Dans le prolongement de son livre "Les Traders", Olivier Godechot analyse avec "Working Rich" les mécanismes de l'attribution de bonus démesurés aux stars du trading, en considérant les attributs des acteurs et la structure de leurs relations.


En prolongeant son travail sur Les traders (La découverte, 2001) vers la question politiquement et symboliquement brûlante des bonus démesurés versés aux stars de l'industrie financière, le sociologue Olivier Godechot, spécialiste des marchés financiers, nous offre un livre sur l'économie qui, par de nombreux aspects, se mesure aux meilleurs livres d'économie et dont l'intérêt dépasse la dimension sensationnelle de son sujet.

En renvoyant ces rémunérations apparemment aberrantes à des jeux de pouvoir complexes entre salariés au sein même des firmes et à la capacité qu'ont ces acteurs de légitimer leurs rétributions, cet ouvrage fournit la démonstration qu'une démarche combinant habilement sociologie, économie et science politique peut battre en brèche les justifications avancées aussi bien par le discours managérial que par la théorie économique standard, sans pouvoir être taxée ni de naïveté par la première ni de manque de rigueur par la seconde.

Olivier Godechot s'appuie sur les modèles de négociation issus de la théorie économique, en les enrichissant et en leur donnant chair (par des entretiens et des observations in situ) pour expliquer ces rémunérations hors du commun. Il fait ainsi se rencontrer autour du concept central de son analyse, le hold-up, les réactions spontanées des acteurs et les développements récents de l'analyse économique des institutions. Le hold-up désigne la situation où un acteur économique, ayant investi dans un actif difficilement redéployable, se voit exposé à un chantage de la part de son partenaire : réviser les termes de l'échange ou rompre la relation et lui faire perdre la valeur de son investissement. Les traders, dont l'activité correspond à une personnalisation, et même une forme d'incorporation des actifs de l'entreprise (sous forme de carnets d'adresses et de connaissances spécifiques) possèdent un tel pouvoir de nuisance à grande échelle. Cela explique pourquoi des entreprises peuvent être amenées à leur verser des bonus sans commune mesure avec ce qui suffirait à motiver un salarié ordinaire. Le marché du travail financier se caractérise comme un marché de transfert d'actifs, fonctionnant un peu comme celui des footballeurs, et pour des montants comparables. Le paradoxe qui donne son titre à l'ouvrage trouve en définitive son explication dans la nature hybride des stars du trading. Etant indissociablement des salariés, des (quasi-)détenteurs d'actifs et des actifs eux-mêmes, ils déroutent les catégories usuelles d'analyse des conflits de répartition de la valeur ajoutée, héritées de l'opposition marxiste entre capital et travail.

Grâce à une approche originale du pouvoir, prenant aussi bien en compte les acteurs en eux-mêmes que la structure de leurs relations, ce livre enrichit la compréhension des mutations récentes du salariat contemporain. Il éclaire les modalités de l'exploitation du travail immobile par celui des plus mobiles, se situant par là dans le prolongement empirique du Nouvel Esprit du Capitalisme (selon le titre du livre influent de Luc Boltanski et Eve Chiapello), qui avait analysé la justification de ces pratiques par le discours managérial. Enfin, il donne une explication possible de la montée récente des inégalités mise en évidence par une étude récente et médiatisée de Camille Landais.

 

* À lire également sur nonfiction.fr :

- l'article d'Éric Monnet "Faut-il brûler Alan Greenspan ?", qui  revient sur la question des responsabilités de l'ancien président du conseil de la Banque centrale américaine.

- la critique du livre de Jérôme Glachant, Jean-Hervé Lorenzi, Philippe Trainar (dir.), Private equity et capitalisme français (La Documentation française), par Luc Goupil

- la critique du livre de Solveig Godeluck et Philippe Escande, Les pirates du capitalisme (Albin Michel), par Luc Goupil.

- la critique du livre d'Augustin Landier et David Thesmar, Le grand méchant marché (Flammarion), par Patrick Cotelette.

- la critique du livre de Jacques Hamon, Bertrand Jacquillat et Christian Saint-Etienne, Consolidation mondiale des bourses (Conseil d'Analyse Economique), par Mahdi Ben Jelloul.

- la critique de l'ouvrage collectif Comprendre la finance contemporaine (La découverte), par Jérémie Cohen-Setton.