Un recueil d’archives de la Grande Guerre proposant une immersion dans les derniers mois de la guerre, mais qui s’avère finalement superficiel et peu rigoureux.

Un ouvrage atypique

Enième ouvrage sur la guerre de 14-18, L’étrange victoire dénote pourtant dans la littérature classique consacrée à la question. D’abord par la période envisagée : de Juillet 1918 à Juin 1919, autrement dit la phase de la guerre qui va du reflux massif et continu des troupes allemandes hors des territoires occupés, jusqu’à la signature de la paix à Versailles. Pour comprendre la paix, avancent les auteurs, il faut se replonger dans les derniers mois de la guerre afin de pénétrer les nouveaux équilibres qui se sont établis après quatre ans de combats, au sein des troupes et des populations civiles, ou entre les alliés. Il semble néanmoins très audacieux de vouloir rendre compte de la complexité de la victoire française en réduisant le contenu de l’ouvrage à une période aussi courte. Comme en écho à l’ouvrage de Marc Bloch sur L’Étrange défaite de la France en 1940 auquel les auteurs rendent hommage, L’étrange Victoire ambitionne de pointer la profonde ambigüité de la victoire de la France à l’issue de la Grande guerre, tout en désignant les graines de la guerre future que cette victoire a semées et que l’histoire fera germer.

L’autre grande originalité de l’ouvrage réside dans le choix des auteurs de privilégier les sources (essentiellement des documents d’archives françaises civiles et militaires) pour illustrer leur propos. En effet, leur ambition est de plonger le lecteur dans le vif d’une époque où rien n’est encore acquis, ni la victoire, ni la paix. Pour ce faire, les auteurs ont opté pour un format et une présentation adaptés aux matériaux utilisés. La reproduction des sources supposait naturellement un ouvrage grand format en couleur, permettant une lecture facilitée des documents d’archives. L’ouvrage s’articule de façon chronologique : à chaque mois de la période envisagée est consacré un chapitre, lequel se décompose thématiquement. Une courte synthèse au début de chaque chapitre permet de rappeler brièvement le contexte et d’introduire les thèmes choisis par les auteurs, présentés par un texte souvent très incisif. Les documents d’archive sont généralement accompagnés d’une notice relativement sommaire en petits caractères. L’ouvrage se présente donc globalement comme recueil d’extraits de documents-sources, dans lequel la partie dévolue à l’analyse ou la synthèse est réduite à la portion congrue.

Il convient également de préciser que les auteurs ne sont pas présentés comme historiens, mais comme militaires. Autre précision importante, l’un est français, l’autre allemand, ce qui ne peut être que très profitable, eu égard aux différences historiographiques qui peuvent exister entre d’un côté et de l’autre du Rhin. Toutefois, à la différence des auteurs, les documents sélectionnés sont eux exclusivement français et le titre de l’ouvrage annonce bel et bien qu’il traitera de l’étrange victoire de la France, et non de l’étrange défaite de l’Allemagne.

Enfin, on signalera également la préface des professeurs Krumeich et Audoin-Rouzeau ainsi que la postface de l’historien Claude Duneton qui, bien qu’intéressantes, semblent être en léger décalage avec le propos de l’ouvrage. En effet, la préface insiste davantage sur l’étrange défaite de l’Allemagne, que sur l’étrange victoire de la France… De son côté, la postface propose une uchronie   dans laquelle l’Allemagne aurait finalement remporté la victoire, ce qui, selon l’auteur, aurait conduit à l’anéantissement durable de la France. Et d’arriver à cette conclusion pour le moins rapide : "il valait mieux que ce fut la Victoire".


Critiques d’ordre épistémologique

Avant d’aborder le contenu de l’ouvrage, il convient de pointer un certain nombre de problèmes d’ordre épistémologique qui découlent du choix des auteurs de produire des sources documentaires au détriment de l’analyse.

En effet, la première impression qui ressort de la lecture de l’ouvrage est celle d’une cote mal-taillée. D’un côté l’ouvrage propose une profusion de documents hétérogènes, souvent tronqués   , parfois illisibles   ou tout simplement sans pertinence   lesquels sont suivis d’une petite légende parfois fort utile, mais jamais critique du document. D’un autre côté, les textes introduisant les chapitres et les thèmes proposent souvent des informations et des citations sans produire aucune référence   . L’ouvrage mi-documentaire mi-récit qui en résulte n’est satisfaisant sur aucun de ces deux aspects.

Mais la critique essentielle de l’ouvrage concerne l’absence d’approche épistémologique des auteurs. Ainsi, cet ouvrage, qui a de quoi allécher un amateur de la Grande Guerre en proposant un accès direct aux sources, comporte des failles sérieuses, lui ôtant toute prétention scientifique.

