Marc-Olivier Padis : Nous y pensons depuis plusieurs années. Nous avions déjà eu des propositions diverses. Des éditeurs britanniques qui fédèrent beaucoup de revues nous ont démarché il y a six ou huit ans, pour qu’on leur donne le fonds qu’ils se chargeraient de numériser. Nous avons préféré maîtriser nous-mêmes notre rapport au numérique.
Notre démarche a été d’abord de lancer notre site Internet en 2002, ce qui nous a permis d’apprivoiser l’outil numérique. Ce site a été lancé dans l’idée de maintenir un lien régulier avec des lecteurs occasionnels, qui veulent se tenir au courant, ou qui veulent nous découvrir (nous avons mis sur le site un historique de présentation de la revue). Il est focalisé essentiellement sur le numéro en cours et oriente, du point de vue commercial, vers l’achat du papier. L’idée est celle d’un site Internet renvoyant au papier, pour permettre une complémentarité entre papier et Internet.
Une fois que nous avions constaté que le pari fonctionnait, qu’il permettait de susciter l’intérêt d’un autre type de lectorat, nous nous sommes dit que l’étape suivante était de procéder à la numérisation du fonds. Nous avions alors deux options : soit on refaisait le site Internet en mettant tout, soit on faisait un DVD. Nous avons retenu cette dernière option, sans s’interdire des évolutions ultérieures. Une des leçons que l’on a tirées du site est que s’il est important d’y être, de suivre le mouvement du numérique, nous n’avons cependant pas besoin d’être à l’avant-garde. Nous avons fait notre site en notre temps, nous le faisons évoluer régulièrement, mais ce n'est pas à nous de pronostiquer ce que sera Internet dans cinq ou dix ans ; nous nous adapterons.
Si nous avons choisi le DVD plutôt qu’un site Internet c’est parce que nous voulons valoriser l’aspect collectif du travail et l’aspect "collection complète", c’est-à-dire le travail des rédactions successives qui consiste à assembler des articles les uns avec les autres, soit au sein d’un dossier, soit hors-dossier mais au sein d’une continuité, avec des réponses d’un mois ou d’une année sur l’autre. Il nous a semblé que la meilleure façon de montrer des échos internes dans le travail de la revue était de s’appuyer sur un support unique, physique, un DVD, qui matérialise cette unité. Dans la navigation, nous avons favorisé la circulation interne, soit au sein d’un numéro, soit entre plusieurs numéros. Au sein d’un numéro en affichant systématiquement le sommaire de celui-ci à côté de l’article lu. L’autre astuce de circulation est de faire apparaître systématiquement la fonction "autres articles du même auteur", qui invite à nouveau à la circulation, selon un autre parcours. Le passage au numérique, nous semble-t-il, peut conduire à isoler les articles. Nous essayons, au contraire, dans notre travail, de rassembler des choses hétérogènes, des auteurs différents, des disciplines différentes, des générations différentes ; ce n’est donc pas pour dissocier ensuite le tout, "à la découpe".
Nous essayons de favoriser cela aussi sur Internet, puisque lorsque quelqu’un recherche un article nous faisons apparaître dans les résultats les autres articles du même auteur ou les autres articles sur un thème proche. Pour nous, la plus-value de l’outil numérique, c’est cette capacité de circulation et de navigation très originale.
nonfiction.fr : À quel public vous adressez-vous d’abord ? Les bibliothèques, les abonnés les plus fidèles ?
Marc-Olivier Padis : Il y a les gens qui connaissent bien la revue, qui sont abonnés, mais qui ne disposent pas de la collection complète. Pour ma part, par exemple, je n'avais jamais vu certains numéros. Ces lecteurs seront sensibles à l'aspect "collection intégrale", c'est pourquoi d'ailleurs nous avons conçu un objet un peu "collector", à garder dans sa bibliothèque. Mais nous visons aussi les bibliothèques, les centres de recherche, les institutions, qui peuvent être intéressés par le fonds.
nonfiction.fr : À combien d’exemplaires a-t-il été tiré ?
