Cette édition de l'autobiographie intégrale du naturaliste constitue un document scientifique de premier plan.

* Cet article est accompagné d'un disclaimer. Pour en prendre connaissance, cliquez sur le footer ci-dessous.

 

Une édition de référence

1876 : Darwin, âgé de 67 ans, rédige 121 pages de souvenirs, connues sous le nom d’Autobiographie. Dans les six années qui suivent et qui le séparent de sa mort (en 1882), il complètera ce manuscrit de divers ajouts. Une première édition du texte parut, tronquée, en 1887 : sans doute une censure familiale toute victorienne conduit-elle à amputer l’œuvre de passages trop personnels ou touchant la religion. Ce n’est qu’en 1958 que Nora Barlow, une petite-fille de Darwin, publia le manuscrit complet. La traduction française en fut donnée en 1985 par Jean-Michel Goux et c’est cette traduction qui est reprise ici, à deux importants ajouts près : un dossier documente les relations de Darwin avec Samuel Butler ; un jeu typographique qui permet, dans le texte de l’Autobiographie, de distinguer d’une part les passages supprimés par la famille de Darwin dans l’édition de 1887, d’autre part les passages ajoutés par Darwin au fil des ans. Ces deux ajouts font de cette nouvelle édition, réalisée par Nicolas Witkowski, un outil scientifique de premier plan pour qui s’intéresse à l’histoire des idées de Darwin. On regrettera simplement qu’au passage aient disparu la chronologie de la vie de Darwin et les nombreuses photographies qui faisaient le charme de l’édition Belin.


Curiosités darwiniennes

Le lecteur trouvera ou retrouvera, dans le texte même de Darwin et dans les documents rassemblés par Nora Barlow, quantité d’informations qui permettent de retracer la vie du célèbre naturaliste. On le suit depuis sa formation à Édimbourg, puis Cambridge, jusqu'à son voyage autour du monde sur le navire H.M.S. Beagle, l’évocation de ses premiers carnets sur l’origine des espèces, son mariage, etc.

Le tout est ponctué de réflexions curieuses et souvent drôles, sur l’histoire de Darwin et de sa découverte. On y trouve, par exemple, le tableau où Darwin pesa le pour et les contre avant d’épouser sa cousine, Emma Wedgwood   ; ou encore l’anecdote selon laquelle Darwin faillit ne jamais embarquer sur le Beagle à cause de la forme de son nez : le Capitaine Fitzroy, avec qui Darwin devait partager sa cabine, était un passionné de la physiognomonie de Lavater, et avait jugé qu’un homme doté d’un tel nez tel ne pouvait faire preuve de caractère — ce que la suite du voyage devait démentir   .

Mais l’Autobiographie intéresse surtout en tant que source autographe et document privé, témoignant de l’histoire intellectuelle de Darwin. Trois points ici sont au cœur des préoccupations : l’importance du voyage du Beagle dans la découverte de Darwin ; la date exacte de la découverte de la théorie de la sélection naturelle (1837-1838 ? 1844 ?) et l’important laps de temps qui sépare cette découverte de la publication de L’Origine des espèces (1859) ; enfin, la question de la religion de Darwin et de son évolution vers l’agnosticisme. Quelle est la pertinence de l’Autobiographie sur ces questions ? La plume du vieil homme était-elle alors libérée des contraintes sociales et familiales, détachée du souci de plaire ou de complaire, et occupée uniquement de la vérité ? Ou au contraire, était-elle préoccupée de livrer à la postérité une image idéale et figée, relisant l’histoire comme un mythe téléologiquement orienté vers la découverte ?