En effet, se pose en premier lieu un problème technique : ne s’agissant pas d’une œuvre encyclopédique visant à reproduire in extenso certains documents relatifs à la victoire, les auteurs ont été nécessairement conduits à procéder à des choix. Or les découpages qui en découlent sont souvent saugrenus. Quant aux documents manuscrits (heureusement peu nombreux), il faut parfois avoir la patience et la loupe d’un paléographe pour s’y frotter sérieusement   . Les auteurs semblent avoir pris le parti de produire une pléthore de très courts extraits de documents hétérogènes, plutôt que de visiter quelques sources seulement et plus en profondeur. Bien que le panorama en soit de fait élargi, cette profusion superficielle de documents disperse l’attention du lecteur qui doit passer successivement de la lecture d’une note secrète de l’État-major, à la lettre manuscrite d’un poilu, pour finir avec une caricature d’époque, le tout dans une police de caractère qui n’est pas toujours appropriée.

À cela s’ajoutent les écueils méthodologiques. Car si la production d’une source peut être profitable pour offrir au lecteur la photographie précise d’un instant du passé, les sources n’en demeurent pas moins des matériaux très complexes à manier du fait de leur forte subjectivité. Tout le travail scientifique de l’historien étant justement d’objectiver les sources historiques. Or, en exposant presque sans analyse critique des documents d’archives, les auteurs ont délibérément fait le choix ne de pas faire œuvre d’historien, ce qui traduit leur ambition : immerger le lecteur dans la subjectivité d’une époque pour en comprendre les ressorts. S’il n’y a aucun jugement de valeur à porter vis-à-vis d’un tel dessein (plutôt intéressant au demeurant, puisqu’il contraste avec la tiédeur d’une partie des synthèses consacrées à la question), on s’étonne toutefois que les auteurs ne mettent pas au moins les lecteurs en garde contre la duplicité de certains documents et, plus généralement, n’avertissent pas du biais que suppose la simple lecture d’une source de presqu’un siècle d’âge. Cette faille méthodologique est d’autant plus surprenante que l’ouvrage, qui comprend les contributions d’historiens reconnus (les professeurs Krumeich et Audoin-Rouzeau), pourrait passer pour scientifique auprès du grand public, d’autant que la production d’archives peut être assimilée à la production de preuves (alors qu’elles ne sont pas soumises à un examen contradictoire et critique).

Que l’on se rassure toutefois, bien que subjectifs, aucun des documents d’archives présentés n’est de nature à provoquer l’ire d’un amateur de l’histoire de la Grande guerre. Mais l’ouvrage ne peut prétendre à une quelconque scientificité : il s’agit tout au plus d’un recueil d’extraits d’archives hétéroclites   , éclairé par des synthèses historiques. Ce qui est, somme toute, dommage étant donné la pertinence des propos des auteurs lorsqu’ils s’adonnent à l’analyse historique   .


Un contenu inégal

Bien qu’aucun épisode de la période traitée ne semble avoir été oublié, le contenu s’avère in fine globalement inégal. Il faut d’abord saluer ce qui constitue sans doute l’un des points forts de l’ouvrage, à savoir la façon dont les documents sélectionnés restituent les mentalités et captent l’atmosphère de la fin de la guerre du côté français. En effet, tout à leur volonté affichée dès l’introduction d’éviter l’illusion rétrospective qui consisterait à présenter l’histoire au travers d’un récit déjà conscient de la victoire du camp allié, les auteurs ont sélectionné et présenté des documents qui saisissent des instants. Ainsi participe-t-on à l’incertitude des gouvernants sur la victoire dans les derniers mois de la guerre, aux dissensions qui se font jour entre les alliés, à l’incrédulité de l’arrière à l’annonce de la victoire et surtout la tension extrême au sein de l’armée française sur le point de rompre. Ce dernier point est très éclairant pour expliquer la raison pour laquelle les alliés s’en sont tenus à un armistice plutôt qu’à une capitulation en rase campagne de l’armée allemande. De même, certains des documents produits par les auteurs permettent d’appréhender les motifs de l’intransigeance française au moment des négociations de paix et de comprendre que la France vit alors dans l’illusion de la victoire (prélude à une prise de conscience différée des conséquences de la paix analysent les auteurs). En effet, les documents produits présentent une France exsangue à tout point de vue, privée de son alliance de revers avec la Russie et sujette à la crainte réelle d’un relèvement futur de l’Allemagne dont elle sait devoir être la première victime s’il se produit. On comprend dès lors que cette France, en fait terrassée par la guerre, n’aurait sans doute jamais pu envisager une paix moins dure envers l’Allemagne. Cette vision, qui mériterait peut-être d’être nuancée, est l’un des apports non négligeables de l’ouvrage en dépit de ses nombreux écueils. Les auteurs pointent également les divisions qu’a fait naître le traité de Versailles au sein de la société française : si pour L’Action française la paix est encore trop douce, L’Humanité la qualifie de bismarckienne   . De même, un document secret relatif au moral des soldats mentionne que sur les 2.500 courriers dépouillés, seuls 350 sont satisfaits des conditions imposées à l’Allemagne… Les soldats seraient-ils plus mesurés que l’arrière?  L’ouvrage nous laisse sur d’importantes questions.

