31 Janvier 2007 : une date historique dans le petit monde de la politique monétaire. Le mandat d’Alan Greenspan, président du conseil de la Federal Reserve Bank of the United States, la Banque centrale des États-Unis, prenait fin après un règne de dix-neuf ans.

Point de convergence des intérêts et des connaissances du monde de l’entreprise, des politiques et des économistes du monde académique, le banquier central voit son action analysée, décortiquée, et bien sûr critiquée. Et depuis ce 31 janvier de l’année dernière, l’héritage laissé par Greenspan a déjà  généré plusieurs milliers de pages, imprimées et électroniques. Ainsi, le célèbre et controversé investisseur Georges Soros dresse lui aussi un réquisitoire sévère contre la politique monétaire des États-Unis dans son récent ouvrage The New Paradigm for Financial Markets   , tandis que l’économiste Jeffrey Sachs déclarait en mai 2008 au magazine Le Monde 2 : "Il faut aussi souligner que depuis dix ans la Réserve fédérale américaine (Fed) n'a cessé d'alimenter deux grandes bulles spéculatives (Internet et l'immobilier) et a tout simplement continué à déréguler tandis que les problèmes s'aggravaient. C'est pourquoi j'estime, contrairement à beaucoup, que le règne d'Alan Greenspan sera jugé sévèrement." L’époque ou la majorité des économistes, investisseurs et hommes politiques, pensaient – à la suite de Milton Friedman – qu’Alan Greenspan était le meilleur directeur que la Fed ait jamais connu   , semble en partie révolue. La question que beaucoup posent aujourd’hui est donc de savoir si Alan Greenspan n’est qu’un bouc émissaire commode pour dédouaner les marchés financiers de leur responsabilité dans la crise, ou si sa politique longtemps encensée doit être revue de manière critique ?

 

Greenspanomics : une politique monétaire trop laxiste ?

Puisque le point de départ de la crise financière actuelle a été l’accumulation du crédit à haut risque (subprime) sur le marché immobilier états-unien, de nombreuses voix se sont élevées pour critiquer la politique monétaire américaine qui aurait alimenté depuis 2000 la bulle immobilière au lieu de prévenir le danger. Cette critique vise frontalement Alan Greenspan, puisque son rôle est précisément de fixer les paramètres de cette politique.

Ce procès fait à Alan Greenspan est largement antérieur au début de la crise financière en juillet 2007, mais il s’est amplifié depuis, devant l’évidence des dysfonctionnements du marché immobilier, suivis par ceux des marchés financiers, et enfin des lourdes interventions de sauvetage des banques déployées par la Fed.

 

 

En août 2005, Paul Krugman, économiste et éditorialiste au New York Times, critiquait déjà violemment le manque de lucidité de Greenspan face à la bulle immobilière et prévoyait avec une acuité certaine l’explosion de cette bulle et une récession proche. Depuis, les critiques se sont multipliées, les livres accusant Greenspan – dorénavant surnommé Mr Bubble – de tous les maux de l’économie font recette aux États-Unis   , et la revue Foreign Policy  publiait en avril un article intitulé "Greenspan’s Follies", écrit par l’analyste réputé Stephen Roach (actuellement directeur de JP Morgan Asie), dont la première phrase sonnait comme un réquisitoire sans concession : "Il y a juste un problème dans les tentatives successives de Greenspan de justifier son bilan : il est coupable à charge."

Ces critiques partagent fondamentalement la même conclusion : Greenspan a encouragé le gain facile d’argent, la spéculation et le développement insensé du crédit, qui ont conduit à la crise. Mais les arguments internes de ces attaques peuvent diverger sensiblement. On peut en distinguer quatre principaux.

