Une somme fournie, pleine de curiosités historiques, mais la posture iconoclaste de Pichot lasse et tombe à plat.

L’ouvrage d’André Pichot, Aux origines des théories raciales. De la Bible à Darwin, est une radiographie du XIXe siècle, qui se coule dans un plan en trois parties sur le mode thèse-antithèse-synthèse. À l’origine des théories raciales, Pichot place deux sources principales : l’une d’elles est la Bible (thèse), l’autre (antithèse) est Darwin, ou plutôt les "darwinismes" car Darwin fut plutôt discret sur la question. Dès lors, la synthèse ne se laisse guère attendre : ayant placé la Bible et Darwin comme deux origines des théories raciales, le livre de Pichot culmine dans le chapitre 20 qui affirme l’absence de combat entre darwinisme et église   ou dans la définition du darwinisme comme interprétation calviniste de la nature   .
De bien des manières et en bien des phrases, André Pichot se veut iconoclaste. Placer la Bible et Darwin aux origines des théories raciales, c’est disculper Gobineau, auquel Pichot n’attribue qu’une importance mineure. De même, Pichot ne croit pas à la valeur de Darwin et de sa théorie, qu’il traite avec une légèreté et un dédain plein de provocation. Pas plus ne croit-il à la vertu morale des abolitionnistes — l’abolition de l’esclavage est présentée par le livre comme une simple manoeuvre en vue de la libéralisation du marché du travail… Tout le livre reprend ainsi une même antienne : les racistes n’étaient pas ceux qu’on croit ; en tout cas, la "vraie" religion ou la "vraie" science ne seraient pas étrangères aux fondements des théories raciales. Pichot entreprend de déboulonner les idoles religieuses et scientifiques et il présente pour cela quantité de "faits" qu’il voudrait démonstratifs. Comme si les "faits" parlaient d’eux-mêmes.


L’argument du préadamisme

La première partie "L’homme avant Darwin" est construite autour du concept de "préadamisme". La Genèse propose en effet deux récits de la création de l’homme : celles des hommes en général au sixième jour ; celle d’Adam en particulier modelé à partir de la glaise. Ce récit en double partie a donné lieu à bien des interprétations : certains fondent là l’idée qu’il y eut d’autres hommes créés avant Adam : "les préadamites", dont on aurait la trace dans les peuples qui n’ont pas connu la révélation, comme les peuples d’Amérique. De même, et par conséquent, Adam ne serait pas le père de toute l’humanité mais seulement d’une partie de celle-ci : père d’un "peuple élu", qu’il s’agisse des seuls Juifs, des sémites en général, ou même, selon les interprètes, père des Anglo-Saxons. Le livre de Pichot retrace les interprétations nombreuses et souvent fantaisistes qui furent données du récit des premiers temps bibliques, et il est ici passionnant.



Une grande partie de ces résultats, peut-être inconnus du public français, sont déjà bien connus du public anglo-saxon, notamment par les travaux de Colin Kidd, qui a montré l’importance de la théologie dans les débats raciaux   . Kidd en effet a montré de quelle manière les textes chrétiens ont été mobilisés dans les différents débats sur la race, les identités ethniques, les préjugés raciaux et les sentiments anti-racistes. Toutefois, précisait Kidd, l’histoire n’a pas pour fonction de "distribuer les récompenses ou les blâmes à nos prédécesseurs" : seulement de comprendre quel univers intellectuel a "justifié l’esclavage, la ségrégation et l’impérialisme, quand bien même on déplorerait l’existence de ces phénomènes". Kidd espérait également que notre génération ne sera pas "diabolisée" (demonised) par les générations futures pour avoir mangé de la viande ou avoir pollué l’environnement — ou bien pour d’autres crimes dont nous ne sommes pas même conscients mais que les générations futures s’aviseraient de juger intolérables. La manière dont travaille Pichot, à l’inverse, le range parmi ces historiens qui pointent d’un doigt accusateur et font facilement passer les hommes du passé pour des barbares ou des imbéciles   .