L’importance du voyage du Beagle


Dans l’Autobiographie, Darwin reconnaît l’importance de trois éléments dans le voyage du Beagle   :
1/ l’existence, dans les formations de la pampa argentine, de grands animaux fossiles couverts d’une armure comme celle des tatous actuels
2/ la manière dont des animaux morphologiquement proches se succèdent sur le continent sud-américain quand on descend vers le Sud
3/ le caractère sud-américain de la faune des Galapagos, et la manière dont cette faune diffère légèrement sur chaque île, bien qu’aucune d’entre elles ne soit très ancienne d’un point de vue géologique.
Ces rappels indiquent, notamment, que les fameux "pinsons des Galapagos" n’ont joué aucun rôle dans la découverte de Darwin   . Force est d’ailleurs de constater que le voyage du Beagle ne tient qu’une place mineure dans L’origine, et qu’en particulier les fameux pinsons des Galapagos n’y sont pas traités.


Le long silence de Darwin

Un autre point concerne l’importance de Malthus. Dans l’Autobiographie, Darwin déclare lire Malthus en octobre 1838, "pour se distraire"   . Il dit alors – c’est sans doute l’un des passages les plus cités de l’Autobiographie –, disposer d’une "théorie sur laquelle travailler". L’expression anglaise "a theory by which to work" suggère plutôt : une théorie à partir de laquelle travailler. Toute la difficulté ici consiste à identifier de quelle théorie il s’agit : était-ce déjà la théorie de l’origine des espèces par sélection naturelle ? ou une théorie de la transmutation des espèces ? Cette théorie était-elle entièrement constituée, ou bien seulement énoncée sous la forme d’intuitions restant encore à élaborer ? L’Autobiographie, on le voit, ouvre plus de questions qu’elle n’en résout.

De fait, la comparaison du récit rétrospectif de l’Autobiographie avec le travail quotidien dont témoignent les Notebooks de Darwin fait apparaître qu’à ses yeux, il y a encore en 1838 beaucoup de points à renforcer dans sa théorie. Un autre passage important de l’Autobiographie confirme ce point : "J’ai tiré grand profit du temps que j’ai pris pour publier, depuis 1839 environ, époque où je conçus clairement la théorie, jusqu'à 1859 ; et je n’y ai rien perdu."   ; en anglais : "I gained much by my delay in publishing from about 1839, when the theory was clearly conceived, to 1859. And I lost nothing by it."

Comment comprendre le mot "delay" : s’agit-il d’un "report" volontaire, dû au désir d’éviter la controverse ? Ou d’un simple "retard", lié au temps qui passe entre le temps de la conception originale, de l’élaboration et de la publication. Ce profitable "silence" de Darwin a récemment déchiré les historiens de la biologie : preuve de la peur de Darwin d’être rejeté par la bonne société de son époque ? ou simple indice que Darwin avait fort à faire ? On doit remarquer en particulier qu’entre 1839 et 1846, Darwin publie dix livres : deux éditions de son Journal of Researches, cinq volumes de la Zoology of the voyage of HMS Beagle, trois volumes de la Géologie du Beagle, qui inclut sa théorie des récifs de corail ; puis de 1846 à 1854, Darwin est complètement investi dans ses travaux sur les cirripèdes, un projet qui lui prend beaucoup plus de temps qu’il ne pensait. Dès septembre 1854, en revanche, il s’attelle à la tâche de produire son Big species book, un travail que l’envoi du manuscrit de Wallace viendra bouleverser, conduisant, in fine, à la publication de ce "résumé" qu’est L’Origine des espèces.


Les doutes sur la foi darwinienne

Un troisième point de débat concerne la foi de Darwin. Darwin a-t-il évolué depuis un initial théisme jusqu'à un agnosticisme final : de la croyance qu’un Dieu ou une Cause première a établi les lois de la nature, à la suspension de toute affirmation sur le rôle éventuel d’un Dieu ? Et si tel est bien le cas, à quel moment s’est établie la rupture ? Les interprétations des historiens des sciences sont très différentes sur ce sujet, les uns faisant de Darwin un théiste jusqu'à, au moins, 1859 alors que d’autres font de Darwin un agnostique depuis au moins 1838   .

