Une plongée dans le monde impitoyable du private equity dont rien n'est omis, sauf peut-être quelques explications. 

Depuis au moins les deux cents familles de Daladier, le discours politique comme l’imaginaire social ont trouvé dans la puissance occulte des financiers une source intarissable de fantasmes. Le financier, c’est Shylock, l’usurier qui transcrit la grandeur humaine en valeur monétaire, l’incarnation des absurdités réelles ou supposées du capitalisme. Si l’on en croit Solveig Godeluck et Philippe Escande, l’avant-garde actuelle du capitalisme ce sont les fonds d’investissement, ne serait-ce qu’en vertu des angoisses qu’ils suscitent à leur tour : "les fonds", ou la finance contre la société ?


Fonds et fonds

Première mise au point des auteurs : tous les "fonds" ne se ressemblent pas. Les "fonds de pension" ont pour vocation de rassembler et de placer l’épargne privée des salariés : comme le rappellent les auteurs, ce sont de "grosses tirelires" que leur gestion traditionnelle rend somme toute fréquentables. Viennent ensuite les hedge funds ou fonds spéculatifs, dont le métier consiste à dégager des plus-values en monétisant des paris sur l’évolution des écarts de valorisation de divers titres. Bien qu’ils aient tout aussi mauvaise presse, le métier des fonds d’investissement (ou private equity), personnages centraux de ce livre, est très différent. Leur spécialité, dont l’invention est généralement datée des années 1980, c’est le LBO (leveraged buy-out). Une opération de LBO consiste à racheter la majorité voire la totalité des actions d’une société grâce à un fort endettement afin d’en devenir le seul maître et d’y mener une politique d’amélioration des résultats permettant, à moyen terme, une juteuse plus-value sur la revente. Ses thuriféraires n’y voient que des gagnants : les actionnaires initiaux, dont les titres sont achetés au-dessus de leur valeur de marché, les bailleurs de fonds, qui profitent de retours sur investissement allant parfois au delà des 20%, l’économie dont le renouvellement du tissu industriel se trouve accéléré, et bien sûr les gestionnaires des fonds et les dirigeants d’entreprises qui peuvent espérer un enrichissement spectaculaire, voire, pour les premiers, une entrée dans la mythologie capitaliste. Pour leurs contempteurs   , les LBOs sont autant de victoires de la spéculation financière sur les logiques industrielles, autant d’entorses à un juste partage de la valeur (entre capital et travail) et à la solidarité nationale (une des sources de la rentabilité de ces opérations provenant de l’optimisation fiscale) et autant d’emplois détruits. L’une des qualités de ce livre est de donner la parole à l’ensemble des parties prenantes, en relatant aussi bien la success story des Blakstone, KKR (Kohlberg-Kravis-Roberts) ou TPG (Texas Pacific Group) que la colère de syndicalistes d’entreprises "sous LBO" face à l’intensification du travail et la captation de valeurs au profit exclusif de l’actionnaire. D’un bout à l’autre de la chaîne, l’on passe de "l’appartement de 26 pièces en triplex sur Park Avenue" d’Henry Kravis, le deuxième K de KKR et "l’un des princes de l’argent des années 2000", au siège social typique d’une entreprise sous LBO, "perdu dans une banlieue triste, au cœur d’un lacis d’échangeurs routiers". En multipliant les interlocuteurs et les lieux d’investigation, les auteurs parviennent donc à esquisser un panorama saisissant des acteurs et des pratiques. Mais l’ambition d’exhaustivité et de pluralité ne va pas sans risques.


"Nouveaux barbares"...

Le premier est qu’à force d’endosser les points de vue de chacun, les auteurs rendent peu lisible le leur propre. Le titre du livre, et le tout aussi peu flatteur vocable de "nouveaux barbares" fréquemment accolé aux professionnels du private equity, s’ils augurent du ton corrosif de l’ouvrage, peuvent laisser penser que le lit des auteurs est fait d’avance. En réalité, il s’agit là moins de l’expression d’une opinion étayée par l’enquête que de la reprise parfois maladroite d’un langage indigène.  Le terme de barbare ne saurait certes être présenté comme une louange, mais appliqué aux stars du private equity, son accentuation est très différente dans la bouche d’un pair, d’un banquier old school ou d’un syndicaliste. Pour le dernier, les barbares, ce sont des hommes sans foi ni loi autre que celle du profit maximum. Le premier laissera peut-être affleurer une pointe d’admiration devant tant de détermination et d’âpreté au gain. Le problème dans ce livre est que loin de livrer les clés permettant de trancher la polysémie du terme, les auteurs versent parfois dans la surenchère, confondant sous la même étiquette et selon les contextes les fonds d’investissement, les hedge funds, les banquiers d’affaires ou les actionnaires activistes.