"Darwinismes", libéralisme, élevage


La deuxième partie, "L’homme dans le darwinisme", perd doublement son objet. D’abord, de Darwin, en fait, il est fort peu question, car Pichot s’emploie à réduire son importance de toutes les manières possibles. Darwin n’aurait eu qu’un rôle : accréditer le caractère naturel de la concurrence, projeter dans la nature les théories esquissées par les théoriciens du libéralisme le plus échevelé. Porte-drapeau, Pichot appelle ici à comptabiliser les victimes du libéralisme et du capitalisme, de même qu’on l’a fait pour le nazisme ou le communisme. Mais beaucoup d’à-peu-près scandent cette partie, en dépit de son souci affiché des textes et des faits. Par exemple, sur la question de la finalité et son traitement dans le darwinisme, Pichot est au minimum schématique, et le plus souvent cavalier. De même, quand il oppose un "darwinisme allemand" et un "darwinisme anglais", tout en soulignant que des Anglais peuvent soutenir le "darwinisme allemand" et vice versa. Une telle distinction en termes de "traditions nationales" n’apporte qu’une apparence de clarté : comme souvent chez Pichot, c’est une manière de faire comme si les idées scientifiques n’avaient jamais aucune vérité mais portaient seulement des idéologies.

Autre motif pour lequel Pichot manque son objet, c’est qu’il préfère ici réexposer son histoire de la théorie de l’hérédité. Il prend un grand soin à expliquer par exemple que l’hérédité et la génétique sont deux "inventions" et non pas deux "découvertes"   . Mais concernant le principal traité d’hérédité du XIXe siècle, celui de Prosper Lucas   , force est de constater que Pichot n’en fait pas grand chose : le dédain qu’il affiche envers cet ouvrage suffit, à ses yeux, à disqualifier Darwin qui s’en est servi. Nous y verrions plutôt le signe de la formidable importance d’un livre qui doit être compris, et non accueilli d’un haussement d’épaules sarcastique. Dire que l’hérédité était un concept important chez les notaires et dans la société du XIXe siècle est bien sûr important. Mais Pichot ne fait rien de toutes les réflexions qui proviennent de l’élevage et l’agriculture depuis la fin du XVIIIe siècle et qui sont pourtant des éléments déterminants du traité de Lucas.


Les Juifs et l’hygiène raciale : le nom des coupables

Les Juifs occupent une grande part dans l’ouvrage de Pichot. D’abord parce qu’au préadamisme, répond bien sûr un lot de questions sur l’identité des fils d’Adam ou de Noé, exposées à travers le mouvement du "British Israelism". À plusieurs reprises, Pichot prend soin de montrer que les Juifs ne sont pas des anges, mais qu’ils ont pris part à l’histoire : certains commerçants ont eu des esclaves dans les colonies ; certains sionistes ont été attentifs à la jeunesse et la vigueur des colons   . Rien de bien surprenant, concède Pichot, pour qui ces rappels, pourtant, semblent être déterminants. De fait, les Juifs sont au centre de la troisième partie du livre   , comme un peuple "obsédé de pureté raciale". La "thèse de la supériorité juive" aurait été, la première, "racialisée" par les Juifs eux-mêmes et l’antisémitisme n’aurait eu qu’à lui emboîter le pas en produisant des caricatures du type racial juif. Pichot attribue ici aux Juifs un rôle "précurseur" dans la théorisation "racialisée" de leur identité : il n’y a pas loin, de là, à penser qu’ils ont eux-mêmes ouvert la voie à une forme renouvelée et biologisée, d’antisémitisme. Finalement, que veut Pichot ici tout en s’abritant derrière le simple "rappel des faits" ?

On peut comparer son travail avec celui entrepris par George L. Mosse, dans ses études sur l’esthétique et la politique viriles. Mosse opposait aux stéréotypes masculins et à leurs conséquences politiques (en particulier le rapport entre la virilité et la guerre), les "contretypes" qu’étaient le Juif, le Gitan, l’homosexuel   . Ces figures de la laideur et de l’efféminé, de la décadence de la race s’opposaient à la maîtrise et à la sereine grandeur du stéréotype masculin (beauté, harmonie, etc.). Mais, symétriquement, les différents parias, et notamment les Juifs, adoptèrent l’idéal masculin pour manifester un désir d’assimilation : le "nouveau Juif" vigoureux répondait à l’image du vieillard rabougri. Faisant l’histoire du stéréotype, pour en mesurer l’impact, Mosse montrait comment les "parias" ont dû prendre en compte dialectiquement un certain nombre de clichés, au cours de leur lutte pour l’émancipation.