Certains reprochent tout d’abord à Greenspan d’avoir maintenu des taux d’intérêt directeurs trop bas sans se soucier des pressions spéculatives et de la hausse anormale des prix dans l’immobilier. Le mécanisme est simple : un taux d’intérêt est le prix futur de l’emprunt, donc les incitations à emprunter aujourd’hui augmentent quand ce taux est bas, d’autant plus qu’il y a des possibilités de profit sur les marchés financiers. Des taux d’intérêts bas peuvent donc alimenter une bulle. Pour beaucoup d’économistes, l’encouragement à l’accès au crédit par la Fed est d’autant plus grave qu’il a en partie amplifié le déficit américain et a favorisé les déséquilibres financiers mondiaux. Selon Stephen Roach, la politique monétaire de la Fed a favorisé l’endettement trop important des ménages américains et a ainsi créé de graves distorsions dans l’économie. Non seulement les prix ont cessé de refléter la valeur réelle des biens mais les États-Unis sont devenus complètement dépendants des capitaux étrangers. Greenspan s’est toujours défendu en affirmant que le déficit des États-Unis était principalement dû à la forte volonté et capacité des pays émergents d’épargner (argument repris par le nouveau gouverneur Ben Bernanke qui a qualifié ce phénomène de "saving glut"), et non à un endettement trop important des États-Unis. Mais la plupart des économistes sont restés méfiants face ces arguments qui peinent à convaincre dans la situation de crise actuelle. La réticence de Greenspan à établir un lien entre la bulle immobilière, la politique monétaire et le déficit courant est d’autant plus dommageable que, comme l’annonçait de manière prophétique Paul Krugman (New York Times, 29 Août 2005) : "D’une manière ou d’une autre, l’économie devra éliminer ces deux déséquilibres [bulle immobilière et déficit du compte courant]. Mais si ce processus n’a pas lieu de manière douce et graduée – en particulier si la bulle immobilière éclate avant que le déficit ne se résorbe – nous allons subir un ralentissement économique et possiblement une récession."

 

 

Au secours des riches ?

Le second reproche adressé à l’ancien gouverneur de la Fed est d’avoir encouragé les risques excessifs et l’irresponsabilité des établissements d’investissement en portant secours au fond d’investissement Long Term Capital Management (LCTM) en 1998. Même si le sauvetage d’une institution financière peut se justifier pour éviter une réaction en chaîne et la panique des marchés, la manière dont a été effectuée le sauvetage de LCTM demeure très critiquée, notamment en raison du fait qu'il a permis aux actionnaires de conserver 10% de la valeur de leurs actions, qu’il ne posait aucune condition sur le départ des dirigeants, que LCTM n’était pas une banque mais un hedge fund, et que la Fed n’a tiré aucune leçon de cette faillite. Pour l’économiste de la London School of Economics et chroniqueur au Financial Times, William Buiter, "si l’argument "too big to fail" [trop gros pour qu’on le laisse faire faillite] pour renflouer les grandes banques de dépôts s’applique dorénavant aux institutions financières à très haut effet de levier, y compris les banques d’investissement et les hedge funds, alors un même régime légal doit s’appliquer à ces deux types d’institutions, et notamment une politique d’actions correctives précoces, si on ne veut pas encourager l’ "aléa moral"   . Or la Fed de Greenspan n’a pas réussi a mettre en place ou favoriser de telles réformes, même après la débâcle de LCTM." Si Greenspan ne prend pas part dans les décisions des régulateurs actuels, on peut considérer que l’absence de cadre stable de sauvetage de ce type d’institution hybride peut lui être imputée en partie.

 

Greenspan l’idéologue ?

La troisième raison des attaques vis-à-vis de Greenspan est liée à la précédente. Certains reprochent à ce dernier une trop grande foi dans les mécanismes du marché qui lui aurait empêché de mettre en place la régulation nécessaire pour éviter les dérives de certains acteurs. Dans la New York Review of Books de mars 2008, Benjamin Friedman, professeur à Harvard, revient sur le bilan de la politique monétaire d’Alan Greenspan à l’occasion de la parution des mémoires de ce dernier. Friedman reconnaît au gouverneur de la Fed une capacité à mener une politique intelligente et non dogmatique dans les années 1990 qui a fortement favorisé la croissance, mais il attribue une responsabilité directe à Alan Greenspan dans la crise des subprimes en raison de l’aversion de ce dernier vis-à-vis de toute régulation du marché. Une cause importante de la crise des subprimes réside, en effet, dans le fait que les prêts accordés aux ménages l’étaient souvent sans contrepartie suffisante et que de nombreuses institutions prêteuses prenaient des risques inconsidérés tout en les noyant dans la complexité du système financier via la titrisation et les emprunts en levier   . Ces prêts, devenus produits financiers, étaient donc souvent de très mauvaises qualités. Tout observateur attentif du marché immobilier états-unien était au courant du danger créé par ce phénomène, que la baisse des taux amplifiait. En particulier, Edward Gramlich, membre du Conseil des gouverneurs de la Fed de 1997 à 2005, avait émis un diagnostic très juste sur la mauvaise qualités des prêts octroyés sur le marché des subprimes et les risque encourus par le système tout entier. Il avait étayé son opinion dans un livre et l’avait plusieurs fois exposé dans les réunions de la Fed   . Selon Gramlich, la principale faille de la régulation des prêts immobiliers est qu’elle ne s’appliquait pas aux nouveaux acteurs du marchés (c'est-à-dire les institutions de prêts hors banques et institutions de prêts appelées thrifts), laissant ainsi 50 % des prêts à haut risque être octroyés par des institutions indépendantes non soumises à la loi fédérale et donc laissées sous la supervision des États,  habituellement beaucoup moins prompts à reporter les abus.