Le second risque d’une telle juxtaposition des points de vue est d’empêcher toute confrontation des antagonismes autour de données homogènes et reconnues par tous comme légitimes. À leur décharge, en dehors de commandes émanant de l’industrie même du LBO et qui doivent être prises avec des pincettes, une évaluation détaillée des implications des LBOs dans les années 2000 reste à produire. Mais ne pas faire état des attendus et des intérêts servis par un discours revient à les placer tous sur un pied d’égale importance. Au final, aucune démarcation claire n’est dressée entre le sort de Werner Seifert, "sorte de parrain des affaires allemand façon Claude Bébéar" forcé de démissionner de la présidence de la Deutsche Börse par l’activiste Chris Hohn, et celui des employés de base ballotés de propriétaire en propriétaire. L’ouvrage se contente donc souvent d’emmener le lecteur au fil d’une tératologie édifiante et d’une écriture agréable. Il est regrettable que les principales lignes de problématisation ne soient que disséminées ici et là ou mentionnées en conclusion de l’ouvrage alors qu’elles auraient mérité d’en constituer les préalables. De ce fait, plusieurs angles morts subsistent dans ce livre.


... prédateurs féroces...

Les auteurs cèdent parfois à la rhétorique du surhomme de l’investissement qu’ils s’attachent par ailleurs à déconstruire,  car en n’expliquant pas en quoi ils sont tout autant des produits que des producteurs de leur environnement économique, ils donnent parfois l’impression qu’ils ne créent du profit qu’en vertu de leur nature de "prédateurs". Ainsi, s’ils décrivent comment l’industrie du LBO a engrangé ses premiers profits en démantelant des conglomérats pour s’emparer de leurs divisions, les rendre plus compétitives et encaisser une plus-value à la revente, une pratique proche de celle de la vente d’immeubles à la découpe, ils n’en explicitent qu’allusivement la motivation économique. Le potentiel de croissance de la valeur des actifs, sur lequel les fonds font leur marge, est proportionnel à leur sous-utilisation par leurs détenteurs initiaux. Une explication possible est que les fonds ont profité des politiques d’investissement irresponsables des géants inefficaces que sont les conglomérats. À cela s’ajoute le levier de la dette, qui augmente mécaniquement le retour sur fonds propres, et la réaction favorable des marchés aux attaques contre les conglomérats (ce que les économistes appellent le conglomerate discount, la pénalité de conglomérat). L’autre explication, complémentaire mais plus familière, plus polémique et potentiellement plus dramatique, est que les fonds, comme le formule l’un des interviewés, "font le sale boulot". Moins enracinés, ils auraient moins de réticences à trancher dans le vif. L’on peut regretter que les auteurs ne prennent pas prétexte des nombreux cas d’espèce qu’ils nous livrent pour tenter une évaluation relative des vices et vertus du private equity. Les fonds doivent-ils leur succès à leur talent à détecter les activités prometteuses ou à leur peu de scrupules à priver les salariés, les dirigeants et les autres actionnaires de leur part du gâteau ? Peut-on déplorer que des activités en fin de cycle soient parfois forcées à un atterrissage brutal sans examiner le rôle potentiellement bénéfique d’apporteur de capital des fonds ? Est-il si évident de choisir entre l’impérialisme des dirigeants et la dictature des actionnaires ?

Le matériau fourni par les auteurs permet cependant de resituer les fonds d’investissement dans leur écosystème. Les auteurs relatent ainsi l’offensive de Vincent Bolloré sur Havas, et la façon dont le fonds Xcelera a été dans un premier temps "appelé à la rescousse" par Jacques Séguéla, dans une passe d’armes finalement remportée par l’homme d’affaires breton. Cet épisode relativise la "férocité" des fonds, auxquels les raiders traditionnels n’ont sûrement rien à envier, mais discrédite aussi quelque peu l’usage systématique du vocabulaire de la chasse, de la guerre et de la flibuste dans la description des rapports entre les fonds et le reste de la communauté des affaires. Loin de partir systématiquement à l’abordage des conseils d’administration, les fonds sont parfois sollicités par les dirigeants : dans l’épisode Havas notamment, comme réponse fonctionnelle à la stratégie d’un raider. L’exceptionnalisation des fonds peut nuire à la clarification de leur rôle et de leur fonctionnement. Ainsi de leurs liens avec les banques. Comme le montrent bien les auteurs, ce qui a permis le boom du private equity est l’ère de l’argent facile, c'est-à-dire de la dette bon marché, du début de la décennie, soutenue par l’innovation financière et de faibles taux d’intérêt. Les banques profitent ainsi des fonds pour externaliser leurs risques et obtenir des credit ratings de première qualité. Ce type d’artifice, dans la mesure où il rend indéchiffrable la carte du risque dans l’économie, est éminemment en cause dans le gonflement de la bulle immobilière aux États-Unis puis dans son éclatement à l’été 2007. Mais alors que les fonds sont présentés comme les principaux propagateurs de la crise, celle-ci est décrite comme la plus classique des crises d’origine bancaire : le crédit bon marché a artificiellement conduit à un surinvestissement, c'est-à-dire à un équilibre très fragile aux variations des taux d’intérêt ou à une révision des croyances quant au degré de risque porté par l’investissement. Outre le passage sous silence du rôle de l’industrie de l’évaluation du risque, il est bien sûr difficile sur ces bases d’imputer des responsabilités.


