Moins contestataires, mais en cela en phase avec la société, les films contemporains ont envisagé le conflit sous un jour nouveau. Laurent Véray dénote une tendance à représenter la violence extrême de la guerre sous un angle individuel : celle, féroce, dont fait preuve le héros du Capitaine Conan de Tavernier, ou celle subie par la gueule cassée dont La Chambre des Officiers nous conte l’histoire.

En définitive, les reconstitutions historiques présentent la Grande Guerre comme une "mémoire exemplaire", l’évocation d’un passé tragique étant montré comme riche en enseignements pour le temps présent. Bellicistes et patriotiques avant de devenir pacifistes et antimilitaristes, les mises en scènes de la guerre donnent sans doute une image déformée de la réalité historique. Mais, on ne peut le nier, elles contribuent puissamment à façonner notre imaginaire visuel de 14-18

 

* À lire également sur nonfiction.fr :

- Christophe Prochasson, 14-18. Retours d'expériences (Tallandier), par Pierre Chancerel.

Une porte d'accès originale aux questionnements que pose la culture de guerre.

 

- Stéphane Audoin-Rouzeau, Gerd Krumeich, Jean Richardot, Cicatrices. La Grande Guerre aujourd'hui (Tallandier), par Pierre Chancerel.

Un beau livre qui s'attache aux marques concrètes laissées par le conflit sur le territoire.

 

- Jean-Jacques Becker et Gerd Krumeich, La Grande Guerre. Une histoire franco-allemande (Tallandier), par Pierre Chancerel.

Deux spécialistes pour une histoire résolument comparatiste de la Grande Guerre.

 

- Jay Winter, Entre deuil et mémoire. La Grande Guerre dans l'histoire culturelle de l'Europe (Armand Colin), par Jonathan Ayache.

Un ouvrage dont l’ambition est de revisiter l’histoire culturelle de la Guerre de 14 dans une perspective transnationale à travers la thématique du deuil.

 

- Yaël Dagan, La NRF entre guerre et paix (Tallandier), par François Quinton.

Une étude précieuse qui interroge l’attitude des intellectuels face à la guerre.

 

- François Bouloc, Les profiteurs de guerre (Complexe), par Pierre Chancerel.

 Une approche novatrice, sous l'angle de l'histoire culturelle, d'un sujet dont le choix n'est pas innocent.

 

- Vincent Chambarlhac et Romain Ducoulombier (dir.), Les socialistes français et la Grande Guerre. Ministres, militants, combattants de la majorité 1914-1918 (Éditions universitaires de Dijon), par Emmanuel Jousse.

Un livre qui invite à ouvrir de nouveaux chantiers sur un sujet mal connu.

 

- Frédéric Guelton et Gilles Krugler, 1918, L'étrange victoire (Textuel), par Jonathan Ayache.

Un recueil d’archives de la Grande Guerre proposant une immersion dans les derniers mois de la guerre, mais qui s’avère finalement superficiel et peu rigoureux.