On regrettera toutefois que les auteurs n’aient pas davantage mis en exergue les enjeux et les tractations ayant présidé à la paix de Versailles sinon pour valoriser l’autorité croissante des États-Unis. En effet, la France est le principal vainqueur de la guerre : elle possède la première armée du monde, elle a payé le prix du sang le plus élevé, son territoire a été balafré et enfin elle est sur le continent la seule puissance militaire qui vaille. Et ce qui se joue à Versailles, c’est d’abord la sécurité de la France désormais privée de son allié russe.  Or si les auteurs évoquent bien les tentatives de démembrement de l’Allemagne Rhénane, ils n’expliquent pas pourquoi Clemenceau renonce à cette option.

Par ailleurs, il faut signaler que le contenu s’avère parfois énigmatique, tant il est elliptique. Ainsi du chapitre consacré à septembre 1918 qui commence ainsi: "Depuis l’annonce de la déclaration de guerre, les Allemands savent que la balance des forces basculera en faveur des Alliés au cours de l’année 1918." Il aurait probablement été utile de préciser qu’il s’agissait de la déclaration de guerre des États-Unis aux Empires centraux, et non de la déclaration de guerre en 1914. Le même texte explique que 10.000 tchécoslovaques se battent aux côtés de la France et de l’Angleterre… sans que l’on comprenne comment ces soldats traitres à leur pays (l’Autriche-Hongrie) sont parvenus à s’infiltrer en France… On trouvera bien la production de certaines archives sur la question, mais ils suscitent une confusion encore plus grande. On retrouve quelques pages plus loin les mêmes tchécoslovaques, mais cette fois-ci en Sibérie, sous commandement français… sans que l’on sache pourquoi ou comment!…   Ailleurs, les auteurs mentionnent un événement relativement méconnu de l’histoire de la guerre, à savoir les mutineries de soldats français sur le front russe en 1919. Mais aucune explication n’est fournie sur les motifs de cette mutinerie, alors qu’en quelques mots les auteurs auraient pu rappeler qu’à l’issue de la guerre, le gouvernement français – loin de rapatrier ses soldats positionnés sur le front oriental – les envoie directement se battre contre les Bolcheviks en 1919 dans des conditions effroyables et ce, jusqu’en 1922.  De sorte que cette guerre aura duré près de 8 ans pour certains soldats quasiment privés de la respiration des permissions, ou de l’armistice.

Aucun  épisode de la période n’est néanmoins omis et l’ouvrage abordent certains épisodes méconnus de la guerre, tels que l’interminable démobilisation de l’armée française, le très lent rapatriement des prisonniers de guerre français stationnés en Allemagne, ou encore la politique de "débochisation" de l’Alsace-Moselle qui n’a visiblement rien à envier à la politique d’exclusion et d’expulsion des juifs d’Allemagne 15 ans plus tard…

Au final, l’ouvrage soulève d’importantes questions et propose une vision profondément subjective de la France à l’issue de la Grande guerre, ce qui est à la fois peu commun et attrayant. On regrettera toutefois le manque d’unité de l’ouvrage, qui pèche par un défaut de rigueur scientifique et par une présentation parfois laborieuse des documents-sources

Ouvrage publié avec l'aide du Centre national du livre.

 

* À lire également sur nonfiction.fr :

- Christophe Prochasson, 14-18. Retours d'expériences (Tallandier), par Pierre Chancerel.

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Un beau livre qui s'attache aux marques concrètes laissées par le conflit sur le territoire.

 

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Un ouvrage dont l’ambition est de revisiter l’histoire culturelle de la Guerre de 14 dans une perspective transnationale à travers la thématique du deuil.

 

- Yaël Dagan, La NRF entre guerre et paix (Tallandier), par François Quinton.

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- François Bouloc, Les profiteurs de guerre (Complexe), par Pierre Chancerel.

 Une approche novatrice, sous l'angle de l'histoire culturelle, d'un sujet dont le choix n'est pas innocent.

 

- Vincent Chambarlhac et Romain Ducoulombier (dir.), Les socialistes français et la Grande Guerre. Ministres, militants, combattants de la majorité 1914-1918 (Éditions universitaires de Dijon), par Emmanuel Jousse.

Un livre qui invite à ouvrir de nouveaux chantiers sur un sujet mal connu.

  

- Laurent Véray, La Grande Guerre au cinéma. De la gloire à la mémoire (Ramsay), par Nicolas Guérin.

Dans un bel ouvrage illustré, Laurent Véray interroge les changements de perception de la Grande Guerre au cinéma.

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