 

 

Evidemment, la Fed n’est pas directement responsable de la régulation bancaire, mais elle a un pouvoir dans ce domaine car elle est responsable de la régulation des taux d’intérêts, notamment dans le domaine immobilier et de l’hypothèque. Non seulement Greenspan a refusé d’utiliser cet instrument, mais il a toujours renoncé à demander une meilleure régulation sur ce marché et n’a pas adapté sa politique monétaire en fonction des risques encourus. Dans ses mémoires, il se justifie – ce qui peut apparaître comme un manque de lucidité – par le fait que les interventions sont souvent mauvaises et qu’il est préférable de laisser le marché se réguler, que l’accès à la propriété pour des millions de ménages justifiait le risque à prendre.

Pour Willem Buiter, macroéconomiste à la London School of Economics qui a publié plusieurs tribunes éclairantes au sujet de la crise des subprimes, il est clair que "la Fed de Greenspan a affiché une foi naïve dans les capacités d’autorégulation et d’auto-surveillance des marchés financiers et des institutions financières privées". Dans un commentaire sur la réponse de Greenspan à ce type de critique, Buiter va encore plus loin : "La Fed de Greenspan a internalisé les objectifs, les doutes, la vision du monde et les peurs de la communauté financière à un degré excessif et malsain (…). Les États-Unis et l’économie mondiale paieront le prix de ces jugements et ces actions erronées pendant les années, et peut-être les décennies à venir   ."

 

Un impact médiatique

Enfin, le dernier reproche adressé à Allan Greenspan concerne son style, sa communication et la manière très personnelle qu’il avait de décider des politiques à suivre. Même si beaucoup s’accordent sur le fait que la transparence s’est accrue pendant l’ère Greenspan, d’autres voient surtout le règne de commentaires sibyllins et le manque de règle explicite   . Or, les plus grands spécialistes de la politique monétaire insistent aujourd’hui sur la nécessité de la transparence des décision   . Ainsi, si le "style Greenspan" a pu, un temps, éblouir les marchés et hausser ce banquier central à la renommée de "maestro", on peut se demander si la personnalisation de la politique monétaire n’a pas eu des effets pervers à long terme et n’a pas empêché le suivi d’une règle plus stricte qui aurait pu éviter les derniers évènements.

Alors peut on encore sauver Greenspan ou faut-il conclure avec Stephen Roach que "l’héritage de Greenspan sera à jamais terni par un dangereux et douloureux retour à la réalité" ?

 

 

Sauver Greenspan

Même si le bilan semble en effet bien terni par la crise financière actuelle, il ne faut pas oublier, comme le rappelle Allan Meltzer, historien de la Fed, que les dix-huit années de la  présidence de Greenspan ont été des années de fortes expansions avec deux crises de moyennes portées (sans compter évidemment celle de 2008…) et une inflation maintenue basse. Corrélation n’est pas causalité, aiment à rappeler les économistes, mais pour Meltzer, à l’échelle du siècle, Greenspan tient le premier rang ! "Son saxophone a plus souvent joué de bonnes notes que de mauvaises." En particulier, on se souviendra de Greenspan comme celui qui a définitivement montré qu’une faible inflation n’est pas incompatible avec la croissance et qui a mis en place une véritable politique contracyclique (baisser les taux d’intérêt en période de récession et les remonter quand l’économie va mieux). Greenspan restera comme celui qui a anticipé et favorisé l’essor des nouvelles technologies : il explique à longueur de pages dans son autobiographie, qui est aussi un exercice relativement talentueux d’autojustification, qu’il percevait la croissance exceptionnelle de ces années non comme une surchauffe de l’économie – comme le croyaient la plupart des spécialistes à la fin des années 1990 –, mais comme le développement de gains de productivité nouveaux liés à l’informatisation. Mais les critiques pointeront la période 2001-2003, une des crises les plus longues depuis les années 1970, et rappelleront qu’elle n’a rien appris à "l’oracle de Wall-Street" pour éviter la crise actuelle. Krugman s’en amuse même : "Il est comme un homme qui laisserait la porte de l’écurie ouverte puis viendrait faire un cours sur l’importance de bien enfermer ses animaux après que le cheval soit parti". En effet, sa défense consiste souvent à dire « Oui il y avait des risques mais je n’en suis surtout pas responsable ». Or, vue l’importance du discours du banquier central, il aurait suffi qu’il pointe ces risques à temps pour que les agents s’en détournent plus tôt.