Au contraire, l’exposé de Pichot échappe à ces ambiguïtés ou, quand il le fait, c’est uniquement sous l’impulsion de ses sources.   . Téléologiquement orienté, "vers le nazisme", le livre de Pichot place les Juifs au début et à la fin de la chaîne ; partie prenante du mouvement de racialisation et victimes ultimes de cette racialisation. Finalement, le préadamisme et l’hygiène raciale juive sont présentés comme deux versions équivalentes de l’idée d’une supériorité juive, éventuellement produite en réaction à l’antisémitisme ambiant, mais surtout "traduite dans le langage biologique alors à la mode"   .


Qui est représentatif ?

Dans tout cela, on sent bien que Pichot aime faire "hurler" et jouit de se savoir si "politiquement incorrect"   . Il fait tout ce qu’il faut pour cela. Mais en est-il pour autant convainquant ? En fait, les différentes parties de son livre s’annulent : souvent il déterre des libelles sectaires à faible tirage et des auteurs de petite envergure ; mais parfois, il indique qu’il n’y a pas à se préoccuper de ce qui émane de tels individus ou organisations — ainsi, dans le cas du créationnisme, qui, pour Pichot, n’est pas vraiment une menace. Si bien qu’on se demande finalement si ces théoriciens fantaisistes, esclavagistes hier, créationnistes aujourd'hui, ont ou non de l’importance dans l’histoire des idées.

Pichot évoque Lucien Wolf (1857-1930) et Joseph Jacobs (1854-1916) pour montrer que certains Juifs ont déclaré que leur peuple incarnait le surhomme et qu’on pouvait lire les principes de l’eugénisme dans la Torah. Ces hommes sont présentés comme des pivots de la communauté juive de l’époque, "occultés" par des historiens comme Léon Poliakov. Mais n’est-il pas outré de faire sortir toute l’hygiène raciale de quelques "eugénistes juifs disciples de Galton"   ? Une telle généalogie gagnerait sans doute à adopter un champ plus large, prenant en compte tout le mouvement de l’hygiénisme, y compris pastorien, et surtout, tout le contexte de l’antisémitisme, étrangement absent. Pichot oblitère ou minore la manière dont les discours sur le Juif-surhomme répondaient aux clichés du Juif animalisé ou dégénéré. L’hygiène raciale n’a pas seulement à voir avec l’émergence du surhomme : elle vise aussi à éliminer les pathologies ; elle a aussi à voir avec l’élevage domestique et l’émergence de races aux caractères distincts. Dans ce contexte, les Juifs, mais aussi les clans écossais, étaient cités comme exemples de "races" au même titre que les épagneuls et les lévriers, bien avant Darwin, et depuis au moins la fin du XVIIIe siècle. Il y aurait beaucoup à apprendre de ces va-et-vient entre l’animal domestique et les races humaines.
 

Enfin, tout le livre de Pichot suggère que la science, immergée dans un contexte social, ne peut avoir la moindre valeur extra-sociale. À le lire, tout semble provenir de la société et y revenir, si bien que toute science se mesure à l’idéologie qu’elle traduit et aux impacts sociaux qu’elle entraîne : la génétique, mauvaise à cause de l’eugénisme ; l’évolution, mauvaise à cause du libéralisme et du racisme. Finalement même, on a l’impression que Pichot, iconoclaste toujours, ne s’intéresse pas à la biologie, que tout son travail tend à déboulonner et à réduire en miettes. On terminera donc par une question : quelque influent que soit Pichot, quelque brillante que soit sa carrière, son travail est-il "représentatif" de ce qu’est et doit être l’histoire de la biologie et des sciences de la vie ?

 

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