Marc-Olivier Padis : Nous avons tiré à 1 000 exemplaires. Nous avions lancé une souscription, qui nous a permis d’en vendre la moitié. Quand nous aurons épuisé cette première version, nous pourrons en proposer une qui sera compatible Mac.
Olivier Mongin : Notre démarche, finalement, s'inscrit dans la suite de notre manière de faire la revue écrite. Outre la conviction partagée d’une complémentarité entre le numérique et l’écrit, nous avons aussi voulu travailler à partir du présent. Notre inquiétude était de présenter des "archives", d’enfermer la revue dans une image muséographique. Si nous avions numérisé progressivement, nous serions partis de 1932 pour remonter à aujourd’hui, alors que notre pari est plutôt de partir d’aujourd’hui pour nous projeter dans la mémoire de la revue et la retravailler, ce qui supposait effectivement de tout présenter d'un coup.
Nous ne faisons pas de l’histoire intellectuelle classique. L’intérêt du DVD est de revaloriser des figures qui ont été secondarisées dans l’histoire de la revue ; l’histoire intellectuelle telle qu’elle est pratiquée tient toujours à une idéologie, à un personnage, à un fondateur. Ce qui m’a la plus passionné et séduit est qu’on ait évité de faire un "lieu de mémoire". Nous nous méfions de cette image patrimoniale qui concentrerait l’histoire de la revue autour de quelques figures privilégiées. L'histoire de la revue ne garde tout son sens qu’à dynamiser notre lecture du présent, à reprendre des thèmes et des thèses à partir de nos questions. L’idée n’est pas d’emmagasiner, mais de pouvoir tirer profit du passé pour redynamiser les choses. Ce DVD révèle des trésors de guerre invraisemblables, des figures dont l'importance émerge, je pense notamment à Jean Cayrol. On redécouvre aussi l’aspect initiatique de la revue, en voyant le nombre de gens qui sont "passés par la revue". Tous les éléments qui font une revue apparaissent clairement à travers le DVD.
nonfiction.fr : Le choix du DVD répond donc à plusieurs soucis : le souci d’avoir un objet, quelque chose qui marque l’identité de la revue, mais en même temps montrer que cette identité n’est pas figée, est un rapport dynamique à une histoire et pouvoir alors interroger les savoirs du passé, naviguer avec eux, pour s’inscrire dans le développement de l’histoire de la revue.
Olivier Mongin : Tout ceci, nous l’avons découvert progressivement. Nous ne sommes pas dans un débat sur la technique, mais dans un débat strictement intellectuel : en quoi ce DVD nous permet un élargissement de notre mémoire et de notre rapport à la revue ? Cela permet aussi de désindividualiser les textes. Chaque article sur le DVD renvoie à un sommaire, donc l’article est toujours dans un environnement, il y a toujours derrière lui un paysage intellectuel, ce qui éloigne de l’idée d’une histoire intellectuelle où prend place l’auteur isolé avec un grand A, plus ou moins génial. Il y a contiguïté et simultanéité, ce qui est vraiment passionnant.
>> L'entretien est en sept parties :
- Première partie : Parution de la collection intégrale en DVD
- Deuxième partie : Une histoire intellectuelle du siècle
- Troisième partie : Le rôle de l'intellectuel généraliste
- Quatrième partie : Démocratie et religion, des objets d'étude privilégiés
- Cinquième partie : Esprit et son environnement : les autres revues, le lectorat, la politique
- Sixième partie : Organisation et fonctionnement de la revue
- Septième partie : La revue en chiffre et les perspectives d'avenir
* Pour aller plus loin :
- Notre entretien avec Jean-Claude Casanova, directeur de la revue Commentaire
- La critique du livre dirigé par Jean Baudouin et François Hournant, Les revues et la dynamique des ruptures (Presses universitaires de Rennes), par François Quinton.
Un recueil d'articles inégaux, réunis autour d'une problématique trop floue.