...ou agents révolutionnaires ?

Ceci dit, si les fonds d’investissement ne doivent pas être exagérément exceptionnalisés, ils illustrent bien en quoi les marchés financiers induisent une transformation incessante des structures économiques. Sous ce jour, les qualifier de barbares n’est pas dénué de finesse : le barbare est aussi la première figure historique de l’agent révolutionnaire. Or, comme les barbares forcent les frontières de l’Empire et en disloquent les structures, les fonds portent un défi aux pouvoirs économiques et politiques établis. Car ils sont à l’affût des défauts de gouvernance et des stratégies erratiques, ils contribuent par leur seule existence à discipliner ceux que leur profondeur financière ou leurs connexions politiques semblent mettre à l’abri. C’est précisément cela que les actionnaires activistes, présents dans l’ouvrage à travers Colette Neuville, labellisent "discipline de marché", dont les fonds participent  et qui correspond à l’hypothèse d’efficience des marchés financiers : "le capitalisme génère les remèdes à ses propres défauts, estime-t-elle. Pour les défauts de gouvernance, il y a les activistes, pour les défauts de marché ce sont les arbitragistes. On a tort de les clouer au pilori"   . Cette médaille a son revers, cependant. En présentant l’activité des fonds comme un espoir de rupture vis-à-vis d’un système supposément ploutocratique, l’on pointe plus généralement leur faculté à remettre en cause les statu quo quels qu’ils soient. La raison actionnariale pousse à "faire le sale boulot" aussi bien à l’assemblée générale qu’au département des ressources humaines. Comme l’ont théorisé les économistes américains Andrei Shleifer et Lawrence Summers   , quand une entreprise change de propriétaire, il peut s’ensuivre une rupture des "contrats implicites" liant l’ensemble des parties prenantes et une distribution nouvelle de la valeur ajoutée, plus favorable au capital. En accélérant le mouvement, les fonds contribuent à la fois aux bouleversements des structures productives et aux transformations du rapport entre capital et travail.

Ces enjeux sont esquissés par les auteurs dans la conclusion de l’ouvrage. Pas dupes de la rhétorique de la "transparence" et de la "moralisation", ils diagnostiquent un singulier manque de "contre-pouvoirs" à la "cupidité" des fonds d’investissement. L’appel à la contrainte politique fait cependant bon marché du rôle de la réglementation. Il empêche de comprendre les comportements des fonds comme des réponses à des incitations existantes. Ce n’est pas parce qu’ils sont plus rapaces qu’ils pratiquent plus frénétiquement que des acteurs moins atypiques du capitalisme l’optimisation fiscale, mais parce qu’il est dans la nature de l’innovation financière privée de prospérer grâce à l’imperfection de la régulation systémique. La finance sert d’ailleurs à cela : abattre les obstacles à l’exploitation des opportunités de profit, rendre caduques les limitations. Peu importe qu’il faille arbitrer des erreurs privées ou des décalages entre espaces économiques. La peinture d’un monde économique en mutation que livrent les auteurs ouvre au final la question de la (re)définition du cadre réglementaire et systémique de la dynamique de destruction créatrice engendrée par les marchés financiers.


* À lire également sur nonfiction.fr :

- l'article d'Éric Monnet "Faut-il brûler Alan Greenspan ?", qui  revient sur la question des responsabilités de l'ancien président du conseil de la Banque centrale américaine.

- la critique du livre de Jérôme Glachant, Jean-Hervé Lorenzi, Philippe Trainar (dir.), Private equity et capitalisme français (La Documentation française), par Luc Goupil

- la critique du livre d'Augustin Landier et David Thesmar, Le grand méchant marché (Flammarion), par Patrick Cotelette.

- la critique du livre d'Olivier Godechot, Working Rich. Salaires, bonus et appropriation du profit dans l'industrie financière (La découverte), par Luc Goupil.

- la critique du livre de Jacques Hamon, Bertrand Jacquillat et Christian Saint-Etienne, Consolidation mondiale des bourses (Conseil d'Analyse Economique), par Mahdi Ben Jelloul.

- la critique de l'ouvrage collectif Comprendre la finance contemporaine (La découverte), par Jérémie Cohen-Setton.

 


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