Néanmoins, se référant notamment à une étude d’Alan Blinder et de Ricardo Reis qui relate les phases de la politique de Greenspan, l’économiste Michel Aglietta fait quant à lui l’éloge de ce qu’il nomme "le pragmatisme éclairé d’Alan Greenspan" (voir l’article pour L’Economie Politique et le document du Cepii). Contrairement aux critiques qui reprochent le manque de règle claire, Aglietta explique que cet aspect fut le point fort de Greenspan de s’affranchir des règles dogmatiques du monétarisme et de pratiquer une politique audacieuse et discrétionnaire (politique sans règle explicite qui mise sur les effets d’une annonce surprise) qui a pu favoriser la croissance forte des années 1990.

Selon certains, même si cette politique a conduit a une crise, elle a été un tel moteur de croissance pendant des années qu’on ne peut intenter un procès unilatéral à Greenspan ; pour l’économiste Brad de Long : "Au final, Greenspan a bien servi les États-Unis et le monde par sa gestion de la politique monétaire, surtout par le biais de ce qu’il n’a pas fait : essayer d’arrêter la spéculation boursière et immobilière en arrêtant l’économie dans son élan."

L’ardent libéralisme économique de Greenspan aurait donc été à la fois moteur de croissance et moteur de crises… Ce libéralisme a-t-il fait son temps ? Où était-ce une phase inéluctable du capitalisme amenée à se reproduire ?

 

 

La politique monétaire de l’après-Greenspan

Ces débats sont évidemment loin d’être clos et Alan Greenspan ne mérite sans doute pas le pilori auquel une vague soudaine – comprenant évidemment d’anciens fervents laudateurs – tend à le clouer sans vergogne. Mais l’analyse des partis pris et des conséquences de l’ancien gouverneur de la Banque centrale des États-Unis permet de rappeler que la politique monétaire n’est pas absente d’idéologie et convictions politiques ; ce qu’il était souvent et facilement oublié lors de l’âge d’or de Greenspan dans les années 1990. Peut-être peut-on alors espérer que la crise actuelle et les questions qui en découlent remettent la politique monétaire au centre du débat démocratique. Dans une tribune consacrée à ce sujet, Joseph Stiglitz concluait ainsi : "Nous avons donc là le deuxième legs de M. Greenspan : le doute croissant porté à l’encontre de l’indépendance des banques centrales. La politique macroéconomique ne peut jamais être totalement libre de toute influence politique : elle comporte des compromis fondamentaux et affecte différents groupes différemment."

Il faut se garder de faire d'Alan Greenspan un bouc émissaire comme nombre d'auteurs ont pu le faire (en particulier Bubble Man: Alan Greenspan and the Missing 7 Trillion Dollars de Peter Hartcher (2006) ), et l'on s'étonnera volontiers de voir l'ancien "gourou" de Wall Street être renié par certains de ses apôtres autrefois les plus fervents. il est évident que lui seul ne peut être tenu responsable de la crise financière de 2007-2008. Si Greenspan est pourtant en cause, c'est qu'il a joué un rôle prépondérant dans un système dont les failles apparaissent aujourd'hui en pleine lumière : l'idée d'une croissance fondée entièrement sur le crédit et d'une confiance aveugle dans les marchés financiers. Alan Greenspan, tout en ayant été un acteur de premier plan dans ce système, est aussi un symptôme d'une période dont les évènements présents pourraient marquer la fin. Pour cette raison même, on tirera profit à la relire avec la plus grande considération

 

* À lire également sur nonfiction.fr :

- la critique de l'autobiographie d'Alan Greenspan, Le Temps des turbulences (JC Lattès), par Martin Kessler et Samuel Ronsin

- la critique du livre de Paul Krugman, The Conscience of a Liberal (Norton), par Martin Kessler

- la critique du livre de Jérôme Glachant, Jean-Hervé Lorenzi, Philippe Trainar (dir.), Private equity et capitalisme français (La Documentation française), par Luc Goupil

 - la critique du livre de Solveig Godeluck et Philippe Escande, Les pirates du capitalisme (Albin Michel), par Luc Goupil.

 - la critique du livre d'Augustin Landier et David Thesmar, Le grand méchant marché (Flammarion), par Patrick Cotelette.

- la critique du livre d'Olivier Godechot, Working Rich. Salaires, bonus et appropriation du profit dans l'industrie financière (La découverte), par Luc Goupil.

- la critique du livre de Jacques Hamon, Bertrand Jacquillat et Christian Saint-Etienne, Consolidation mondiale des bourses (Conseil d'Analyse Economique), par Mahdi Ben Jelloul.

- la critique de l'ouvrage collectif Comprendre la finance contemporaine (La découverte), par Jérémie Cohen-Setton.

 

- la revue de presse sur la crise financière