Darwin lui-même appuie dans l’Autobiographie la thèse de l’effritement progressif de sa foi   . Il déclare avoir commencé comme théiste : sa croyance en Dieu tenant alors à l’impossibilité de concevoir comment cet univers immense et merveilleux pouvait être le produit du hasard aveugle ou de la nécessité. Puis il déclare que sa croyance s’est affaiblie et qu’il refuse désormais de décider ni pour ni contre l’existence d’un Dieu : "Le mystère du commencement de toutes choses est insondable ; c’est pourquoi je dois me contenter de rester agnostique."  

Il est remarquable que l’auteur de L’Origine des espèces déclare que "le commencement de toutes choses" est impossible à connaître. Ce paradoxe, qui lui sera souvent reproché par ses contemporains, nous révèle un des caractères les plus fondamentaux de la science de Darwin : l’intelligence ne pouvant jamais remonter aux termes premiers, il nous faut apprendre à nous passer du fondement ultime des connaissances. La leçon de Darwin en matière de religion est donc profondément sceptique : non pas chercher, inutilement, à démontrer l’existence ou l’inexistence de Dieu, mais accepter l’inconfort intellectuel ; accepter de vivre en laissant, tout autour de nous, des points d’interrogation et des connaissances en suspens

Ouvrage publié avec l'aide du Centre national du livre
 

Pour aller plus loin :

- Les Carnets de Darwin (photographie numérique et transcription), ainsi que les deux éditions anglaises de l’autobiographie sont disponibles sur le site Darwin-Online : pour les Carnets, chercher, dans la section "Manuscripts", la section, "Darwin's notebooks on geology, transmutation of species, metaphysical enquiries" ; pour l’autobiographie, chercher dans la section "Publications", "Published manuscripts".

- Sur l’histoire de la légende des pinsons et sur l’hypothétique "euréka" darwinien aux Galapagos, voir les travaux de Frank Sulloway et notamment ses articles : "Darwin’s conversion : the Beagle voyage and its aftermath", Journal of the history of biology, 15 (1982), pp. 373 sq. ; "Darwin and his finches : the evolution of a legend", Journal of the history of biology, 15-1 (1982), pp. 1-53. Ces articles sont disponibles sur le site www.sulloway.org.

- Sur l’élaboration progressive de la théorie de Darwin, cf. l’article très controversé de John van Wyhe, "Mind the gap: Did Darwin avoid publishing his theory for many years?", paru dans Notes and Records of the Royal Society 61 (2007): 177-205 et disponible à l’adresse http://darwin-online.org.uk/people/van_wyhe.html.

 

À lire également sur nonfiction.fr :

- Patrick Tort, L'Effet Darwin (Seuil), par Thierry Hoquet.

Dans ses réflexions sur la morale évolutionniste, Tort semble être tombé dans le piège de sa jolie image : l'anneau de Moebius.

- Charles Darwin, L'Autobiographie (Seuil) et Patrick Tort, L'Effet Darwin (Seuil), par Frank Cézilly.

Charles Darwin par lui-même vaut mieux que les élucubrations de son thuriféraire.

- André Pichot, Aux origines des théories raciales. De la Bible à Darwin (Flammarion), par Thierry Hoquet.

Une somme fournie, pleine de curiosités historiques, mais la posture iconoclaste de Pichot lasse et tombe à plat.

- Cyrille Baudouin et Olivier Brosseau, Les Créationnismes. Une menace pour la société française (Syllepses), par Jérôme Segal.

Deux spécialistes mesurent les dangers du créatonnisme en France. Leur constat : la vigilance s'impose.

- Horst Bredekamp, Les Coraux de Darwin (Presses du réel), par Éléonore Challine.

L'histoire d'un grand malentendu scientifique. Une enquête originale entre philosophie, histoire de l'art et science.

- Horst Bredekamp, Les Coraux de Darwin (Presses du réel), par Thierry Hoquet.

L’histoire de l’art a-t-elle quelque chose à apprendre à l’histoire des sciences ? Stimulant, l’ouvrage est moins convaincant dans sa partie personnelle.